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04/03/2022

[Le monde vu d'ailleurs] - Le pouvoir de Vladimir Poutine est-il menacé ?

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[Le monde vu d'ailleurs] - Le pouvoir de Vladimir Poutine est-il menacé ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine la situation de Vladimir Poutine.

Le soutien de l’opinion russe à la guerre en Ukraine est loin d’être acquis, surtout si le conflit s’inscrit dans la durée, ce que le ton adopté à Moscou, ces dernières heures, laisse présager. Les milieux économiques ont été surpris par l’objectif de l’intervention russe (contrôle de l’Ukraine) et par la réaction occidentale, certains oligarques appellent à un cessez-le-feu. Beaucoup dépendra de la cohésion des élites russes, étant entendu que les Siloviki, ces hommes associés aux structures de pouvoir et qui ont la mainmise sur les décisions essentielles, assument l’isolement du pays par rapport à l’Occident. 

La stratégie du Kremlin mise en échec

La résistance opposée par l'armée et la population ukrainiennes à l'invasion russe, y compris dans les régions russophones de l'est du pays, montre l'inconsistance du narratif de Vladimir Poutine, qui persiste à nier l'identité de l'Ukraine, considère encore que Russes et Ukrainiens ne forment qu'un seul peuple et met en avant un prétendu génocide pour justifier son intervention, alors que l’armée russe est aujourd’hui confrontée à des accusations de crimes de guerre. De même, les appels de Poutine aux militaires ukrainiens à déposer "immédiatement" les armes n'ont pas eu d'écho. Le niveau des pertes admises, le 2 mars, par le ministère de la Défense russe - près de 500 morts en une semaine - témoigne de l'intensité des combats. La résistance et le courage du peuple ukrainien, symbolisés par la figure du Président Zelensky, mettent en échec la stratégie russe qui misait sur une victoire rapide. Donner l'assaut sur des villes est le "cauchemar" de tout stratège, souligne Alexander Golts. Selon cet expert des questions militaires, l’intervention a été planifiée sur des principes erronés et l’armée russe ne dispose pas de "plan B". Reculer sans avoir atteint l’objectif assigné - le contrôle de l’Ukraine - risque de lui faire perdre la face, y compris vis-à-vis de l’opinion russe, dont le soutien est bien moins assuré qu’il ne l’était en 2014 lors de l’annexion de la Crimée. 

 Les autorités russes ont mal évalué la rapidité et l'ampleur de la riposte occidentale. 

Le Kremlin s'est aussi fourvoyé s'agissant des réactions de la communauté internationale. La résolution de l'Assemblée générale des Nations unies demandant un cessez-le-feu et un retrait des troupes russes a été approuvée par 141 membres, seule la Russie et quatre autres États s’y sont opposés. Les autorités russes ont mal évalué la rapidité et l'ampleur de la riposte occidentale.

Lors de la session du conseil de sécurité qui a décidé la reconnaissance des républiques sécessionnistes du Donbass, le Premier ministre Michoustine a admis que son gouvernement s'était préparé aux sanctions occidentales - des réunions avaient été organisées par le Vice-premier ministre Andreï Belooussov -, l'exclusion du système SWIFT était plus ou moins anticipée, mais le gel des réserves de la Banque centrale conservées à l'étranger et le retrait de Russie des grandes sociétés occidentales n'avaient pas été intégrés dans les scenarii. Selon plusieurs sources, les dirigeants de la banque centrale et des banques publiques (Sber, VTB) ont exposé il y a un mois les conséquences à attendre d’une reconnaissance des entités sécessionnistes, mais "jamais, ils n’auraient pu imaginer" les mesures prises. "Honnêtement, il y a encore une semaine, un mois, il était difficile de prévoir l'ampleur et les conséquences" des sanctions, a admis Alexander Chokhine, président de l'association du patronat russe (РСПП). "Notre économie est confrontée à une situation extrême, tout à fait extraordinaire. Bien sûr, nous espérions tous que cela ne se produirait pas", a déclaré la présidente de la Banque centrale russe. 

Un soutien incertain dans une population russe de plus en plus sous pression

Dans ces conditions, dissimuler la réalité de "l'opération militaire spéciale" menée par les troupes russes sur le sol ukrainien s'annonce de plus en plus problématique. Cette difficulté explique les efforts redoublés de la propagande officielle, diffusée par les chaînes TV nationales, mais aussi dans les écoles depuis le 1er mars. S'y ajoute la mise en place d'une véritable censure - l'emploi du mot "guerre" est prohibé - et d'une répression des quelques médias audiovisuels indépendants qui subsistaient. Ainsi, la radio Echo de Moscou vient d'être mise en liquidation par son actionnaire principal Gazprom media. Beaucoup d'autres organes de presse reçoivent des mises en demeure, et l’accès aux médias étrangers (BBC, DW, RL...) est dorénavant bloqué. La Douma vient d’adopter un projet de loi qui punit de 15 ans de prison la diffusion "d’informations mensongères" sur l’armée russe, un texte que le président du Parlement Viatcheslav Volodine a jugé "rigoureux mais nécessaire". 

Plus de 8.000 interpellations ont eu lieu lors des manifestations organisées dans plusieurs dizaines de villes russes depuis le 24 février. Au vu de l'intensification des bombardements russes sur les grandes villes ukrainiennes, et compte tenu des liens multiples entre Russes et Ukrainiens (15 % des habitants de Kyiv et de sa région communiquent régulièrement avec de la famille et des amis en Russie), le discours sur la "dénazification" devient de moins en moins crédible. 

Dissimuler la réalité de "l'opération militaire spéciale" menée par les troupes russes sur le sol ukrainien s'annonce de plus en plus problématique.

Un expert des questions internationales, proche du Kremlin, comme Fiodor Loukjanov se livre à une analyse sombre de la situation et des perspectives. "En recourant à des mesures extrêmes, écrit-il, les dirigeants russes avaient probablement conscience de leurs conséquences, voire même y aspiraient délibérément. La page de la coopération avec l'Occident est tournée. La société russe et sa composante la plus active doivent admettre que le mode de vie adopté jusqu'à présent n'est plus possible. La "forteresse Russie" a décidé de se soumettre à une épreuve de solidité et, dans le même temps, de devenir l'instrument d'un changement radical du monde". Mais, tant sur les plans politique, économique qu'idéologique, la Russie doit "compenser ce déséquilibre [avec l’Occident] et se présenter comme un contre-poids stratégique". D'où, selon le rédacteur en chef de la revue Russia in global affairs, le rappel du principe de "stabilité stratégique" (cf. les menaces à peine voilées de recours à l'arme nucléaire). 

Dès le début de l'invasion russe en Ukraine, les milieux urbains et intellectuels ont protesté. Une pétition sur internet a réuni un million de signatures. Médecins, architectes, artistes et créateurs, ONG et dignitaires orthodoxes ont publié des déclarations condamnant le recours à la force. L’organisation du mouvement de protestation est rendue difficile par la criminalisation de l'opposition libérale, notamment l'interdiction des réseaux d'Alexeï Navalny, qui étaient implantés dans de nombreuses régions de Russie. Au lendemain du déclenchement de l'offensive russe, selon les premières enquêtes réalisées par des instituts proches du pouvoir, près de 70 % des personnes interrogées lui apportaient leur soutien, un quart environ y étant opposés. L'évolution de l'opinion, surprise par l'intensité et la violence de ce conflit, dépendra toutefois de la durée de l'intervention (brève en Géorgie, elle avait été acceptée), de son bilan humain ("pas un coup de feu" tiré en Crimée), du niveau des pertes russes et de l'impact sur la situation économique et financière, qui s'est brutalement dégradée depuis le 24 février. L’absence de perspectives pourrait accentuer la tendance, observée ces dernières années, au départ de Russie des jeunes générations qualifiées. Selon Lev Goudkov, responsable de l'institut Levada, en février, 22 % des Russes songeaient à émigrer, dont près de la moitié des jeunes. 

La prépondérance des Siloviki marginalise les milieux économiques

Les experts guettent tout signe de division au sein des élites. Notamment sous l'effet des dures sanctions imposées par les Occidentaux, elles sont plus de nature à ébranler le régime que les protestations populaires. Mais le pouvoir n'a cessé de se concentrer dans les mains de Vladimir Poutine et de son entourage immédiat. Depuis la répression des manifestations qui ont suivi l'emprisonnement d'Alexeï Navalny en 2021, "plus personne n'est en mesure de contredire Poutine ; l'édifice de l'autocratie est achevé", analyse Andreï Kolesnikov. Le Président russe n'apparaît plus comme un arbitre entre les différentes élites russes, il s'est mis dans la main des dirigeants des structures de force (Siloviki), qui contrôlent les informations qui lui sont transmises. D'après certaines sources, seuls ses plus proches, le Ministre de la Défense et le chef de l'état-major général, étaient au courant de ses véritables intentions en Ukraine. On est loin du fonctionnement collectif du politburo de l'ère soviétique auquel le Conseil de sécurité (une dizaine de membres permanents, âgés en moyenne de 68 ans) est souvent comparé. Le modèle de référence est l'époque stalinienne avec le "grand dirigeant" ("великий вождь") et "ses sbires", explique Alexander Golts. Début février, des mises en garde sont cependant venues de l'appareil militaire, notamment du général en retraite Leonid Ivachov. Selon Alexander Golts, ce représentant connu de la mouvance nationaliste, souvent utilisé dans le passé pour faire passer des messages, exprimait l'inquiétude des généraux russes sur l'opération planifiée en Ukraine. 

Le Président russe a enjoint les dirigeants présents, sous peine de poursuites, de maintenir leurs relations avec des entreprises sous sanctions occidentales.

Les dernières apparitions publiques de la présidente de la Banque centrale russe, qui compte parmi les "libéraux systémiques" présents dans le bloc économique du gouvernement, donnent la mesure de sa frustration. Elvira Nabioullina, qui avait réussi à ramener l'inflation à un niveau bas historique, a désormais annoncé le relèvement à 20 % du taux directeur de son institution pour tenter d'atténuer l'effet des différentes sanctions. Le coup est rude également pour les dirigeants des grandes institutions bancaires comme Sber (ex-Sberbank), qui compte 100 millions de clients en Russie, et la VTB (désormais sous sanction). 

Guerman Gref et Andreï Kostine ont en effet présidé à la modernisation de ces établissements et voient leurs efforts réduits à néant. Lors d'une réunion avec les oligarques et dirigeants d'entreprises, en réponse à Alexander Chokhine qui marquait que "tout doit être mis en œuvre pour montrer que la Russie fait toujours partie de l'économie mondiale et ne pas provoquer de phénomènes négatifs sur les marchés mondiaux", Vladimir Poutine a assuré que le Kremlin ne créerait pas d'instabilité économique. Dans le même temps, le Président russe a enjoint les dirigeants présents, sous peine de poursuites, de maintenir leurs relations avec des entreprises sous sanctions occidentales. Plusieurs oligarques (Mikhail Fridman, Oleg Deripaska, Vagit Alekperov) ont lancé des appels au cessez-le-feu, mais, compte tenu de leur dépendance à l'égard du régime, on ne peut s'attendre, en tout cas dans l'immédiat, à une rébellion collective, car ils seraient accusés de trahison. 

La multiplication des victimes et des destructions en Ukraine est de nature à susciter une indignation croissante dans l’opinion russe que la propagande aura du mal à endiguer. Une scission au sein des élites est aussi possible, bien que le pouvoir soit aujourd’hui fermement tenu par les Siloviki, qui ont beaucoup à perdre s’il devait leur échapper. Une fuite en avant est un scénario plausible, ce que sous-entend également Fiodor Loukjanov, qui transformerait la Russie en un État paria. Comme l’explique le politologue Kirill Rogov, son isolement dans le monde n'est pas une conséquence de l'affrontement avec la communauté internationale, mais c'est l'objectif recherché par les Siloviki, qui entendent protéger la Russie d’une influence occidentale jugée pernicieuse. Un nouveau modèle économique pourrait ainsi voir le jour, financé essentiellement par les ressources d'exportation, suffisantes pour l'acquisition des technologies indispensables et le fonctionnement de l'appareil répressif, et qui évite le recours aux capitaux étrangers. La politique de substitution aux importations et la recherche d'une certaine autarcie permettraient de renforcer encore la mainmise des Siloviki sur l'économie, par exemple dans le domaine des nouvelles technologies (le conglomérat industriel Rostekh est dirigé par Sergueï Tchemezov, ami de longue date de Vladimir Poutine) et dans le secteur agro-alimentaire (Dmitri Patrouchev, fils du secrétaire du conseil de sécurité, est Ministre de l'agriculture). Il n’en reste pas moins que, tout en se repliant sur elle-même, la Russie, puissance nucléaire, dirigée par un Président qui apparaît déconnecté des réalités, représente une menace permanente pour la sécurité internationale. 
 
 

Copyright : Alexander NEMENOV / AFP

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