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17/05/2019

"Leçons de Lumières" : quel avenir pour l’Europe ?

Entretien avec Dominique Moïsi

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 Dominique Moïsi
Conseiller Spécial - Géopolitique

Alors que les élections européennes se tiendront du 23 au 26 mai prochain, Dominique Moïsi, conseiller spécial - Géopolitique à l’Institut Montaigne, publie Leçons de Lumières, appelant les jeunesses européennes à se réveiller : "Face aux crises actuelles, il n’existe qu’une seule réponse, l’Europe ; qu’une seule arme, l’esprit des Lumières". Entretien.

Selon le Baromètre des Territoires 2019, réalisé en partenariat avec Elabe, seuls 34 % des répondants (français) sont attachés à l’Union européenne - contre 73 % à la France. Existe-t-il une recette miracle pour relancer l’Europe ?

La désaffection à l’égard de l’Europe est profonde et ne date pas d’hier. Il n’existe pas de recette miracle pour relancer l’Union. Mais plus personne depuis le Brexit, et c’est déjà un progrès, ne souhaite la quitter. L’Europe souffre d’un grave déficit d’incarnation. Les "Grands d’Europe" n’ont pas souhaité avoir de rivaux à Bruxelles à la tête de la Commission ou du Conseil, or l’Europe a besoin, pour exister, et se relancer, de personnalités charismatiques à sa tête, d’hommes et de femmes choisis en raison de leurs mérites et non de leurs limites.

Quel peut être le rôle de la jeunesse - et notamment de la "jeunesse Erasmus" - dans la reconstruction de l’Europe que vous appelez de vos voeux ?

Les jeunes croient-ils encore à l’Europe ? Trois quarts des jeunes français disent qu’ils n’ont pas l’intention d’aller voter. Il y a de l’amour déçu chez certains, de l’indifférence ou de l’ignorance pour beaucoup. L’Europe apparaît à de trop nombreux jeunes comme une utopie  morte. Sans l’adhésion des jeunes, l’Europe n’a pas d’avenir. Pour éviter que l’Europe ne soit irrémédiablement "cassée", il faut développer une "pédagogie de la liberté" auprès de la jeunesse. Cela passe par l’enseignement obligatoire de l’histoire récente. On ne peut traiter rapidement et à la légère comme on le fait trop souvent la Seconde Guerre mondiale.

Quel rôle pour le couple franco-allemand ? A-t-il toujours la capacité d’être un moteur de l’Union européenne ?

Le couple franco-allemand demeure irremplaçable. L’expression de moteur est sans doute plus juste que celle de couple. Sans le moteur, une voiture ne peut démarrer. Il ne s’agit pas de trouver des alternatives, mais de trouver dans d’autres pays, comme les Pays-Bas ou la Suède, d’autres relais et partenaires privilégiés. La France et l’Allemagne sont animées par des nostalgies différentes : celle de la grandeur à la De Gaulle du côté français, celle du "confort protégé et douillet de la République de Bonn" du côté allemand. Il faut faire avec ce divorce de nostalgies, mais c’est difficile.

Quelles valeurs européennes, ou quelles "Lumières" avons-nous encore en commun à travers le continent ?

"Il n’y a pas d’Europe sans les Lumières, et pas de Lumières sans l’Europe" écrivait Tzvetan Todorov, l’essayiste français d’origine bulgare. Les valeurs de l’Europe passent par le respect des droits de l’Homme, le culte de la liberté, le respect de l’autre, l’ouverture à l’autre et plus encore le règne de la raison. La vision populiste de l’Europe repose sur un mensonge quand elle prend le contre-pied de ces valeurs tout en se prétendant européenne. La réconciliation est à l’origine de la construction européenne. Elle est le produit direct d’une vision chrétienne humaniste et non pas "traditionaliste", ouverte et non fermée.

Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle Guerre Froide qui ne dit pas son nom entre un Est encore plus à l’Est, et un Occident morcelé ? Le cas échéant, en quoi se différencie-t-elle de celle que nous avons connue dans la seconde moitié du XXème siècle ?

La situation géopolitique actuelle évoque la Guerre Froide, mais il existe des différences significatives entre le présent et les années 1945-1990. La rivalité entre les Etats-Unis et la Chine qui s’est substituée à la compétition d’hier entre les Etats-Unis et l’URSS passe par l’économie et le commerce, et ne se traduit pas seulement par une course aux armements. De plus, les cartes de la Chine sont très supérieures à celles de l’URSS. Néanmoins, on ne saurait exclure une "guerre chaude" entre Washington et Beijing, sur la question de Taiwan par exemple.

Vers qui l’Europe peut-elle se tourner pour combler son "manque d’Amérique", dont l’élection de Donald Trump est un symptôme ?

L’Europe ne peut à terme compter que sur elle-même. L’Amérique n’est plus l’Amérique et la Russie demeure proche par son comportement, sinon par ses moyens, de ce qu’était l’URSS. Quant à la Chine, elle est autant un rival qu’un partenaire. Il n’y a pas de renversement d’alliance possible. L’Europe est en première ligne de tous les défis géopolitiques de l’Est au Sud, à elle de décider si elle veut demain être à la table ou au menu des grands, un acteur ou un simple objet de convoitise.

Que peut-on attendre des élections européennes qui se tiendront du 23 au 26 mai prochain ?

Les prochaines élections européennes sont les plus importantes que l’Union ait connu depuis quarante ans. Il s’agit d’éviter que le projet européen ne soit définitivement cassé. Est-ce possible ? La réponse est "oui". Le Rassemblement National peut l’emporter en France, pas les partis populistes dans la grande majorité des pays européens. Plus qu’un événement, l’élection à venir s’inscrit dans un processus. Peut-il freiner ou bloquer la remise en cause de la démocratie représentative ou accélérer son déclin ? L’Histoire le dira. Le taux d’abstention, s’il est proche ou supérieur à 60 % dans un pays comme la France, sera l’un des éléments décisifs de la réponse à cette question. Le camp des démocrates peut-il encore se remobiliser ? Il faut concilier lucidité et volonté. La partie n’est perdue que lorsqu’on se résigne à ce qu’il en soit ainsi.
 

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