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06/10/2022

Le risque systémique revient-il hanter l'Europe ?

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Le risque systémique revient-il hanter l'Europe ?
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

Le Comité européen du risque systémique a fait part, le 22 septembre dernier, de ses inquiétudes sur la résurgence de "vulnérabilités dans le système financier de l'Union européenne".

Paradoxalement, c'est à la périphérie de l'Union européenne que les premiers risques systémiques avérés sont apparus. Le 28 septembre, la Banque d’Angleterre intervenait sur le marché des obligations d'État britanniques et annonçait qu'elle le ferait à hauteur de 65 Mds de livres pour prévenir un "risque tangible pour la stabilité financière du Royaume-Uni". Deux jours plus tard, une nouvelle sirène d’alarme se faisait entendre, cette fois de Suisse : la qualité de crédit du Crédit Suisse se dégradait fortement tandis que sa cotation en bourse chutait lourdement. Or le Crédit Suisse est l'une des trente banques listées par le Financial Stability Board (FSB) comme systématiquement importantes au niveau mondial. 

La conjonction d'une crise souveraine larvée au Royaume-Uni, potentielle en Italie après l'élection de la coalition emmenée par Giorgia Meloni, et d'un risque de faillite évoquant le précédent de Lehman Brothers est suffisamment inquiétante pour que le spectre d’une crise financière systémique originaire d'Europe cette fois, agite les marchés financiers.

Pour mieux appréhender l'intensité du risque, il faut revenir sur la cause commune de ses différentes manifestations, sur leurs particularités, mais aussi sur le contexte financier mondial. Si les risques sont sérieux, ils ne sont pas de nature systémique au sens de la "grande crise financière". Les parallèles hâtivement dessinés avec les événements de l'automne 2008 sont inappropriés et risquent d'amener à négliger les véritables risques économiques et financiers de la période que nous vivons.

La montée des taux d'intérêt fait ressortir les fragilités

L'origine des craquements financiers récents est la remontée rapide des taux d'intérêt à long terme. Le rendement à dix ans des obligations du Trésor américain a bondi de 1,5 % à la fin de 2021 à près de 4 % ces jours derniers, un niveau qu’on n'avait pas vu depuis 2007 et une variation comparable à celle qui causa le krach obligataire de 1994. La montée des taux d'aujourd’hui est encore plus dévastatrice que celle de 1994, qui s’était produite dans un environnement de taux déjà élevés et n’avait donc pas causé une aussi forte baisse de la valeur des obligations. 

L'origine des craquements financiers récents est la remontée rapide des taux d'intérêt à long terme. 

Or les banques, les fonds de pension et les compagnies d'assurance vie ont une grande partie de leurs actifs investis en obligations. Le déterminant principal de la montée des taux est bien documenté : la Réserve Fédérale, la Banque d'Angleterre et la BCE ont été lentes à reconnaître l'ampleur et la durée de la remontée de l'inflation causée par la reprise post-Covid et largement amplifiée par l'utilisation du gaz comme arme politique par la Russie.

Pour la stabilité financière, l'important n'est pas tant dans l'origine de la montée des taux que dans le contexte d'endettement dans lequel elle se produit. Dix ans de taux d'intérêt très bas et de politiques monétaires ultra-accommodantes ont incité États, entreprises, ménages mais aussi intermédiaires financiers à s'endetter toujours plus. Le retour de bâton est d'autant plus douloureux. Mais si la montée des taux a rendu mieux visibles les agents les plus exposés, ceux-ci peuvent encore aggraver leur cas, comme le montrent les exemples du Royaume-Uni et du Crédit Suisse.

La crise des Gilts : "mostly home made"

En principe, la hausse mondiale des taux d'intérêt à long terme est une bonne nouvelle pour les fonds de retraite : elle offre de meilleures perspectives d’investissement en actifs sûrs, et elle réduit la valeur présente de leurs engagements, c'est à dire des futures pensions qu'il faudra payer, puisque celle-ci est d'autant plus basse que les taux sont plus élevés, à engagements donnés.

Les fonds de pension furent pourtant au cœur de la tourmente financière qui secoua les marchés britanniques le 23 septembre, après les annonces budgétaires du nouveau Chancelier de l'Échiquier, Kwasi Kwarteng - chute de la valeur des obligations d'État, les Gilts, et de la livre sterling. Inversant les décisions prises par le précédent cabinet de la même majorité, les baisses d'impôts prévues se montent à 2 % du PIB, selon l’Institute of Fiscal Studies (IFS) dont le directeur Paul Johnson ajoute "c'est la plus importante baisse d'impôts depuis 50 ans, sans même un semblant de tentative d'équilibrage budgétaire". S'y ajoute la décision de la Première ministre Liz Truss d'ériger un bouclier tarifaire pour protéger les ménages face à la vive hausse des prix de l'énergie, et faire baisser l'inflation.

Quels que soient les mérites des baisse d’impôts, probablement minimes puisque partant de niveaux relativement bas, c'est la dimension macro-économique que la nouvelle équipe a délibérément choisi d'ignorer : un stimulus budgétaire massif, de l’ordre de 3,5 % du PIB selon l'IFS alors que l'inflation est déjà de l'ordre de 10 % ne peut qu'aviver les tensions inflationnistes sous-jacentes, même si les prix de l'énergie venaient à baisser. La Banque d'Angleterre aurait dû réagir par un tour de vis monétaire supplémentaire, en accélérant son programme d'allègement de son bilan (resserrement quantitatif), par exemple. Or la réaction des marchés à l’annonce du "mini-budget" a provoqué l’exact opposé, au point qu'on peut se demander s'il n'y avait pas un certain calcul cynique dans le plan gouvernemental.

En effet, entre sa mission de stabilité des prix et sa responsabilité de garantir la stabilité financière du pays, la Banque d'Angleterre a dû rapidement choisir. La forte montée des taux d'intérêt à long terme - près d’un demi-point de pourcentage en deux jours - faisait courir un risque d'insolvabilité à de nombreux fonds de pension, fortement investis en Gilts. Leur politique d’investissement tient compte du profil de leurs engagements, ce qu’on appelle "liability driven investment (LDI)" dans le jargon financier. Or la liquidité du marché LDI est largement tributaire des opérations d'emprunt à court terme gagées sur les Gilts, qui forment le marché des prises en pension (repo market).

Entre sa mission de stabilité des prix et sa responsabilité de garantir la stabilité financière du pays, la Banque d'Angleterre a dû rapidement choisir. 

Ce marché systémique menaçait de succomber à une thrombose, ce que l’intervention immédiate et décidée de la Banque d'Angleterre a conjuré, mais n'a pas empêché le N°1 mondial de la gestion d'actifs, BlackRock, d'annoncer un grand ménage dans ses fonds LDI anglais.

Depuis, le cabinet de Mme Truss est un peu revenu sur son extravagante politique budgétaire et fiscale, qui risquait de ne pas être votée par de nombreux parlementaires conservateurs. La baisse du taux marginal d'imposition le plus élevé, de 45 % à 40 % est remisée. Mais le mal est déjà fait : la crédibilité budgétaire même du Royaume-Uni est entamée, ce que Standard & Poors et les marchés de change ont sanctionné, et que le marché obligataire pourrait révéler une fois les interventions passées. 

Lorsque la marée baisse, les récifs apparaissent…

Le Crédit Suisse, banque d'investissement, banque privée et gestionnaire d'actifs avait mieux passé que bien d’autres la crise de 2008, en dépit de son exposition au marché américain des dettes hypothécaires, grâce à une stratégie de diversification engagée des années auparavant. Paradoxalement, c'est l'environnement macro-économique post crise qui explique en partie ses difficultés présentes. La baisse des taux qui a suivi la crise a augmenté l'attrait des actifs financiers à haut rendement, puisque les obligations traditionnelles ou les produits bancaires ne rapportaient plus rien. Ce fut le cas des obligations dites spéculatives, dont le Crédit Suisse est un spécialiste mondial : si la banque de Zurich est absente des classements pour la catégorie investissement de qualité, elle est au 6eme rang mondial pour les émissions de catégorie spéculative. Or la hausse rapide des taux d'intérêt et les perspectives de récession sont dévastatrices pour cette classe d’actifs. La direction de la banque avait bien prévu de se débarrasser de ses actifs les plus décotés et de réduire son activité de banque d'investissement, mais la facture potentielle du plan de restructuration a effrayé les marchés, au point que le coût de couverture contre le risque de défaut est remonté à son niveau de fin 2008 - qui avait été une fausse alerte, faut-il rappeler. Ulrich Körner, nouveau CEO de la banque annoncera les détails du plan de restructuration le 27 octobre, à moins que les marchés ne forcent une annonce plus rapide. 

Le risque signalé par les mésaventures du Crédit Suisse, qui guette également Deutsche Bank pour des raisons similaires, va bien au-delà de ces cas particuliers : sont concernés les actifs risqués comme les obligations à haut rendement, mais aussi les produits structurés plus complexes qui ont fleuri en période de taux bas et dont beaucoup d’institutions financières souhaitent dorénavant se débarrasser.

Le risque d’une crise systémique reste faible

Le risque systémique surgit lorsque les acteurs financiers veulent nettoyer simultanément leurs bilans d'actifs soudainement décotés, surtout si sont impliquées des institutions systémiques en raison de leur empreinte géographique et de leurs positions centrales dans le réseau mondial des transactions financières. Comme c'est le cas de Crédit Suisse et de Deutsche Bank, on peut comprendre la nervosité des marchés, qui n'ont pas oublié les assurances sur la solidité du bilan de Lehman Brothers données par son CEO quelques jours avant sa faillite.

Le risque systémique surgit lorsque les acteurs financiers veulent nettoyer simultanément leurs bilans d'actifs soudainement décotés.

Comparaison n'est pas raison, cependant. Déjà, Crédit Suisse et Deutsche Bank sont parmi les moins systémiques des banques listées comme globalement significatives (G-SIB) par le FSB, institution précisément créée en 2009 par le G20 pour prévenir une autre crise de type 2008. Ensuite, leurs ratios de capital à haute absorption de choc (CET1, quotient de la valeur des actions ordinaires sur la valeur des actifs) sont élevés, 13,5 % pour Crédit Suisse au 30 juin, 13,0 % pour Deutsche Bank, pour un seuil fixé par les autorités à 10 %. De même, leurs ratios de liquidité, 196 % pour CS et 135 % pour DB, conjurent la possibilité d'une faillite faute de liquidité.

Enfin et surtout, on ne voit pas ce que serait aujourd'hui l'équivalent du virus qui fit s’écrouler le système financier en 2008 - l'omniprésence de la titrisation de prêts hypothécaires américains qui n'avaient aucune chance d’être remboursés une fois la baisse des prix immobiliers enclenchée. La Banque des règlements internationaux signale bien un sujet de préoccupation en Europe : le marché obligataire des prêts bancaires collatéralisés (collaterised loan obligations, CLOs), marché peu liquide et faiblement diversifié comparé au marché américain. Mais sa petite taille (moins de 500 millions d’euros) fait que le risque associé n’est en rien systémique.

La crise de 2008 a finalement rendu le secteur financier plus résilient

Si les plus fragiles des banques européennes parmi celles listées par le FSB ne paraissent pas pouvoir causer de risque systémique, c'est bien grâce au durcissement des règles prudentielles élaborées au niveau mondial, et à leur strict contrôle par les superviseurs nationaux. Souvent critiquées pour leur complexité, leur lourdeur et leur coût en capital immobilisé, les règles de Bâle 3 et le renforcement du capital des plus grandes institutions sous l'égide du FSB ont jusqu'à présent montré leur efficacité. Il est possible qu'elles aient eu un coût en terme de croissance, en réduisant certaines opportunités de financement des économies, mais si c'était le cas - les études empiriques sur le sujet ne sont pas concluantes - ce serait le prix à payer pour réduire le risque systémique qui, s'il venait à se réaliser, serait encore plus coûteux en terme de croissance économique.

Il serait néanmoins imprudent de conclure que le renforcement de la régulation, notamment en matière de capital pour les banques, nous met à l’abri de futures crises financières. En 2010, Charles Goodhart faisait ainsi part de sa préoccupation : "le débat sur la régulation systémique (…) se focalise sur ce qu’aurait dû être la régulation pour prévenir la crise de 2007-10". Certes, il est plus facile de combattre la dernière guerre que d'imaginer la prochaine, mais il faut néanmoins reconnaître qu’un grand progrès a été fait pour réduire les risques de crise bancaire systémique liée à un endettement excessif des ménages.

Il serait néanmoins imprudent de conclure que le renforcement de la régulation, notamment en matière de capital pour les banques, nous met à l’abri de futures crises financières.

Le prochain test pourrait venir des États-Unis : la forte augmentation des prix immobiliers (+43 % de janvier 2020 à juin 2022 selon l'indice Case-Shiller), et le début d’une baisse causée à nouveau par la montée des taux d’intérêt vont tester la résilience du système financier américain à une dégradation de la qualité de la dette hypothécaire des ménages américains.

Mais au niveau macroéconomique, les risques financiers montent

En Europe, l'insuffisance de production d'énergie cet hiver va inévitablement causer une récession - les mesures budgétaires de protection des consommateurs et des entreprises ne produisent ni gaz ni électricité - qui pourrait être sérieuse dans les pays les plus dépendants du gaz russe, et dont on espère qu’elle sera de courte durée. Les risques toucheront donc plutôt le marché de l'énergie lui-même, où la volatilité des prix a déjà causé la faillite du groupe allemand Uniper (ex E.ON), nationalisé par le gouvernement fédéral pour la somme de 8 Mds d'euros en raison de sa position systémique pour la fourniture d'électricité, et, plus largement, les entreprises des secteurs forts consommateurs d'énergie. Les banques et le système financier sont moins directement concernés. Bien entendu, ce qui est mauvais pour l'économie l'est aussi pour les banques, dont elles assurent les deux-tiers du financement en Europe via leurs prêts aux ménages et aux entreprises. De plus, comme l'a montré l’exemple anglais, la montée rapide des taux à long terme réduit la solvabilité des fonds de pension et des compagnies d’assurance vie. La récession à venir pourrait donc être amplifiée par ces facteurs financiers, selon ce que Ben Bernanke avait identifié comme "l'accélérateur financier", bien avant la crise de 2008. Enfin, si l'endettement des États, qui va encore augmenter pour financer les diverses politiques de bouclier tarifaire attire l'attention, celui du secteur privé est encore plus inquiétant car, à la différence des États, les entreprises peuvent faire faillite et disparaître. De ce point de vue, la baisse du ratio d'endettement du secteur privé français, de 241 % du PIB fin 2020 à 231 % en mars 2022 est une bonne nouvelle, même si le niveau d’endettement, bien supérieur à celui de la moyenne de la zone euro (169 % du PIB) reste préoccupant.

C'est dans ce contexte d’endettement élevé et de montée des risques propres à l'Europe que se place l'avertissement du Conseil européen du risque systémique. Il doit être entendu. Et l'exemple anglais montre que, moins étouffés par les banques centrales qu'ils ne l'étaient dans les années post crise, les marchés financiers joueront leur rôle de sirène d'alarme.

 

Copyright : Daniel ROLAND /AFP

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