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07/05/2020

Les États face au coronavirus - Pays-Bas : le pari du "confinement intelligent"

Les États face au coronavirus - Pays-Bas : le pari du
 Christophe de Voogd
Auteur
Normalien, docteur en Histoire, professeur à Science Po

Chronologie

  • 6 mars : premier mort du Covid au Nord-Brabant
  • 12 mars : 5 morts. Premières mesures annoncées par le gouvernement : incitation au télétravail, interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes et des visites aux personnes fragiles.
  • 15 mars : 20 morts. Fermeture des lieux d’enseignement, des bars, restaurants, cafés, coffee-shops etc.
  • 16 mars : discours du Premier ministre évoquant "l’immunité de groupe".
  • 17 mars : mesures de soutien économique : reports fiscaux, chômage partiel, garanties publiques des emprunts bancaires, allocation aux auto-entrepreneurs.
  • 20 mars : discours du roi Guillaume-Alexandre.
  • 23 mars : 213 morts. Durcissement des mesures de confinement :
    • interdiction des rassemblements jusqu’au 1er juin 2020 (au lieu du 1er avril), à l’exception des mariages et des funérailles à l´église. L’interdiction s’applique désormais également aux rassemblements de moins de 100 personnes.
    • obligation pour les magasins et les transports publics de prendre des mesures pour que les gens gardent leurs distances (1,5 mètre).
    • obligation pour des lieux tels que les villages vacances (vakantieparken) de prendre des mesures pour maintenir une distance de 1,5 mètre entre chaque personne. Si cela n’est pas possible, les municipalités pourront fermer ces lieux.
    • possibilité pour les maires d’interdire l’attroupement dans certaines zones telles que les parcs, plages ou quartiers.
    • interdiction d’exercer pour les coiffeurs, les esthéticiennes et les autres personnes de professions dites "de contact" dans le domaine des soins externes jusqu’au 6 avril. Les kinésithérapeutes devront, dans la mesure du possible, privilégier la téléconsultation.
    • obligation pour les personnes ayant des symptômes de toux (même légers) et/ou de rhume de rester chez elles. Si une personne a de la fièvre, tous les membres du ménage doivent rester chez eux.
    • interdiction de sortir en groupe. Limitation également à domicile : trois personnes au maximum en visite et en respectant les distances recommandées.
  • Fin mars-début avril : pic de l’épidémie.
  • 31 mars : 1 039 morts. Prolongation des mesures jusqu’au 28 avril.
  • À partir du 10 avril : le chiffre des décès journaliers décroît
  • 21 avril : 3916 morts. Prolongation de la plupart des restrictions jusqu’au 19 mai, des rassemblements importants jusqu’au 1er septembre et annulation de la saison de football mais assouplissement des mesures de confinement pour les enfants, les adolescents et les sportifs. Annonce de la réouverture progressive des écoles (à partir du 11 mai) et des collèges/lycées (à partir du 2 juin)
  • 27 avril : nouveau discours du roi à l’occasion de la fête nationale.
  • 30 avril : 4 795 morts. Le nombre de morts par jour a été divisé par deux en trois semaines.
  • 6 mai : 5 204 morts. Le gouvernement annonce une "feuille de route" jusqu’au 1er septembre pour le déconfinement. Le mot d’ordre devient "Rester chez soi en cas de symptômes et éviter la foule". Accélération de l’ouverture des commerces et lieux publics : 11 mai pour les coiffeurs et les auto-écoles ; 1er juin pour les bars, cafés restaurants, cinémas (30 clients maximum) et obligation du masque dans les transports. 1er juillet : enseignement supérieur, campings et parcs de vacances. 1er septembre (sous réserve) grands rassemblements sportifs, saunas et travailleurs du sexe.

Analyse

Les Pays-Bas présentaient au début de l’épidémie un "tableau clinique" proche de celui de leurs voisins d’Europe du Nord.

Les Pays-Bas présentaient au début de l’épidémie un "tableau clinique" proche de celui de leurs voisins d’Europe du Nord : premiers cas autochtones en février, à partir d’un cluster persistant (ici le Nord-Brabant). Premiers morts début mars. Ici aussi, pénurie de masques, de tests, de lits de réanimation et de respirateurs dans une économie très tournée vers les services ; où, de plus, le secteur public, notamment l’hôpital, a connu de vraies restrictions budgétaires.

Les Pays-Bas consacrent ainsi 9,9 % de leur PIB à la santé, pourcentage inférieur à celui de la France ou de l’Allemagne. Il ne faut toutefois pas en tirer des conclusions hâtives : en dépenses de santé par habitant, le pays reste dans le peloton de tête européen, en raison de la richesse du pays (3ème PIB par habitant de l’Union européenne).

De "l’immunité collective" au "confinement intelligent" : revirement ou stratégie constante ?

C’est aussi à la mi-mars (entre le 12 et le 23 précisément) que s’est mise en place la réponse à la crise :

  • interdiction des rassemblements de foule puis fermeture de tous les lieux d’enseignement, de convivialité et de distraction, des écoles aux… coffee-shops, Pays-Bas obligent ;
  • couverture jusqu’à 90 % des salaires par le recours au chômage partiel et soutien sans limite ("whateverit takes") par des mesures fiscales et des garanties bancaires massives à une économie exportatrice particulièrement exposée à l’effondrement des échanges internationaux, une économie où de puissantes multinationales (Shell, Unilever, Philips, Akzo Nobel) côtoient une myriade de micro-entreprises, menacées subitement d’asphyxie.

Au début de la crise, le premier ministre libéral, Mark Rutte, au pouvoir depuis 10 ans, avait provoqué des réactions sceptiques, en évoquant l’objectif de "l’immunité collective" (groepsimmuniteit). Bien des observateurs - surtout à l’étranger - ont alors cru à une politique "à la britannique" (première manière), faisant la "part du feu" - la population vulnérable - pour préserver avant tout l’économie. Mais cette interprétation ne prend pas en compte les mesures de restrictions adoptées avant même le discours de Rutte, et durcies dès la semaine suivante.

Elles ont visé, ici comme ailleurs, à ralentir au maximum la propagation du virus, afin d’éviter la submersion des services de réanimation dans un contexte de pénurie relative de biens médicaux. Aussi, le Premier ministre a-t-il rapidement changé de vocabulaire pour placer la politique nationale sous le signe du "confinement intelligent" (intelligentelockdown). La population a été fermement invitée à rester chez elle (thuis blijven !), à télétravailler, à ne pas sortir à plus de deux personnes ; et la police, autorisée à verbaliser les contrevenants. Des interdictions formelles ou des restrictions sévères ont été édictées pour tout rassemblement, des manifestations sportives aux cérémonies funéraires. Les visites dans les hôpitaux et les maisons de retraite ont été proscrites. Les "métiers de contact" (coiffeurs, manucures) ont été suspendus. Comme en France, bars, cafés et restaurants ont même été fermés le soir même des annonces gouvernementales du 15 mars.

Mais, de l’autre côté, tous les espaces publics, des parcs aux plages, sont restés accessibles - sauf considération locale à la décision des maires ; aucun formulaire d’autorisation de sortie ou de voyage n’est requis ; on note une attitude plus pédagogique que répressive de la police ; il faut souligner le maintien de nombreux commerces, même "non essentiels" : les coffee-shops, officiellement fermés, se sont même organisés en take away…  Le choix, les impératifs, et surtout la responsabilité de chacun sont les critères ultimes de la poursuite (ou non) de sa mobilité comme de son activité. Le maître mot, devenu un véritable slogan dans la communication gouvernementale, est désormais l’impératif de la "distanciation sociale" appelée à devenir durable dans "la société du mètre et demi".

Tous les espaces publics, des parcs aux plages, sont restés accessibles ; aucun formulaire d’autorisation de sortie ou de voyage n’est requis ; on note une attitude plus pédagogique que répressive de la police.

Au-delà des mots et du détail des mesures, l’option fondamentale de cette politique reste la même depuis deux mois. Les Pays-Bas tentent, avec leurs ressources matérielles et morales, d’"aplanir la courbe" des contaminations et surtout des hospitalisations, quitte à accepter la prolongation de l’épidémie, possibilité évoquée par le Roi lui-même. Un modèle qui contraste autant avec le confinement strict de la plupart des pays européens qu’avec la "voie suédoise" ou la cacophonie américaine. Les Pays-Bas ont-ils voulu réaliser à l’échelle nationale une synthèse de la solution allemande entre confinement strict de certains Länder et souplesse berlinoise ? À cette grande différence près que les Pays-Bas ne disposent ni des tests virologiques ni des moyens industriels allemands.

Le choix retenu vise en tout cas à préserver l’avenir, au-delà de l’impératif sanitaire immédiat, à travers trois objectifs :

  •  éviter la thrombose économique menaçant les pays à confinement strict ;
  •  rendre le passage moins brutal du confinement au déconfinement ;
  •  permettre enfin un retour en arrière plus aisé en cas de reprise de l’épidémie.

De fait, le déconfinement a été amorcé dès le 21 avril avec l’assouplissement du confinement des enfants et des adolescents et l’annonce de la réouverture partielle et progressive des écoles primaires à partir du 11 mai, et du secondaire à partir du 2 juin.

Des résultats contrastés, des interrogations croissantes, mais un consensus maintenu

Avec plus de 5 200 morts début mai 2020, le bilan sanitaire de cette politique n’est pourtant pas enviable, d’autant que les statistiques ne prennent en compte que les morts à l’hôpital et non celles des très nombreuses maisons de retraite, médicalisées ou non, d’une population vieillissante. Et, dans les faits, les plus de 80 ans ne sont pas admis en réanimation. Un choix qui ne semble pas contesté par l’opinion, mais qui pourrait être lourd de conséquences humaines et politiques au moment du bilan final. Le poids déterminant des médecins dans la décision publique, à travers le RIVM, l’Institut national de santé publique et de l’environnement et l’Outbreak Management Team (OMT), l’organe consultatif installé auprès du gouvernement, est aussi mis en cause.

Dans un pays à très forte tradition parlementaire, les ordonnances du gouvernement - qui a refusé de déclarer l’état d’urgence - ont été prises sans vote d’habilitation des députés.

Plus encore, dans un pays à très forte tradition parlementaire, les ordonnances du gouvernement - qui a refusé de déclarer l’état d’urgence - ont été prises sans vote d’habilitation des députés, procédure sans précédent et qui pose un vrai problème constitutionnel, soulevé par de nombreux juristes et par l’opposition. Le gouvernement s’est engagé à le résoudre par le dépôt prochain d’une loi en urgence (spoedwet). Toutes ces interrogations expliquent que la satisfaction à l’égard de la gestion de la crise ait reculé de 88 % à 76 % entre la fin mars et la fin avril. Au début du mois de mai, les critiques se multiplient et l’on commence à se demander si "le confinement intelligent a été vraiment si intelligent".

Les Pays-Bas en effet se situent dans le haut du tableau de la mortalité due au Covid-19 en Europe, juste après la France, si l’on rapporte le nombre de morts à celui de la population (293 par million d’habitants). Le taux de létalité (12,5 %), faisant le rapport entre cas confirmés et décès, est même parmi les plus élevés du monde : mais il n’est guère fiable car il dépend de la part de la population testée, très faible aux Pays-Bas. Il faudra, ici comme ailleurs, attendre les chiffres de la surmortalité globale imputable à l’épidémie pour en avoir le cœur net. En revanche, le "confinement intelligent" a jusqu’ici évité le collapsus économique. Les réouvertures de grands magasins (IKEA, Bijenkorf) et d’usines (Nedcar) se multiplient. Mais les perspectives restent inquiétantes, vu l’impact inévitable d’une récession mondiale sur un pays aussi exportateur. L’hypothèse actuellement retenue pour 2020 par la Commission européenne est de - 6,8 % du PIB, recul impressionnant, mais qui reste inférieur à la moyenne prévue pour l’Union européenne.

Malgré les interrogations croissantes, le pays n’est en tout cas pas déchiré par les polémiques et la population suit encore ses dirigeants, qui, de leur côté, se déclarent ouverts aux suggestions et aux évolutions. De fait, le gouvernement a décidé d’accélérer les choses dans une "feuille de route" donnée le 6 mai. Même si le discours officiel insiste sur la responsabilité de chacun et la conditionnalité du calendrier ("si c’est possible"), le déconfinement est bel et bien enclenché, et plus tôt que prévu, notamment pour les bars et restaurants qui pourront rouvrir dès le 1er juin (sous conditions). Le caractère sacro-saint des vacances d’été aux Pays-Bas est respecté par la réouverture des campings dès le 1er juillet. L’on mesure ici l’utilité d’une approche qui, malgré des faiblesses évidentes (notamment en matière de tests et de masques), ne s’est jamais présentée comme "gravée dans le marbre".

L’atout d’une "société de confiance"

Pour expliquer cette souplesse et ce consensus, il faut s’intéresser à la "société de confiance" qui caractérise les Pays-Bas, comme toute l’Europe du Nord. Les indicateurs de la vie démocratique le montrent à l’envi dans toutes les études comparatives récentes, notamment celles de la Fondation pour l’innovation politique. La confiance dans les institutions a de quoi impressionner. Le sentiment que "la démocratie fonctionne bien" est partagé par 69 % des Néerlandais (contre 50 % en moyenne en Europe). La confiance affirmée à l’égard des institutions est entre 10 et 30 points supérieure à la plupart des pays : justice, police, armée, associations, écoles, hôpitaux recueillent ainsi entre 69 et… 94 % d’approbation. Des institutions déconsidérées, voire brocardées ailleurs, connaissent aux Pays-Bas une popularité majoritaire : il en va ainsi du gouvernement, du parlement, des syndicats et des médias. Mêmes les partis politiques ont la confiance de la moitié de la population.

Nul doute que cette confiance tient aussi à la bonne santé économique et budgétaire du pays depuis plusieurs années : chômage à 2,9 % de la population active, excédent budgétaire de 1,7 % et dette à 48,6 % du PIB, autant d’indicateurs qui dressaient un bilan très enviable à la fin de 2019. Et qui placent à l’évidence les Pays-Bas dans une meilleure position pour aborder aussi bien la crise que "le jour d’après".

Le sentiment que "la démocratie fonctionne bien" est partagé par 69 % des Néerlandais (contre 50 % en moyenne en Europe).

À ce jour, le pays emprunte encore à des taux négatifs et, dans le pire scénario des prévisionnistes, la dette publique, atteindrait "seulement" 74 % du PIB fin 2021. Donnée essentielle, si l’on veut comprendre les réticences néerlandaises pour venir en aide aux pays du Sud, a fortiori dans le cadre d’une mutualisation des dettes, dont ils seraient, avec les Allemands, les perdants évidents.

Au total, le pays aura opté pour une politique fondée sur le pragmatisme et le civisme (ou, diront certains, le conformisme et le contrôle social) qui sont les grands traits de la société néerlandaise. S’y mêlent l’héritage d’Erasme, celui de Calvin et un habitus solidaire forgé dans la lutte contre les eaux et de trop puissants voisins. La coopération très ancrée dans les mœurs nationales entre État et entreprises s’est avérée décisive sur la question vitale des biens médicaux dont l’approvisionnement d’urgence est géré par un consortium public/privé. De même, l’implication immédiate des maires dans les mesures de confinement traduit une longue pratique de dialogue entre autorités centrales et locales. À quoi s’ajoute le sens du compromis dans une vie politique fondée sur des coalitions : aujourd’hui, un ensemble de quatre partis, dominé par les libéraux du VVD, auxquels - signe des temps - est venu s’adjoindre, à titre individuel, Martin van Rijn, personnalité du parti travailliste (PvdA). Il a repris en main, le 23 mars, le redoutable poste des soins médicaux (Medische zorg), où son prédécesseur s’était épuisé. Il se pourrait bien qu’en temps de crise, un système de coalition, dans le cadre d’un suffrage intégralement proportionnel comme aux Pays-Bas, présente un avantage en termes de représentativité sur les systèmes à scrutin et parti majoritaires. Le gouvernement néerlandais ressemble désormais fort à un cabinet d’union nationale, même s’il penche clairement au centre-droit. Tout comme l’opinion publique, au demeurant.

Une coalition qui a aussi su bien gérer la parole publique, malgré quelques couacs : ici aussi, les masques ont été déclarés "inutiles", susceptibles même de provoquer un sentiment de "protection illusoire" ; ici aussi, la fermeture des écoles a été ordonnée, après avoir été exclue quelques jours plus tôt. La conférence de presse du 23 mars sur les mesures de confinement a été "désordonnée" (rommelig), d’après Mark Rutte lui-même. Mais, justement, et à plusieurs reprises, le gouvernement a reconnu erreurs et revirements. Il a fait preuve d’humilité, devant prendre, là encore selon le mot du Premier ministre, "avec 50 % de connaissance, 100 % des décisions".

Humilité qui n’exclut pas la solennité : fait sans précédent depuis 1973, le Chef du gouvernement s’est adressé solennellement à la nation le 16 mars, et le roi Guillaume-Alexandre est venu à deux reprises apporter un message de réconfort à son peuple. La qualité de leur parole, dans un pays pourtant peu porté à la rhétorique, a fait le reste, avec des discours brefs, énoncés avec le "nous" du collectif, dosant bien l’empathie et l’autorité, la mise en garde et l’espoir.

C’est pourquoi, à l’approche des élections générales prévues pour dans dix mois, Mark Rutte sort pour le moment renforcé de cette crise, qui lui aura fait gagner 30 points de popularité (75 % aujourd’hui), l’un des plus hauts scores des dirigeants occidentaux.

En somme, des résultats contrastés mais une résilience collective qui invitent à penser qu’avant de provoquer l’avènement d’un "nouveau monde", une crise aussi dévastatrice que celle du Covid-19 opère comme un "fait social total", pour reprendre le mot de Marcel Mauss, et révèle d’abord les forces et les faiblesses d‘une communauté.

 

Copyright : Remko DE WAAL / ANP / AFP

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