Les amendements adoptés en 2020 modifient en effet l'identité constitutionnelle du pays, ils mettent en cause le pluralisme idéologique et politique, la primauté du droit international et les jugements de la CEDH, ils interdisent aux citoyens détenteurs d'une autre nationalité ou d'un permis de résidence à l'étranger d'occuper des emplois publics, ce qui traduit concrètement la volonté du Kremlin de "nationalisation des élites" russes.
Dans un article intitulé "la solitude du sang-mêlé", publié il y a quatre ans, Vladislav Sourkov, ancienne éminence grise du Kremlin, explique que l'année 2014 marque "la fin du cheminement épique de la Russie vers l'Occident, la fin des tentatives répétées et invariablement vouées à l’échec de devenir partie de la civilisation occidentale". Le conflit avec l'Ukraine a provoqué un tournant dans la perception de la Russie comme puissance européenne, il a mis fin à ses deux grands projets géopolitiques ("grande Europe" et "grande Eurasie"), et la conduit au repli, explique l’historien Igor Torbakov. D'où le regain d'intérêt pour Vadim Tsymboursky, auteur en 1993 d'un ouvrage de référence, "l'île Russie", dans lequel il se fait l'avocat d'une Russie insulaire. Vadim Tsymboursky met cependant en garde contre la transformation de la Russie en une "troisième Rome" et contre le "rassemblement des terres russes", tout en considérant, note Torbakov, que l'Ukraine orientale, la Crimée et certains territoires du Caucase et d'Asie centrale appartiennent au "plateau continental" russe. Vadim Tsymboursky s'est avéré prophète en ayant compris, voici trente ans, qu'il n'y avait pas d'alternative à "l'île Russie", estime le politologue Boris Mejouev, mais il a eu tort, selon lui, de considérer que "l'Occident n'absorberait pas de manière agressive les territoires limitrophes". Des intellectuels libéraux se sont aussi ralliés à l'idée d'un conflit civilisationnel avec l'Occident. En février 2021, le metteur en scène Konstantin Bogomolov dénonce "l'enlèvement de l'Europe 2.0", manifeste dans lequel il fustige des valeurs qui ont, selon lui, transformé "le monde occidental actuel en nouveau Reich moral", doté d'une "éthique nouvelle" rappelant le national-socialisme, il appelle à "décrocher le wagon russe" du "train fou" européen, ce "nouveau totalitarisme" en charge de la police de la pensée se montrant encore plus inquisiteur que l'ancien, puisqu'il cherche à "contrôler les émotions".
La "guerre de civilisation" menée par l'Occident
L'invasion de l'Ukraine va radicaliser le discours du Kremlin. S'il refuse d'employer le mot "guerre" à propos de l'Ukraine, Vladimir Poutine accuse les Occidentaux de vouloir "éliminer nos valeurs traditionnelles pour nous imposer leurs fausses valeurs". Le 16 mars, il dénonce leur soutien à une "cinquième colonne", à des "nationaux traîtres", qui "gagnent de l'argent dans notre pays, mais vivent là-bas, non pas au sens géographique mais dans leur esprit, dans leur mentalité servile" et qui "prétendent appartenir à une caste, à une race supérieure". "Mais toute nation, et plus encore le peuple russe, affirme Poutine, sera toujours capable de distinguer les vrais patriotes de la racaille et des traîtres et de les recracher comme on le fait avec un moucheron avalé par mégarde". Il se déclare "convaincu qu'un processus d'autopurification de la société renforcera notre pays, notre solidarité et notre cohésion". Nikolaï Patrouchev se montre aussi violent dans sa dénonciation des États-Unis, qui ont créé "un empire du mensonge, fondé sur l'humiliation et l'anéantissement de la Russie" et qui "utilisent leurs protégés à Kiev pour créer un antipode à notre pays, choisissant cyniquement pour cela l'Ukraine, tentant de diviser un peuple en réalité uni". Il y a quelques jours, le secrétaire du conseil de sécurité affirme que l'Occident, "depuis huit ans, a tenté d'imposer au peuple ukrainien des valeurs qui lui sont étrangères". Le patriarche de l'Église orthodoxe russe Kirill sanctionne de son autorité ce discours qui, le 6 mars 2022, déclare que "ce qui se passe aujourd'hui dans le Donbass ne relève pas uniquement de la politique (...). Dans le Donbass, il y a un rejet fondamental des soi-disant valeurs proposées aujourd’hui par ceux qui prétendent au pouvoir mondial".
Des propagandistes proches du pouvoir emboîtent le pas à ce discours martial et clivant. Anna Chafran et Andreï Ilnitski considèrent que, "fin février 2022, a débuté une nouvelle phase du combat du Bien et du Mal", qui traduit une "accentuation de la confrontation historique entre la Russie et l'Occident", sous la forme d'un "conflit de civilisation" entre la "cancel culture" et le nouveau monde en gestation. En proie à des "troubles mentaux" l'Occident a déclaré à la Russie "une guerre d'anéantissement", affirment-ils, mais cet Occident est "un colosse civilisationnel aux pieds d'argile", c'est un "monstre immuno-déficitaire", une action, même faible, sur lui "peut s'avérer mortelle".
Ajouter un commentaire