Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
17/11/2022

[Le monde vu d'ailleurs] - L'Ukraine, symbole des complexités de la relation Ankara-Moscou

[Le monde vu d'ailleurs] - L'Ukraine, symbole des complexités de la relation Ankara-Moscou
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, la relation Ankara-Moscou.

À la faveur de la guerre menée par la Russie en Ukraine, la relation pragmatique russo-turque a pris une ampleur nouvelle, les deux pays sont attentifs à ce que les divergences existant sur de nombreux sujets (Syrie en particulier) n’aient pas d’impact négatif sur cette coopération, notamment économique, qui devient essentielle pour la survie des deux régimes en place.

Les dirigeants turcs et russes ont une perception voisine des relations internationales (ressentiment et animosité envers un Occident qui les aurait rejetés, sentiment impérial toujours fort, vision multipolaire du monde…). Depuis les années 2000, les perspectives d'intégration à l'Occident de leurs pays se sont progressivement éloignées (candidature de la Turquie à l'UE, intégration de la Russie à la communauté occidentale), alors que les régimes Erdoğan et Poutine revêtent des traits de plus en plus conservateurs et autoritaires. Les figures d'Alexeï Navalny et d'Osman Kavala illustrent la répression de l'opposition démocratique en Russie et en Turquie. En dépit des divergences importantes sur nombre de questions régionales (Arménie/Azerbaïdjan, Ukraine, Kurdes, Syrie, Libye) et des crises bilatérales de ces dernières années (destruction d'un chasseur russe par l'armée turque en 2015, assassinat de l'Ambassadeur de Russie en 2016), Ankara et Moscou ont entamé un rapprochement, qui s'est accéléré après le soutien apporté par le Président Poutine à son homologue turc lors de la tentative de coup d'État dont il a fait l'objet en juillet 2016, qui contrastait avec l'attitude d'expectative adoptée par les dirigeants occidentaux. C'est une coopération pragmatique, favorisée par la dégradation des relations des deux pays avec l'Occident, qui s’est développée, l'audience des courants eurasiatiques, incarnés par Alexandre Douguine et Doğu Perinçek, demeure restreinte dans les deux pays. 

Le soutien diplomatique et militaire turc à Kiev

Du fait de ses liens historiques avec cette communauté, la Turquie porte un grand intérêt au sort des Tatars de Crimée, ce qui contribue à expliquer le refus de reconnaître l'annexion de la presqu'île. Erdoğan a pris clairement position en faveur du respect de l'intégrité territoriale de l'Ukraine. La Turquie est aussi très attachée à l'équilibre des forces en mer Noire et au maintien de l'indépendance de l'Ukraine afin d'éviter une suprématie russe dans cette région, facteur d’instabilité régionale et menace à sa propre sécurité. Peu après le déclenchement de "l'opération militaire spéciale" russe en Ukraine, Ankara a invoqué la convention de Montreux de 1936 qui, en temps de guerre, "interdit aux bâtiments de guerre de toute Puissance belligérante de passer à travers les Détroits". 

Depuis l'annexion de la Crimée et l'ingérence dans le Donbass, Kiev s'est engagé dans le renforcement de son potentiel militaire, auquel la Turquie a contribué.

Depuis l'annexion de la Crimée et l'ingérence dans le Donbass, Kiev s'est engagé dans le renforcement de son potentiel militaire, auquel la Turquie a contribué.

C'est ainsi qu'ont été livrés les drones Bayraktar TB-2, réputés pour leur efficacité, et que la première corvette de classe Ada a été remise en septembre à la marine ukrainienne. Bien qu'une part importante des céréales ukrainiennes soit désormais exportée par la voie terrestre, la diplomatie turque a joué un rôle essentiel dans l'accord négocié avec les Nations Unies qui prévoit la mise sur pied à Istanbul d'un centre de coordination pour inspecter les cargaisons des navires qui transportent par la mer Noire les produits agricoles ukrainiens, qui doit être prolongé le 19 novembre.

C'est aussi la Turquie qui a accueilli, à Antalya puis à Istanbul, les discussions russo-ukrainiennes sur les moyens de mettre un terme au conflit, que l'évolution de la situation sur le terrain au bénéfice de Kiev a rendu sans objet. 

L'équilibrisme turc à l’œuvre dans la guerre russo-ukrainienne

L'engagement turc dans la guerre russo-ukrainienne s'apparente à un délicat exercice d'équilibre, marqué par la volonté d'aider l'Ukraine et de maintenir une certaine solidarité avec l'Occident, caractérisé aussi par le souci d'éviter la confrontation avec la Russie et de tirer profit des effets des sanctions occidentales à l'encontre de la Russie, considérations auxquelles s'ajoute la volonté de renforcer le poids diplomatique de la Turquie. Ces dernières années, notamment depuis le coup d'État manqué de 2016, imputé par le pouvoir turc à la confrérie de F. Gülen, réfugié aux États-Unis, la relation entre Ankara et Washington, qui se voit également reprocher son appui aux Kurdes du PKK/PYD, connaît des tensions, accentuées par l'acquisition auprès de la Russie de systèmes anti-missiles S-400. Les Turcs, explique Tacan Ildem, assimilent volontiers les États-Unis et l'Alliance atlantique. 

La question kurde demeure une pierre d'achoppement dans les relations Turquie/OTAN, Ankara se donne toujours la possibilité de bloquer le processus de ratification des demandes d'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'Alliance. Le conflit russo-ukrainien a incontestablement contribué à restaurer l'image de la Turquie comme un acteur géopolitique majeur et accru la visibilité du Président Erdoğan sur la scène internationale, observe Aslı Aydıntaşbaş. La plupart des Turcs souscrivent à cette stratégie d'équilibre et à cette position de quasi-neutralité entre l'Occident et la Russie, relève Tacan Ildem, qui fait qu'Ankara n'applique pas les sanctions occidentales décidées contre la Russie et continue à autoriser les vols commerciaux dans son espace aérien, mais a imposé des restrictions aux aéronefs militaires. 

Le conflit russo-ukrainien a incontestablement contribué à restaurer l'image de la Turquie comme un acteur géopolitique majeur et accru la visibilité du Président Erdoğan sur la scène internationale.

Pour la Russie, devenue "un paria" en Occident, la Turquie est désormais un "havre", le "seul pays en Europe dans lequel les sociétés russes sont accueillies à bras ouverts", observe The Economist. Bien que les autorités turques demeurent attentives à ne pas provoquer de sanctions occidentales - les banques turques ont récemment renoncé au système russe de paiement MIR - Ankara est en passe de devenir l'un des tout premiers partenaires commerciaux de Moscou. Cette année, note l'hebdomadaire britannique, le volume des échanges russo-turcs a d'ores et déjà franchi le seuil des 50 Mds $, nettement inférieur toutefois au commerce UE/Turquie (157 Mds€ en 2021). En octobre, les exportations turques se sont accrues de 86 % pour atteindre 1,15 Md $ et les importations de Russie ont plus que doublé, s'établissant à 5 Mds $, selon le FT, la Turquie importe désormais de Russie 50 % de son gaz naturel et 60 % de son pétrole, elle a récemment accepté de payer dorénavant en roubles 25 % du gaz russe. Vladimir Poutine a proposé à son homologue turc de créer en territoire turc un "hub gazier" destiné à se substituer aux gazoducs Nord stream, proposition que Recep Tayyip Erdoğan a promis d'étudier. On observe aussi en Russie une forte hausse des importations de produits technologiques à partir de la Turquie. Beaucoup d'entreprises russes s'y sont relocalisées, Moscou est une source d'argent frais pour une économie turque, en proie à de sérieuses difficultés de financement et à une très forte inflation. Moscou a injecté plusieurs milliards de dollars dans la construction de la centrale nucléaire d'Akkuyu. La Turquie accueille de nombreux touristes (4 millions pendant les neuf premiers mois de l'année) ainsi que des hommes russes qui fuient la mobilisation, les Russes sont cette année les premiers acquéreurs étrangers de biens immobiliers en Turquie. 

Les divergences sur les questions régionales ne sont pas un obstacle à la coopération entre Ankara et Moscou

La Syrie a été le laboratoire de cette coopération russo-syrienne, avec la mise sur pied en 2017 du processus d'Astana avec l'Iran. La Russie est désormais au contact de la Turquie, non seulement au nord, en mer Noire, mais également au sud, en Syrie, sa présence militaire côtoie l'armée turque à Idlib. La question des réfugiés syriens, qui représentent l'essentiel des quelques cinq millions de réfugiés accueillis en Turquie, est devenue un problème politique. 

La question des réfugiés syriens, qui représentent l'essentiel des quelques cinq millions de réfugiés accueillis en Turquie, est devenue un problème politique.

Cette situation accentue les fortes tensions économiques et sociales, les autorités d'Ankara redoutent une reprise des combats à Idlib, qui provoquerait un nouvel afflux de réfugiés, elles sont dépendantes du bon vouloir de Moscou pour maintenir le statu quo et mener à bien leur projet de réinstallation de réfugiés syriens dans les régions qu'elles contrôlent au nord du pays. Il est vrai, rappelle Kirill Semionov, qu'à Chypre avec la "république turque de Chypre du nord" ("RTCN") la Turquie "dispose d'une grande expérience en matière d'administration, civile et militaire, de territoires au statut indéterminé" qui pourrait s'avérer utile pour gérer ces "protectorats".

En Syrie, "l'impasse subsiste, note Andreï Issaev, une manifestation de faiblesse, sous forme de concessions unilatérales, peut saper les positions diplomatiques de Moscou et d'Ankara", mais "la Russie 'comprend' les inquiétudes des partenaires turcs sur les menaces terroristes provenant du territoire syrien". Les autorités turques ont immédiatement attribué au PKK l'attentat qui a causé six morts à Istanbul, le 13 novembre, elles laissent planer la menace d'une opération militaire dans le nord syrien (Tall Rifaat, Manbij, Kobane), agitée ces derniers mois par R.T. Erdoğan. La réduction du dispositif militaire russe en Syrie pourrait aussi inciter certains groupes d'opposition à renouveler leurs attaques contre le régime de Damas.

La diplomatie turque entend également affirmer sa présence en Asie centrale, dans l’ancien pré-carré de Moscou. Lors du récent sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai, en septembre à Samarcande, le Président turc a annoncé son intention de ne plus se contenter du statut de "partenaire de dialogue" et de devenir l'an prochain membre à part entière de l'organisation. C'est également à Samarcande qu'a eu lieu, le 11 novembre, le premier sommet de "l'organisation des États turciques"  (OET), qui succède au "conseil turcique", dont sont membres, outre la Turquie, l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan et l'Ouzbékistan, la Hongrie et le Turkménistan étant observateurs, ce qui représente une population de 160 millions de personnes et 3 % du PIB mondial, relève Stanislav Ivanov, expert de l'IMEMO. La question des infrastructures de transport était au centre des discussions, un fonds d'investissement doté de 500 millions de dollars a été mis sur pied. Les dirigeants des ex-républiques soviétiques sont intéressés à promouvoir dans ce cadre la coopération économique et culturelle et les réseaux de transport, ils souhaitent toutefois limiter la discussion des questions politiques et sécuritaires et des crises aux problèmes globaux de la région et, selon l'expression d'un site russe spécialisé, refusent de reconnaître la Turquie comme un "grand frère". Aussi ont-ils écarté la candidature de la "RTCN", reconnue uniquement par Ankara, à un statut d'observateur de l'OET. 

La relation transactionnelle Ankara-Moscou préfigure-t-elle le monde de demain ?

"Si vous voulez comprendre la politique internationale dans cette ère nouvelle, regardez au sud, sur la rive opposée de la mer Noire", écrit le politologue Fiodor Loukjanov, qui avoue être impressionné par "la capacité du Président turc à obtenir des dividendes géopolitiques" de la crise en Ukraine, elle marque, selon cet expert russe, "l'apothéose de l'art d'Erdogan". Ce modèle de "coopération compétitive" montre comment la Turquie peut coexister avec un poids-lourd régional dans une relation transactionnelle, estime pour sa part Aslı Aydıntaşbaş. Trois principes guident aujourd'hui la politique turque de la Russie, analyse Maxim Suchkov, chercheur au MGIMO : la compréhension des enjeux de sécurité turcs, la prise en compte des "lignes rouges" et des marges de compromis possibles, l'utilisation des erreurs des autres partenaires d'Ankara, notamment des États-Unis. Pour Moscou, la coopération avec la Turquie lui permet de renforcer sa souveraineté stratégique, alors que cette dernière voit dans la Russie le moyen d'affirmer son autorité de grande puissance. Tant que ce commun dénominateur subsiste, "la plasticité de ces relations l'emportera sur la fragilité", affirme Maxim Suchkov. Il est vrai aussi que le tour pris par ces relations doit beaucoup à la personnalité des deux Présidents turc et russe, "plus à l’aise dans un monde où les alliances sont transitoires et transactionnelles et où les grandes puissances traditionnelles déterminent l’agenda", comme le remarque Thomas de Waal. Ces deux dirigeants, menacés l'un par une défaite militaire en Ukraine, l'autre par une défaite électorale, l'an prochain, partagent un même objectif, se maintenir au pouvoir, et leur collaboration y contribue.

 

Copyright : Vyacheslav PROKOFYEV / SPUTNIK / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne