Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
04/11/2022

[Le monde vu d'ailleurs] - Quel rôle pour l'Allemagne dans la Zeitenwende ?

[Le monde vu d'ailleurs] - Quel rôle pour l'Allemagne dans la Zeitenwende ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, le rôle de l'Allemagne dans la Zeitenwende. 

La "rupture historique" (expression du Président allemand Frank Walter Steinmeier, dans la lignée du Chancelier Scholz) provoquée par l'agression russe conduit à un réexamen des bases du succès du modèle allemand. Ses conséquences affectent aussi les liens avec les partenaires européens, France comprise. Le prochain test est la relation avec la Chine, Olaf Scholz est tenté d'inscrire ses pas dans ceux d’Angela Merkel pour éviter un nouveau choc à l'économie allemande. 

L’aggiornamento du Président Steinmeier 

Huit mois après le chancelier Scholz qui, au lendemain de l'invasion de l'Ukraine, évoquait un "changement d'époque" ("Zeitenwende"), le Président allemand Frank-Walter Steinmeier utilise des mots très forts ("face au mal, la bonne volonté ne suffit pas") à l'égard de la Russie actuelle ("il n'y a plus de place pour les vieux rêves, nos pays sont aujourd'hui en opposition"). Devant ce qu'il qualifie lui aussi de "rupture historique" ("Epochenbruch"), le Président fédéral appelle ses compatriotes à se préparer à une "phase de confrontation" et à des choix difficiles. La rupture intervenue le 24 février conduit en effet l'Allemagne à revoir profondément des éléments constitutifs de son modèle, à savoir sa triple dépendance envers les importations d'énergie russe, le marché chinois et la garantie de sécurité des États-Unis. Certaines des mesures prises ces derniers mois font débat au sein même du gouvernement fédéral. De manière très inhabituelle, Olaf Scholz a dû recourir à ses prérogatives de chancelier (Richtlinienkompetenz) pour imposer un compromis sur le report de la fermeture des trois dernières centrales nucléaires. 

Personnification d'une Ostpolitik aujourd'hui décriée, mais qui a reconnu ses erreurs, Frank-Walter Steinmeier a effectué en octobre une visite en Ukraine dans un climat apaisé. En avril, il avait en effet dû renoncer à accompagner ses homologues polonais et baltes à Kiev en raison des objections ukrainiennes. Recevant le Président fédéral, qui l'a assuré que "l'assistance économique, politique et militaire allemande se poursuivait aussi longtemps que nécessaire", Volodymyr Zelensky l'en a remercié et cité en exemple la fourniture de systèmes anti-aériens Iris-T. La même semaine, le patronat allemand a organisé le cinquième forum économique germano-ukrainien, suivi d'une conférence des donateurs, co-présidée par l'Allemagne (G7) et la Commission européenne. Dans une tribune conjointe, Olaf Scholz et Ursula von der Leyen ont appelé à mettre en place "un plan Marshall pour l'Ukraine". "L'Ukraine fait partie de la famille européenne. Je suis très sérieux en faisant cette promesse. Celui qui investit en Ukraine investit dans un futur État-membre", a déclaré le chancelier Scholz, convaincu que la reconstruction de l'Ukraine, "tâche d'une génération", devait débuter dès à présent. 

La guerre en Ukraine reste un facteur clivant dans le débat allemand 

Certains sujets comme la livraison d'armes à l'Ukraine restent contestés. Annalena Baerbock, ancienne co-présidente des Grünen, qui y est très favorable, se heurte à une opposition, notamment au sein du SPD. Le président du groupe parlementaire social-démocrate au Bundestag demande à la ministre fédérale des Affaires étrangères, qui a déjà effectué quatre visites en Ukraine, de rééquilibrer l'équation "droit à l'autodéfense/diplomatie". Rolf Mützenich s'appuie sur une enquête selon laquelle 60 % des Allemands soutiennent les appels en faveur d’une issue politique. L'attitude à adopter à l'égard de la Russie divise toujours le SPD. En 2021, le programme électoral du parti affirmait qu'il "ne peut y avoir de paix en Europe qu'avec la Russie", aujourd'hui son président, Lars Klingbeil souligne que "notre sécurité doit fonctionner sans la Russie". "Il ne peut et il n'y aura pas de retour au statu quo dans les relations avec la Russie", affirme-t-il. Au sein de la CDU, certains dirigeants comme le ministre-président de Saxe sont aussi hostiles à la livraison d'armes à l'Ukraine, Michael Kretschmer propose la reprise, une fois la guerre en Ukraine terminée, des livraisons de gaz russe et invite le gouvernement fédéral à investir davantage le terrain diplomatique. À l'inverse, les Verts soulignent qu'engager aujourd'hui des discussions en vue d'un cessez-le-feu affaiblirait la position de l'Ukraine.

Les sondages réalisés en octobre expriment une forte inquiétude de la population sur la situation économique [...] et une insatisfaction croissante de l'action du gouvernement fédéral.

Les sondages réalisés en octobre expriment une forte inquiétude de la population sur la situation économique (20 % des personnes interrogées la jugent bonne) et une insatisfaction croissante de l'action du gouvernement fédéral, qui n'est plus majoritaire dans l'opinion. Attaché à l’orthodoxie budgétaire, le FDP a essuyé cette année des revers cinglants dans les scrutins régionaux. Ce mécontentement est visible dans les Länder orientaux, des manifestations ont eu lieu contre la vie chère, la politique énergétique, les sanctions et en faveur de "la paix" en Ukraine. 

Des drapeaux russes ont été brandis, ce qui fait redouter à Bodo Ramelow, ministre-président de Thuringe, l'émergence d'un "nouveau Pegida", ce mouvement d'extrême-droite qui s'était développé à partir de 2014 dans l'ex-RDA avec la crise des réfugiés. Ancienne présidente du groupedie Linke (parti de gauche) au Bundestag, Sarah Wagenknecht fustige la politique "vraiment catastrophique" de la coalition, à qui elle reproche d'avoir "déclaré la guerre économique" à la Russie, de renoncer aux matières premières et à l'énergie bon marché sans disposer d'alternative, ce qui "menace l'industrie allemande, fondement de notre bien-être". Cette personnalité populaire dans une partie de l’électorat n’exclut pas de créer un nouveau parti qui ferait concurrence à l'AfD, créditée aujourd’hui de 15 % des intentions de vote (10 % aux élections législatives de 2021). 

Le choc créé par l'agression de l'Ukraine n'a pas modifié radicalement la conception que se font les Allemands du rôle de leur pays en Europe. Une récente enquête de la fondation Körber indique qu'une majorité (52 %) des sondés souhaite toujours que l’Allemagne fasse preuve de retenue dans les crises internationales, seuls 14 % sont favorables à un plus fort engagement, 90 % des Allemands refusent que leur pays se dote d'armes nucléaires, alors que 80 % redoutent que la guerre en Ukraine n'implique l'OTAN. Une majorité de 55 % considère que l'énergie peut être achetée auprès de pays non démocratiques. Les États-Unis demeurent le premier partenaire pour 36 % des personnes interrogées, la France est plébiscitée par 32 % d'entre elles.

La responsabilité des tensions franco-allemandes est diversement appréciée

Friedrich Merz, chef de l'opposition chrétienne-démocrate au Bundestag, impute au gouvernement fédéral la responsabilité des tensions entre Berlin et Paris, le président de la CDU s'inquiète des désaccords entre les deux capitales et d'un "isolement croissant" de l'Allemagne au sein de l'UE. Ancien président CDU de la commission des Affaires européennes du Bundestag, Günther Krichbaum déplore de la part de Berlin un "manque de communication". Alors que l'UE va s'élargir à l'Est et que son approfondissement dépend aussi des Européens de l'Est, "la Pologne, tout comme la France, a une importance centrale sur le plan économique, géographique et dans le domaine de la sécurité", écrit Wolfgang Schäuble, avocat d'une relance du triangle de Weimar afin d'aboutir à des propositions communes en matière de défense européenne. 

Tandis que die Linke attend une initiative franco-allemande en vue d'un cessez-le-feu en Ukraine, Nils Schmid, porte-parole du SPD pour la politique étrangère, déplore que la France "mette constamment en question le rapprochement des États des Balkans occidentaux avec l'UE". L'adhésion à l'UE de ces États candidats de longue date à l'UE est plus que jamais une priorité de la diplomatie allemande, renforcée par le constat dressé par Olaf Scholz à Prague d'un déplacement du centre de gravité du continent vers l'Est.

L'adhésion à l'UE de ces États candidats de longue date à l'UE est plus que jamais une priorité de la diplomatie allemande.

En juin dernier, Scholz a annoncé la reprise du "processus de Berlin", mis en place à l'initiative d'Angela Merkel en 2014 après l'annexion de la Crimée. Annalena Baerbock voit dans la signature, le 3 novembre, lors du sommet avec les Balkans occidentaux, d’accords de libre circulation et de reconnaissance réciproque des diplômes, un "grand pas" de ces pays vers un avenir commun. 

Les responsabilités des turbulences entre Berlin et Paris sont partagées, juge Marcel Fratzscher, le gouvernement allemand doit, selon lui, éviter un "cavalier seul" et endosser la responsabilité de la politique énergétique des "six précédents gouvernements allemands". Le risque évoqué à Berlin de voir les fournisseurs de gaz déserter le marché européen en cas de limitation des prix ne doit pas être négligé, note cet expert, le programme national de 200 Mds€, destiné à amortir la hausse de l'inflation et des prix de l'énergie, n'est pas contestable dans son principe, mais les critiques sur le manque de coordination et sur les distorsions de concurrence sont justifiées. Cet économiste proche du SPD invite Berlin à accepter, à l'exemple du programme Next Generation EU, un nouvel instrument de solidarité financière. Beaucoup de Français ne comprennent pas pourquoi ils devraient financer les conséquences de la dépendance de l'Allemagne envers le gaz russe, explique Michaela Wiegel. Quand Olaf Scholz déclare vouloir faire de la Bundeswehr la "première armée conventionnelle d'Europe", il sous-estime les craintes qui persistent en France à propos d'une Allemagne trop puissante, analyse la correspondante à Paris de la FAZ.

Éviter avec la Chine les erreurs commises avec la Russie

Les difficultés que doit affronter l'Allemagne du fait de sa dépendance envers l'énergie russe font redouter une situation comparable avec la Chine, partenaire économique et commercial essentiel de l'Allemagne (7,5 % des exportations, 12 % des importations). "Nous devons tirer les leçons" de notre expérience avec la Russie, notamment dans notre relation avec la Chine, souligne Frank-Walter Steinmeier. "Je le dis très clairement, une dépendance économique unilatérale nous expose à un chantage politique (...). Nous devons nous assurer que nous ne commettons pas à nouveau la même erreur", met aussi en garde Annalena Baerbock. D'après la fondation Körber, l'opinion est désormais sensible à ce risque, 66 % des Allemands interrogés souhaitent une réduction de la dépendance économique envers la Chine. 

66 % des Allemands interrogés souhaitent une réduction de la dépendance économique envers la Chine. 

La controverse autour de la prise de participation de l'entreprise chinoise COSCO dans l'un des terminaux du port de Hambourg (HHLA) montre que le gouvernement fédéral ne dispose pas de ligne claire en la matière. En dépit des réserves de six de ses ministres - dont ceux des Affaires étrangères et des Finances - et des services de renseignement, Olaf Scholz a fait prévaloir un compromis qui autorise COSCO à racheter 24,5 % (au lieu de 35 % comme prévu à l'origine) du capital de HHLA.

Certes, la Chine est déjà présente dans des infrastructures critiques du continent européen, notamment chez les concurrents (Anvers, Rotterdam, Zeebrugge) du port de Hambourg, observe Marcel Fratzscher, mais c'est un exemple supplémentaire de la politique de "cavalier seul", alors que l'UE a besoin d'une stratégie commune vis-à-vis de Pékin. Les conséquences, politiques et économiques, d'erreurs envers la Chine seraient encore plus graves que celles commises avec la Russie, avertit l'économiste. Une étude récente de l'institut Mercator expose les interrogations de l'industrie automobile allemande sur la stratégie à suivre en Chine. 

En 2019, un rapport du BDI avait déjà alerté sur le risque d'une dépendance trop marquée envers le marché chinois, mais plusieurs grandes sociétés allemandes, comme BMW et BASF, ont récemment ouvert des sites de production en Chine. Les investissements européens en Chine sont de plus en plus le fait d'un petit nombre de grands groupes allemands, observe le Rhodium group. Selon la FAZ, plusieurs dirigeants d'entreprises du DAX auraient toutefois renoncé à accompagner Olaf Scholz à Pékin. Ce déplacement, peu après le XXème congrès du PCC, qui accentue l'évolution autoritaire du régime chinois, suscite des interrogations. "Le système politique chinois a beaucoup changé ces dernières années, aussi devons-nous aussi modifier notre politique chinoise", souligne Annalena Baerbock. D'où la nécessité, selon elle, de marquer à Pékin que "les conditions équitables de la concurrence, les droits de l'homme et le respect du droit international constituent les fondements de la coopération internationale". D'aucuns comme Henning Hoff regrettent aussi que le chancelier n'ait pas donné suite à la proposition d'Emmanuel Macron d'effectuer une visite conjointe et ainsi manqué une occasion de manifester concrètement la cohésion européenne.

 

Copyright : John MACDOUGALL / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne