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15/03/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - Un an après la Zeitenwende, où en est l'Allemagne ?

[Le monde vu d'ailleurs] - Un an après la Zeitenwende, où en est l'Allemagne ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il revient sur la politique de l'Allemagne, un an après l'annonce du Zeitenwende, ce "changement d’époque" amorcé par Olaf Scholz.

La forte dépendance envers les fournitures d'énergie russe a été supprimée, le renforcement de la Bundeswehr (armée allemande) a pris du retard, malgré une opinion désormais majoritairement acquise à une hausse du budget de la défense. Même si le pacifisme traditionnel n'a pas disparu, ce dont témoignent les appels à des négociations avec Moscou, les Allemands continuent à soutenir la stratégie mise en œuvre vis-à-vis de la Russie. 

Un bilan mitigé

Un an après le discours historique prononcé le 27 février 2022 devant le Bundestag par le chancelier allemand, le bilan d’étape du "changement d'époque" ("Zeitenwende"), annoncé par Olaf Scholz pour tirer toutes les conséquences de l'agression russe en Ukraine, est nuancé. En matière énergétique, le virage est spectaculaire : la forte dépendance envers les importations de gaz et de pétrole russes a été éliminée et la construction de terminaux de gaz naturel liquéfié a été engagée. Néanmoins, "ceux qui espéraient une politique étrangère plus affirmée - que l'Allemagne assume un rôle correspondant à sa puissance économique - auront été déçus", écrit le FT, qui cite Friedrich Merz, président de la CDU : "l'impression subsiste que le chancelier hésite, procrastine et prend des décisions lorsqu'il y est contraint". Le journal britannique en veut pour preuve les tergiversations qui ont accompagné, fin janvier, l'annonce de la livraison à l’Ukraine des chars Leopard 2, conditionnée par Olaf Scholz à une décision similaire des États-Unis. Les positions de Berlin y suscitent toujours une certaine irritation, ce dont témoignent les échanges acrimonieux entre l'Ambassadrice d'Allemagne à Washington et des sénateurs républicains, qui continuent à fustiger la politique énergétique et de défense de Berlin (décriée comme une "honte", une "énigme"). 

La présentation de la Stratégie nationale de sécurité, prévue par le contrat de coalition, a été repoussée en raison de désaccords entre la chancellerie fédérale et l'Auswärtiges Amt (office des Affaires étrangères allemand).

De l'aveu des autorités allemandes, l'objectif des 2 % du PIB consacrés à la défense paraît hors d'atteinte à court terme.

Le conseil national de sécurité, autre nouveauté, dont la création est prévue par le contrat de coalition, pourrait ne pas voir le jour du fait de ces dissensions. L'utilisation du fonds spécial ("Sondervermögen") de 100 milliards d’euros n'a pas vraiment débuté, alors que l'inflation ampute les fonds annoncés. De même, de l'aveu des autorités allemandes, l'objectif des 2 % du PIB consacrés à la défense paraît hors d'atteinte à court terme.

Le rapport que vient de publier la déléguée du Bundestag aux forces armées (Wehrbeauftragte) pointe ces insuffisances et ces retards. Le remplacement à la tête du ministère de la défense de Christine Lambrecht par Boris Pistorius - devenu en quelques semaines la personnalité politique la plus populaire du pays - et la nomination annoncée d’un nouvel inspecteur général à la tête de la Bundeswehr, devraient cependant accélérer le processus. En matière d'assistance bilatérale à l'Ukraine, selon l'Institut pour l'économie mondiale de Kiel, l'Allemagne se situe, en chiffres absolus (avec 6,15 milliards d’euros, soit 0,17 % du PIB), au premier rang des pays d'Europe continentale, devançant la Pologne (avec 3,56 milliards d’euros, soit 0,63 % du PIB), et loin devant la France (avec 1,67 milliards d’euros, soit 0,07 % du PIB).

Une prise de conscience des enjeux de défense par l’opinion

Les enquêtes réalisées en 2021 et 2022 pour le compte de la Fondation Friedrich Ebert (FES), proche du SPD, mettent en évidence l'évolution de l'opinion allemande. Près des deux-tiers des électeurs de la CDU/CSU et du SPD sont désormais favorables à une hausse du budget de la défense. La "culture de la retenue" qui a dominé l’histoire de la RFA reste toutefois ancrée : la part, minoritaire, des Allemands qui considèrent que "leur pays doit, si nécessaire, intervenir militairement dans des conflits" a peu évolué depuis 2021, et elle a même reculé chez les électeurs du FDP et de l'AfD. En termes d'affiliations politiques, le changement le plus net, s'agissant de l'attitude à adopter envers la Russie et la Chine et des crédits de défense, a eu lieu dans la mouvance social-démocrate. Les électeurs des Verts sont en effet les plus enclins à pratiquer une "politique de valeurs", mais restent sceptiques à l'égard des interventions militaires. Les sympathisants du parti libéral FDP sont sensibles aux conséquences économiques négatives du conflit en Ukraine, leurs opinions sont assez éloignées de celles des autres partenaires de la coalition. L'électorat du parti de gauche Die Linke a également évolué sur la Russie, sans pour autant renoncer au pacifisme et à une attitude critique envers l'OTAN et les États-Unis. Les partisans de l'AfD sont les seuls à ne pas avoir changé d'avis. 

La majorité des jeunes (18-29 ans) n'est pas favorable à un accroissement des dépenses de défense, qui est désormais approuvé par une majorité de l'opinion (52 %). Dans le même temps, les jeunes sont plus nombreux (41 %) que les 50 ans et plus (25 %) à accepter des interventions armées. Le clivage est-ouest subsiste puisque les habitants des Länder issus de l'ex-RDA sont plus hostiles à la hausse des dépenses militaires, à la livraison d'armes à l'Ukraine, aux États-Unis et à l'OTAN. Cela dit, la part des Allemands de l'Est estimant que la Russie constitue une menace pour la sécurité européenne est passée de 39 à 69 %, ce qui les rapproche des Allemands de l’ouest (78 %). Actuellement, les conséquences économiques et sociales négatives du conflit sont amorties par les mesures prises par le gouvernement fédéral.

Le clivage est-ouest subsiste puisque les habitants des Länder issus de l'ex-RDA sont plus hostiles à la hausse des dépenses militaires, à la livraison d'armes à l'Ukraine, aux États-Unis et à l'OTAN.

Ce large consensus pourrait, selon la FES, se fissurer si, comme il est probable, la guerre se prolonge et si Christian Lindner (FDP), ministre fédéral des Finances, dont le parti a essuyé plusieurs revers électoraux, insiste sur le retour à l'orthodoxie budgétaire et sur le respect du "frein à la dette" ("Schuldenbremse"), désactivé depuis plusieurs années. Des arbitrages douloureux devraient alors être opérés entre dépenses civiles et militaires. Signe de ces tensions à venir, la préparation du budget 2024 prend du retard.

Le débat sur l’ouverture de négociations avec Moscou

La société allemande est agitée par un débat sur l'attitude à adopter envers les livraisons d'armes et d'éventuelles négociations avec la Russie, observe Helmut K. Anheier. Sarah Wagenknecht, figure emblématique de Die Linke, en rupture avec son parti, et Alice Schwarzer, incarnation du féminisme historique outre-Rhin, ont pris l'initiative d'un manifeste, dont les quelque 700 000 signataires demandent à Olaf Scholz de "mettre un terme à l'escalade provoquée par les livraisons d'armes" et de "prendre la tête d'une alliance au niveau européen en faveur d'un cessez-le-feu et de négociations de paix". Agitant le spectre d'une "guerre mondiale et d'une guerre nucléaire", elles soulignent que "négocier ne veut pas dire capituler". Quant à Jürgen Habermas, il a publié récemment dans plusieurs journaux européens un plaidoyer en faveur de "négociations à caractère préventif " afin de rechercher "une solution de compromis qui ne permette pas à la partie russe d’obtenir un gain territorial par rapport à la situation du début du conflit, mais lui permette de sauver la face". Le philosophe admet toutefois qu'il n’y a "pour l’instant aucun signe montrant que Poutine serait disposé à entamer des négociations".

À ces appels à la négociation, l'historien Hans-Henning Schröder répond qu'aussi longtemps que le comportement des élites russes sera dominé par "la peur de leur propre société et de l'importation des idées libérales" et par la "glorification du passé", il n'y aura "ni solution politique, ni négociations de paix".

"La folle idéologie poutinienne a fait de l'anéantissement de l'Ukraine non pas un objectif quelconque mais une question de vie ou de mort pour la Russie".

Le plaidoyer de Jürgen Habermas en faveur de négociations rapides avec la Russie est "aussi indigent et ignorant" que le raisonnement de Sahra Wagenknecht et d'Alice Schwarzer, s’emporte le publiciste Richard Herzinger, ce grand intellectuel assimile "l'agresseur et l'agressé" et omet le fait que "la folle idéologie poutinienne a fait de l'anéantissement de l'Ukraine non pas un objectif quelconque mais une question de vie ou de mort pour la Russie".

"Peut-on vraiment attendre de Vladimir Poutine, de son discours guerrier, de ses menaces nucléaires et de ses mensonges" un véritable dialogue, demande Helmut K. Anheier. Conseiller diplomatique d'Angela Merkel de 2005 à 2017, Christoph Heusgen admet avoir sous-estimé la radicalisation du régime russe depuis une décennie, alors qu'à postériori on peut déceler une "ligne droite" menant de la "césure dramatique" de 2012, année du retour contesté au Kremlin de Vladimir Poutine, à la guerre en Ukraine. Le président de la conférence sur la sécurité de Munich juge que des négociations ne pourront s'engager que lorsque Vladimir Poutine aura pris conscience du fait qu'il ne peut atteindre son but de guerre - la soumission de l'Ukraine - et que Kiev aura admis que la reconquête de tous les territoires occupés exige trop de victimes. 

D'après les sondages les plus récents réalisés pour les chaînes TV publiques (ARD et ZDF), 62 % des personnes interrogées se prononcent en faveur d'une hausse du budget de la Bundeswehr, y compris au détriment d'autres dépenses ou d'un endettement supplémentaire. Le nombre d'Allemands (47 %) favorables à la poursuite de la livraison d'armes à l'Ukraine a augmenté depuis un an, et la part de ceux qui sont en faveur de sanctions contre la Russie est stable (43 %). Une majorité de l'opinion (53 %) juge insuffisants les efforts diplomatiques déployés pour mettre un terme au conflit, mais 73 % des personnes interrogées estiment qu'il revient à l'Ukraine de décider de l'ouverture de négociations avec Moscou et une majorité (54 %) sont hostiles à des concessions territoriales de la part de l'Ukraine pour mettre un terme au conflit. Dans ces conditions, Sarah Wagenknecht peine à convaincre : seuls 26 % des sondés se déclarent "satisfaits de son action".

La définition d’une nouvelle Ostpolitik

Le SPD s'emploie à donner corps à une nouvelle politique à l'égard de l'Europe centrale et orientale, qui était au cœur du discours prononcé fin août dernier à Prague par Olaf Scholz. À ce stade, estime la chercheuse polonaise Justyna Gotkowska, le résultat est contrasté. Début mars, Lars Klingbeil, co-président du parti, et Rolf Mützenich, chef du groupe social-démocrate au Bundestag, se sont rendus à Kiev, où ils ont été reçus par les plus hauts dirigeants ukrainiens, puis à Varsovie. 

Cheville ouvrière d'une Ostpolitik aujourd'hui largement discréditée, le SPD tente d'améliorer son image dans cette région, l’évolution de ces "deux anciens Russlandversteher" illustre les deux sensibilités qui co-existent au sein du parti. L'agression russe a conduit Lars Klingbeil, proche de l'ancien chancelier G. Schröder, à "faire son chemin de Damas", à affirmer aujourd'hui, à l'inverse de ce qui fût longtemps le mantra du SPD, qu'il "ne peut y avoir de sécurité que contre la Russie" et à revendiquer un leadership pour l'Allemagne en Europe. Rolf Mützenich admet des erreurs dans le jugement porté sur la Russie, tout en continuant à justifier la "politique de détente" du SPD.

Le SPD s'emploie à donner corps à une nouvelle politique à l'égard de l'Europe centrale et orientale, qui était au cœur du discours prononcé fin août dernier à Prague par Olaf Scholz.

Le président du groupe parlementaire SPD, dont le parcours est marqué par le pacifisme, rappelle régulièrement l'importance de la diplomatie, admettant cependant que la négociation avec Vladimir Poutine est aujourd'hui impossible. Il fait cependant part de ses réserves quand Boris Pistorius demande une rallonge supplémentaire de 10 milliards d’euros pour le budget de la défense, estimant "largement suffisantes" les ressources du "fonds spécial" et mettant l'accent sur d’autres urgences budgétaires. 

À Varsovie, Lars Klingbeil a présenté les axes d'une nouvelle Ostpolitik  social-démocrate européenne : l'UE doit être plus autonome et s'affirmer comme acteur de politique étrangère ; le pilier européen de l'OTAN doit être nettement renforcé, Berlin est aux côtés des pays d'Europe centrale et fait siens leurs intérêts de sécurité ; l'UE doit garantir son indépendance énergétique par rapport à la Russie ; une normalisation des relations avec Moscou ne peut intervenir "aussi longtemps que le régime de Vladimir Poutine poursuit son objectif impérialiste de conquête et d'oppression d'États souverains". Le conflit a mis en lumière la vulnérabilité de l'Arménie, du Belarus, de la Géorgie et de la Moldavie, relève Judy Dempsey. "La période pendant laquelle les gouvernements allemands regardaient leurs voisins à travers le prisme russe est révolue", en dépit des tensions actuelles entre Berlin et Varsovie, "le gouvernement d’Olaf Scholz doit coopérer plus étroitement avec les États baltes, la République tchèque et la Pologne", souligne la chercheuse. 

 

Copyright Image : Tobias SCHWARZ / AFP

Le chancelier allemand Olaf Scholz est photographié à côté du logo de la Bundeswehr alors qu'il s'adresse au personnel militaire dans le cadre de sa première visite au commandement territorial des forces armées allemandes de la Bundeswehr à la caserne Julius Leber à Berlin, Allemagne, le 28 février 2023.

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