Un expert des questions internationales, proche du Kremlin, comme Fiodor Loukjanov se livre à une analyse sombre de la situation et des perspectives. "En recourant à des mesures extrêmes, écrit-il, les dirigeants russes avaient probablement conscience de leurs conséquences, voire même y aspiraient délibérément. La page de la coopération avec l'Occident est tournée. La société russe et sa composante la plus active doivent admettre que le mode de vie adopté jusqu'à présent n'est plus possible. La "forteresse Russie" a décidé de se soumettre à une épreuve de solidité et, dans le même temps, de devenir l'instrument d'un changement radical du monde". Mais, tant sur les plans politique, économique qu'idéologique, la Russie doit "compenser ce déséquilibre [avec l’Occident] et se présenter comme un contre-poids stratégique". D'où, selon le rédacteur en chef de la revue Russia in global affairs, le rappel du principe de "stabilité stratégique" (cf. les menaces à peine voilées de recours à l'arme nucléaire).
Dès le début de l'invasion russe en Ukraine, les milieux urbains et intellectuels ont protesté. Une pétition sur internet a réuni un million de signatures. Médecins, architectes, artistes et créateurs, ONG et dignitaires orthodoxes ont publié des déclarations condamnant le recours à la force. L’organisation du mouvement de protestation est rendue difficile par la criminalisation de l'opposition libérale, notamment l'interdiction des réseaux d'Alexeï Navalny, qui étaient implantés dans de nombreuses régions de Russie. Au lendemain du déclenchement de l'offensive russe, selon les premières enquêtes réalisées par des instituts proches du pouvoir, près de 70 % des personnes interrogées lui apportaient leur soutien, un quart environ y étant opposés. L'évolution de l'opinion, surprise par l'intensité et la violence de ce conflit, dépendra toutefois de la durée de l'intervention (brève en Géorgie, elle avait été acceptée), de son bilan humain ("pas un coup de feu" tiré en Crimée), du niveau des pertes russes et de l'impact sur la situation économique et financière, qui s'est brutalement dégradée depuis le 24 février. L’absence de perspectives pourrait accentuer la tendance, observée ces dernières années, au départ de Russie des jeunes générations qualifiées. Selon Lev Goudkov, responsable de l'institut Levada, en février, 22 % des Russes songeaient à émigrer, dont près de la moitié des jeunes.
La prépondérance des Siloviki marginalise les milieux économiques
Les experts guettent tout signe de division au sein des élites. Notamment sous l'effet des dures sanctions imposées par les Occidentaux, elles sont plus de nature à ébranler le régime que les protestations populaires. Mais le pouvoir n'a cessé de se concentrer dans les mains de Vladimir Poutine et de son entourage immédiat. Depuis la répression des manifestations qui ont suivi l'emprisonnement d'Alexeï Navalny en 2021, "plus personne n'est en mesure de contredire Poutine ; l'édifice de l'autocratie est achevé", analyse Andreï Kolesnikov. Le Président russe n'apparaît plus comme un arbitre entre les différentes élites russes, il s'est mis dans la main des dirigeants des structures de force (Siloviki), qui contrôlent les informations qui lui sont transmises. D'après certaines sources, seuls ses plus proches, le Ministre de la Défense et le chef de l'état-major général, étaient au courant de ses véritables intentions en Ukraine. On est loin du fonctionnement collectif du politburo de l'ère soviétique auquel le Conseil de sécurité (une dizaine de membres permanents, âgés en moyenne de 68 ans) est souvent comparé. Le modèle de référence est l'époque stalinienne avec le "grand dirigeant" ("великий вождь") et "ses sbires", explique Alexander Golts. Début février, des mises en garde sont cependant venues de l'appareil militaire, notamment du général en retraite Leonid Ivachov. Selon Alexander Golts, ce représentant connu de la mouvance nationaliste, souvent utilisé dans le passé pour faire passer des messages, exprimait l'inquiétude des généraux russes sur l'opération planifiée en Ukraine.
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