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08/04/2021

Le New Deal de Biden : une ambition politique

Trois questions à Maya Kandel

Le New Deal de Biden : une ambition politique
 Maya Kandel
Historienne, chercheuse associée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (CREW)

Joe Biden a présenté ce 31 mars la première partie de son programme Build Back Better, considéré par certains comme un "Green New Deal", qui prévoit d’injecter près de 2 300 milliards de dollars dans l’économie, en plus des 1 900 milliards de son plan de "sauvetage" économique. Il marque ainsi le début d’un long marathon face aux contraintes institutionnelles et politiques du système américain, et face à un Parti republicain hostile. Que révèle ce plan de l’ambition et des méthodes de Joe Biden ? Saura-t-il défaire les États-Unis du trumpisme et renforcer la démocratie ? Maya Kandel, historienne et spécialiste de la politique étrangère américaine, nous livre son analyse des enjeux politiques et stratégiques qui sous-tendent ce plan ambitieux. 

Après le vote par le Congrès d’une première grande loi de "soutien" (Covid Relief Act) de 1 900 milliards de dollars, Joe Biden a présenté un plan de 2 250 milliards de dollars. De quoi s’agit-il exactement ?

Joe Biden a dévoilé mercredi 31 mars ce qui constitue la première partie de son programme Build Back Better, un plan d’infrastructures de 2 250 milliards de dollars. Il s’agit d’une vision très large du terme "infrastructures", et d’un projet extrêmement ambitieux. Alors que certains annonçaient le plan climat, d’autres un plan d’infrastructures, d’autres encore une loi sur la Chine, la réponse de Biden a été, pour reprendre l’expression américaine, "all of the above" : si le cœur du projet concerne les infrastructures, son nom officiel porte sur les emplois (American Jobs Plan), l’importance du volet climatique a conduit certains commentateurs à considérer que ce projet "est le Green New Deal", la lutte contre les inégalités sociales et raciales y est centrale, enfin de nombreux commentateurs ont relevé le fait que le discours de présentation de Biden avait utilisé beaucoup plus le mot "Chine" que le mot "routes".

Si l’on regarde les détails du plan, quatre grandes lignes se dégagent.

  • Une partie concerne en effet les "routes, ponts, ports et aéroports" : environ 621 milliards, auxquels il faut ajouter 165 milliards pour les transports publics, dont la majeure partie pour Amtrak (chemins de fer). Egalement dans cette partie : stations de charge pour véhicules électriques, rénovation des systèmes hydrauliques, développement de l’infrastructure internet haut-débit, rénovation des logements notamment publics, et modernisation des réseaux électriques. 
     
  • Le plan comporte aussi un volet de 400 milliards pour les "infrastructures humaines" de soin (Care), en particulier les soins pour les personnes âgées, avec des budgets consacrés aussi bien aux infrastructures d’accueil que de soin, ainsi qu’à la formation et la revalorisation salariale. Il s’agit en effet d’un secteur aux salaires très faibles, et où la main d’œuvre, souvent issue de l’immigration, manque de plus en plus, ce qui alarme les experts en raison de l’explosion attendue de la population âgée aux États-Unis. 
     
  • Un troisième axe de priorités concerne la lutte contre le changement climatique : les centaines de milliards déjà cités pour les réseaux électriques et les logements, plusieurs formes de crédits d’impôt pour faire évoluer le mix énergétique, et surtout (sans doute le plus difficile) un projet de norme fédérale sur ce même point (Energy Efficiency and Clean Electricity Standard) ; 174 milliards pour les véhicules électriques ; 16 milliards pour des emplois ciblés sur la reconversion de puits de schiste (gaz et pétrole) abandonnés et restauration des terres en question ; 10 milliards pour un nouveau Civilian Climate Corps affecté à des projets environnementaux et de protection de la biodiversité. 
     
  • Enfin, un dernier axe essentiel vise la compétition avec la Chine : au cœur des priorités de la part R&D, soit 180 milliards de dollars, la préoccupation de gagner la compétition technologique avec la Chine et ne pas lui céder le premier rang de l’innovation technologique, "une priorité pour notre compétitivité économique et pour notre sécurité nationale". Ainsi 50 milliards sont alloués à la National Science Foundation pour financer une nouvelle direction technologique chargée de développer les recherches et les projets industriels sur les semi-conducteurs, les ordinateurs quantiques et la microélectronique, les biotechnologies, ainsi que des "technologies de rupture en matière d’énergie". La préoccupation de justice sociale et raciale est intégrée à travers la part de fonds réservés à certains réseaux ou institutions travaillant avec ou pour des minorités. Reflet de préoccupations commerciales plus récentes sur les chaînes de valeurs, 50 milliards sont destinés à un nouveau bureau au sein du Department of Commerce afin de soutenir la production nationale de certaines technologies, en particulier les semi-conducteurs. Autres fonds fléchés : 35 milliards pour la science climatique et la recherche de nouvelles technologies en matière de capture carbone, production des terres rares, et géo-ingénierie. Cette ambition rappelle les investissements fédéraux de l’époque de la guerre froide, cruciaux pour le développement d’internet, du GPS et d’autres technologies courantes aujourd’hui. Mais les budgets fédéraux à l’époque atteignaient jusqu’à 2 % PIB (en 1964), contre 0,7 % en 2016.

Le plan entend financer ces budgets en revenant sur la réforme fiscale de Trump qui avait réduit le taux de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 % : Biden propose de revenir à 28 % pour financer son plan sur 15 ans, avec un message centré sur "les multinationales qui font des profits à l’étranger et ne paient pas d’impôts".

Le plan a-t-il des chances d’être voté par le Congrès ? 

Les choses difficiles commencent en effet maintenant. Autant la loi de relance (soutien) Covid n’a pas fait l’objet de (trop de) débats internes, autant cette fois le principal danger pour Joe Biden vient des divergences dans son propre camp.

Joe Biden a cependant un avantage de taille, le meilleur atout qu’un président puisse avoir face au Congrès : le soutien des électeurs.

Mais Biden sait aussi que, dans le climat politique dégradé et ultra-polarisé qui caractérise aujourd’hui les États-Unis, ce moment de "gouvernement unifié" (même majorité à la Maison Blanche et dans les deux chambres du Congrès) pourrait ne pas durer au-delà des midterms de novembre 2022, et que l’approche de l’échéance va contraindre les options de certains élus démocrates. D’autant plus que l’étroitesse des marges semble conforter les Républicains dans le choix de l’obstruction, puisqu’il suffit peut-être de patienter un peu pour voir la majorité changer.

La principale difficulté pour Biden va être de maintenir l’unité de son camp, menacé par la pression divergente des progressistes et des élus plus centristes. Il ne peut perdre que 3 voix à la Chambre, et zéro au Sénat. Or, si les activistes du climat ont applaudi les initiatives du plan, ils l’ont également critiqué comme largement insuffisant, notamment par la voix d’Alexandria Ocasio-Cortez. Dans le même temps, les démocrates centristes exprimaient leurs inquiétudes vis-à-vis de certaines mesures, notamment sur le plan fiscal. Côté républicain, McConnell a dénoncé d’emblée un plan "cheval de Troie" pour les priorités les plus "radicales" du parti démocrate. Le parti républicain refuse de considérer les infrastructures au-delà des "routes, ponts, ports et aéroports", dénonçant le reste du plan comme "un ramassis de demandes progressistes dispendieuses" : les Républicains porteront certainement le débat sur le terrain des guerres culturelles pour justifier une obstruction attendue.

Joe Biden a cependant un avantage de taille, le meilleur atout qu’un président puisse avoir face au Congrès : le soutien des électeurs. Sa popularité est à 61 %, stable depuis trois mois et même en hausse sur l’économie, où la part d’Américains lui faisant confiance est passée de 55 % à 60 %. Elle est de 73 % pour la gestion de la pandémie, dont plus de 50 % de Républicains, fait notable. Rappelons que Trump n’est jamais passé au-dessus de 50 % d’opinions favorables pendant toute la durée de son mandat. 

Dans tous les cas, l’annonce du plan n’est que le début d’un marathon de plusieurs mois au Congrès, avec des négociations dans chaque chambre, tout particulièrement entre Démocrates, et notamment au Sénat, puis entre les deux chambres pour arriver à une version commune, qui ressemblera plus ou moins au projet actuel.

Que dit ce plan de l’ambition et de la méthode Biden ?

L’ambition de cette loi s’explique d’abord par les contraintes institutionnelles et politiques du système américain et l’étroitesse des marges démocrates au Congrès. Les prochaines élections au Congrès auront lieu dans 18 mois, la bataille des primaires a commencé dans certaines circonscriptions, et la fenêtre d’action se réduit déjà. La contrainte propre du filibuster au Sénat, qui porte concrètement la majorité à 60 voix, n’a que deux exceptions : les nominations et la procédure budgétaire dite de "réconciliation" (qui pourra encore être utilisée deux fois cette année). 

D’où ce plan qui, à une époque antérieure de la vie politique américaine, aurait fait l’objet de plusieurs lois distinctes. La loi de soutien déjà votée comportait également, outre des mesures de relance (dont le chèque de 1 400 dollars), des volets éducation et politique familiale, ce qui expliquait la disproportion avec le paquet européen par exemple. L’absence de "filet de sécurité" en termes de protection sociale côté américain a été rendu encore cruellement visible par la pandémie aux États-Unis : il y a bien côté démocrate la volonté de "profiter du moment" pour faire passer des priorités démocrates de longue date.

La volonté de faire "vite et grand" tient aussi aux leçons tirées des débuts d’Obama, qui avait passé un an en 2009 à négocier avec les Républicains sur ses deux projets-phare, réforme de santé et climat, sans aucun succès. Le plan climat n’avait jamais vu le jour, et la négociation sur ce qui allait devenir l’Obamacare n’avait conduit qu’à en réduire l’ambition, sans toutefois parvenir à rallier ne serait-ce qu’une voix républicaine. 

Il y a bien côté démocrate la volonté de "profiter du moment" pour faire passer des priorités démocrates de longue date

Enfin, Biden a souvent évoqué la crise de la démocratie, aux États-Unis et dans le monde, l’ampleur des bouleversements mondiaux en cours, le "défi existentiel" du changement climatique, la priorité de la compétition avec la Chine. Début mars, il avait réuni quelques historiens pour une discussion à la Maison Blanche : il fut question d’ambition transformatrice, de Franklin Roosevelt et Lyndon Johnson, de la nécessité de "voir grand et aller vite". Toutes choses déjà présentes dans le plan du candidat Biden en 2020 : on y trouvait déjà la volonté de mettre en œuvre une "nouvelle synthèse démocrate", signe de la "transformation de sa candidature" au printemps 2020, quand la pandémie et le retrait de Bernie Sanders avaient conduit à des groupes de travail conjoints entre les deux campagnes. Le contact s’est maintenu et les plus proches conseillers de Joe Biden sont toujours en lien avec la base progressiste, ses organisations et ses élus. Ce n’est pas une surprise, pour un homme politique qui a toujours évolué avec le centre de gravité de son parti. Dès les premières nominations, cette volonté s’est confirmée, notamment avec les nominations de nombreux proches d’Elizabeth Warren, en particulier sur l’économie, le commerce et le climat, à tel point que certains évoquaient à Washington une "administration Warren". C’est aussi l’expression d’une méthode Biden, pour aboutir à cette nouvelle synthèse démocrate qui doit émerger à l’épreuve du travail politique concret, c’est-à-dire de ce qui est possible au Congrès aujourd’hui.

Un tel plan reviendrait à tourner définitivement la page de l’ère Reagan mais aussi celle des "nouveaux démocrates" de l’ère Bill Clinton, pour revenir à un rôle de l’État dans l’économie américaine plus caractéristique des années 1950 et 1960. Joe Biden a expliqué, en présentant son plan mercredi 31 mars à Pittsburgh, qu’il s’agissait de "réformer le capitalisme", et de "prouver que la démocratie marche mieux que les modèles autoritaires". 

Ce dernier argument relève en partie de la politique étrangère et s’inscrit dans la dimension Chine du plan ; mais il est aussi à usage interne. Il s’agit en effet également de défaire le trumpisme en montrant qu’il a été un faux populisme, un "plouto-populisme" qui n’a légiféré qu’en faveur des plus aisés (avec la réforme fiscale de 2017 en particulier), et que le parti démocrate est celui qui agit en faveur des classes moyennes et populaires de l’Amérique contemporaine, la "working class" - qu’elle soit blanche ou non. Ce n’est évidemment pas un hasard si Biden a tenu à présenter son plan à Pittsburgh, en Pennsylvanie, swing state décisif des deux dernières présidentielles, où il était déjà allé assurer le service après-vente de la loi de soutien, où il avait lancé et clôt sa campagne présidentielle, et fait plus de déplacements qu’aucun autre candidat en 2020.

 

Copyright : BRENDAN SMIALOWSKI / AFP

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