Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, le rôle de l'Allemagne dans la Zeitenwende.
La "rupture historique" (expression du Président allemand Frank Walter Steinmeier, dans la lignée du Chancelier Scholz) provoquée par l'agression russe conduit à un réexamen des bases du succès du modèle allemand. Ses conséquences affectent aussi les liens avec les partenaires européens, France comprise. Le prochain test est la relation avec la Chine, Olaf Scholz est tenté d'inscrire ses pas dans ceux d’Angela Merkel pour éviter un nouveau choc à l'économie allemande.
L’aggiornamento du Président Steinmeier
Huit mois après le chancelier Scholz qui, au lendemain de l'invasion de l'Ukraine, évoquait un "changement d'époque" ("Zeitenwende"), le Président allemand Frank-Walter Steinmeier utilise des mots très forts ("face au mal, la bonne volonté ne suffit pas") à l'égard de la Russie actuelle ("il n'y a plus de place pour les vieux rêves, nos pays sont aujourd'hui en opposition"). Devant ce qu'il qualifie lui aussi de "rupture historique" ("Epochenbruch"), le Président fédéral appelle ses compatriotes à se préparer à une "phase de confrontation" et à des choix difficiles. La rupture intervenue le 24 février conduit en effet l'Allemagne à revoir profondément des éléments constitutifs de son modèle, à savoir sa triple dépendance envers les importations d'énergie russe, le marché chinois et la garantie de sécurité des États-Unis. Certaines des mesures prises ces derniers mois font débat au sein même du gouvernement fédéral. De manière très inhabituelle, Olaf Scholz a dû recourir à ses prérogatives de chancelier (Richtlinienkompetenz) pour imposer un compromis sur le report de la fermeture des trois dernières centrales nucléaires.
Personnification d'une Ostpolitik aujourd'hui décriée, mais qui a reconnu ses erreurs, Frank-Walter Steinmeier a effectué en octobre une visite en Ukraine dans un climat apaisé. En avril, il avait en effet dû renoncer à accompagner ses homologues polonais et baltes à Kiev en raison des objections ukrainiennes. Recevant le Président fédéral, qui l'a assuré que "l'assistance économique, politique et militaire allemande se poursuivait aussi longtemps que nécessaire", Volodymyr Zelensky l'en a remercié et cité en exemple la fourniture de systèmes anti-aériens Iris-T. La même semaine, le patronat allemand a organisé le cinquième forum économique germano-ukrainien, suivi d'une conférence des donateurs, co-présidée par l'Allemagne (G7) et la Commission européenne. Dans une tribune conjointe, Olaf Scholz et Ursula von der Leyen ont appelé à mettre en place "un plan Marshall pour l'Ukraine". "L'Ukraine fait partie de la famille européenne. Je suis très sérieux en faisant cette promesse. Celui qui investit en Ukraine investit dans un futur État-membre", a déclaré le chancelier Scholz, convaincu que la reconstruction de l'Ukraine, "tâche d'une génération", devait débuter dès à présent.
La guerre en Ukraine reste un facteur clivant dans le débat allemand
Certains sujets comme la livraison d'armes à l'Ukraine restent contestés. Annalena Baerbock, ancienne co-présidente des Grünen, qui y est très favorable, se heurte à une opposition, notamment au sein du SPD. Le président du groupe parlementaire social-démocrate au Bundestag demande à la ministre fédérale des Affaires étrangères, qui a déjà effectué quatre visites en Ukraine, de rééquilibrer l'équation "droit à l'autodéfense/diplomatie". Rolf Mützenich s'appuie sur une enquête selon laquelle 60 % des Allemands soutiennent les appels en faveur d’une issue politique. L'attitude à adopter à l'égard de la Russie divise toujours le SPD. En 2021, le programme électoral du parti affirmait qu'il "ne peut y avoir de paix en Europe qu'avec la Russie", aujourd'hui son président, Lars Klingbeil souligne que "notre sécurité doit fonctionner sans la Russie". "Il ne peut et il n'y aura pas de retour au statu quo dans les relations avec la Russie", affirme-t-il. Au sein de la CDU, certains dirigeants comme le ministre-président de Saxe sont aussi hostiles à la livraison d'armes à l'Ukraine, Michael Kretschmer propose la reprise, une fois la guerre en Ukraine terminée, des livraisons de gaz russe et invite le gouvernement fédéral à investir davantage le terrain diplomatique. À l'inverse, les Verts soulignent qu'engager aujourd'hui des discussions en vue d'un cessez-le-feu affaiblirait la position de l'Ukraine.
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