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12/07/2022

Le Maroc et la Guerre en Ukraine : position et conséquences 

Trois questions à Jamal Machrouh

Le Maroc et la Guerre en Ukraine : position et conséquences 
 Jamal Machrouh
Senior Fellow, Policy Center for the New South

Le Maroc n'a pas voté à l'Assemblée générale de l'ONU du 2 mars, qui exigeait que la Russie "retire immédiatement, complètement et inconditionnellement toutes ses forces militaires du territoire ukrainien internationalement reconnu." Comment expliquez-vous cette décision ? D'une manière plus générale, quelle est la position du Maroc par rapport à la guerre en Ukraine ?

Après les "trente années glorieuses de paix", l'Europe est aujourd’hui le théâtre d'une guerre symétrique et totale. Cela constitue un point de basculement majeur dans le système européen, mais aussi mondial. Le voisinage du sud de l'Europe se trouve particulièrement impacté, et ce pour deux raisons essentielles.La première tient à l'intensité de ses liens géographiques, économiques et politiques avec les pays européens. La seconde, quant à elle, s’attache aux demandes de l’Occident, sinon d'un alignement mécanique, du moins, d'une solidarité agissante avec ses positions et décisions visant à sanctionner la Russie pour son invasion de l'Ukraine. 

Dès le déclenchement de la crise ukrainienne, le Maroc, dont l'Europe est un partenaire stratégique et historique, a adopté une position claire et constante basée sur deux principes fondamentaux : le soutien à l’intégrité territoriale de l'Ukraine, et la préférence des modes pacifiques de résolution de conflits

Le Maroc, dont l'Europe est un partenaire stratégique et historique, a adopté une position claire et constante.

Cette position, exprimée par le Ministère des affaires étrangères du Maroc dans son communiqué du 26 février 2022, a été réaffirmée à l'occasion de l’adoption par l'Assemblée Générale des Nations Unies, le 2 mars, de la résolution intitulée "Agression contre l'Ukraine"; résolution qui "exige que la Fédération de Russie retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l'intérieur des frontières internationalement reconnues du pays".

Le Maroc n'a pas pris part au vote du 2 mars. Sept autres pays africains, dont le Togo et l'Éthiopie, ont fait de même. Cette position est à différencier de l'abstention et ne doit ni être interprétée comme un signe d’indifférence à l'égard du conflit, ni comme un vote contre cette résolution. 

Et c’est justement pour lever toute ambiguïté sur ce point que le jour-même de l'adoption de la résolution, le Ministère des affaires étrangères marocain a publié une déclaration officielle, précisant que "La non-participation du Maroc ne saurait faire l’objet d’aucune interprétation par rapport à sa position de principe concernant la situation entre la Fédération de Russie et l’Ukraine, telle que réaffirmée dans le Communiqué [...] du 26 février 2022". Ajoutant que "Le Royaume du Maroc réaffirme son fort attachement au respect de l'intégrité territoriale, de la souveraineté et de l'unité nationale de tous les états membres des Nations Unies".

Dans un article de The Economist, une batterie d'arguments sont avancés afin d’expliquer la "non-adhésion" de presque la moitié des pays africains à la résolution occidentale. Cela va, selon le journal britannique, des méfaits de l’héritage du colonialisme, ces derniers conduisant à à une réticence à soutenir ce qui pourrait être perçu comme une "cause occidentale", au succès de la Russie à étendre son influence dans plusieurs pays africains, ceci moyennant la fourniture d'armes et de mercenaires.

Dans le cas précis du Maroc, certains experts ont émis l'hypothèse selon laquelle la non-participation du Maroc au vote était animée par le souci de ne pas donner à l'Algérie - alliée stratégique et historique de la Russie - une carte à mobiliser contre les intérêts fondamentaux du Royaume dans le bras de fer qui oppose les deux voisins au sujet du Sahara marocain. Selon certains experts, la non-participation du Maroc au vote s'explique par la relation houleuse que le Royaume entretient avec l'Algérie. Dans le cadre du conflit qui les oppose sur le contrôle de la partie ouest du Sahara, le Maroc ne voulait pas donner à son voisin de l'Est - allié historique de la Russie - une carte supplémentaire à jouer contre ses intérêts propres.

Quelles que soient les motivations profondes derrière la non-participation au vote du 2 mars, la position du Maroc ne semblerait exprimer ni un revirement stratégique, puisque le Royaume reste fortement attaché à ses partenariats traditionnels et aux principes fondamentaux de la charte de l'ONU, ni une manœuvre tactique. En effet, la majorité des 2/3, nécessaire à l’adoption de la résolution, était largement réunie, et cela bien avant le jour du vote.

La position du Maroc ne semblerait exprimer ni un revirement stratégique, ni une manœuvre tactique.

En tout état de cause, le vote de la résolution du 2 mars a été l'occasion pour le Maroc de réitérer avec force son attachement immuable aux principes fondamentaux inscrits dans la charte de l'ONU, et, à leur tête, le principe d’interdiction du recours à la force contre l'intégrité territoriale des États membres, l'Ukraine, y compris, bien entendu. 

Il est intéressant de relever la constance et la cohérence avec laquelle la diplomatie marocaine brandit la négociation comme seul moyen d’apporter une solution à la crise ukrainienne. Une telle préférence prend en considération le caractère atypique d’une guerre qui implique un pays membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU disposant, de surcroît, d'une grande capacité de dissuasion nucléaire. Il ne fait l'ombre d’aucun doute que le droit de veto, additionné au spectre de l'arme nucléaire, paralyse le système de sécurité collective onusien et ampute à ses résolutions toute portée pratique.

En effet, le système onusien, agissant conformément à la résolution 377, ne peut pas constituer une alternative fiable pour trouver une solution contraignante à un litige, ceci dès lors qu'il implique une puissance nucléaire membre permanent du Conseil de sécurité. C'est pourquoi, il paraît plus constructif de croire en la force de la diplomatie et le génie du compromis pour trouver des solutions fiables et durables

Quelles sont les conséquences économiques actuelles et à plus long terme de la guerre en Ukraine sur le Maroc ? 

Dans un monde d’interactions globalisées et instantanées, l'onde de choc des crises internationales, qu’elles soient économiques, sanitaires ou militaires, gagne rapidement tous les continents. Plus particulièrement, la guerre en Ukraine aggrave les dysfonctionnements d’un système de régulation économique international déjà affaibli par la pandémie du Covid-19, et la rivalité stratégique entre américains et chinois. Les pays du Sud, parce qu’ils ne disposent pas des mêmes capacités de résilience et d’alliances que les grandes puissances, pourraient devenir rapidement les victimes collatérales de la guerre en Ukraine. Comme dit le proverbe laotien, "quand deux éléphants se battent, ce sont les fourmis qui meurent". 

Dans le cas précis du Maroc, il est possible d'identifier trois conséquences économiques majeures  : 

  • Premièrement, la flambée des prix des produits pétroliers. En effet, la guerre en Ukraine et les sanctions occidentales à l’encontre de la Russie ont engendré une envolée des cours des produits pétroliers. Ceci impacte directement le Maroc qui dépend presque entièrement des importations de ces produits. Rappelons ici que la loi de finance actuellement en vigueur au Maroc a été arrêtée sur la base d’un prix de pétrole ne dépassant pas les 80 $, alors même que les prix constatés sur le marché mondial dépassent aujourd’hui les 120$. Résultat, les prix à la pompe au Maroc ont enregistré des records successifs, dépassant la barre de 15 dirhams le litre de gasoil (soit 1,46 euros le litre).
     
  • Deuxièmement, la crise alimentaire se profile à l'horizon. Troisième pays consommateur du blé en Afrique, le Maroc importe une bonne quantité de céréales pour assurer sa sécurité alimentaire. Le volume de ses importations fluctue selon les années au gré de la pluviométrie nationale. Étant donné que l'année en cours demeure parmi les plus faibles en termes de précipitation, le pourcentage des importations dans la consommation globale sera sans doute très important. La récolte prévue n’étant que de 32 millions de quintaux contre 103,2 millions pour l’année 2020-2021. Or, la continuation de la guerre en Ukraine et la persistance des problèmes qui empêchent l'acheminement des produits alimentaires ukrainiens via la mer noire aggravent la crise alimentaire mondiale et posent un véritable défi de sécurisation des importations.
     
  • Troisièmement, le risque de ralentissement économique de l'espace européen. L'Europe constitue, de loin, le premier partenaire commercial et économique du Royaume. Elle est surtout la destination de presque 60 % des exportations marocaines. Il y a ainsi fort à craindre que la guerre en Ukraine, avec son lot de sanctions et de militarisation, conduise à un ralentissement et un refroidissement des économies européennes, avec à terme une baisse de la demande sur les produits étrangers, y compris marocains. 

Le Maroc, contrairement à plusieurs pays africains et arabes, ne dépend pas aussi fortement de la Russie et de l'Ukraine pour ses approvisionnements en denrées alimentaires.

Il convient toutefois de relativiser le degré d’impact des trois conséquences économiques soulignées plus haut. En effet, le Maroc, contrairement à plusieurs pays africains et arabes, ne dépend pas aussi fortement de la Russie et de l'Ukraine pour ses approvisionnements en denrées alimentaires. Les importations marocaines de céréales et de blé d'Ukraine s'élèvent à seulement 26 % des importations qui, elles-mêmes, ne représentent globalement que la moitié des quantités consommées. L'autre moitié est satisfaite par la production nationale.

Le Maroc a longtemps cherché à diversifier ses sources d’importations de blé, ceci afin de préserver au mieux sa souveraineté alimentaire. Sur la liste des pays fournisseurs du Maroc, on trouve la France, le Canada, les États-Unis, le Brésil, parmi d’autres. De même, la Russie n'occupe pas une place prépondérante parmi les fournisseurs du Royaume en produits énergétiques. Sur un plan plus global, les stratégies nationales de diversification de partenaires commerciaux, de transition énergétique et de modernisation de l’agriculture (Maroc vert), semblent donner au pays des marges d’action particulièrement utiles en ces temps de crise.  

Quel pourrait être le rôle du Maroc dans la résolution du conflit ukrainien ? 

Le Maroc suit la situation en Ukraine avec inquiétude. Le Royaume a décidé très tôt d’apporter une contribution financière aux efforts humanitaires des Nations Unies et des pays voisins, afin de soutenir les civils ukrainiens victimes de la guerre. Le 22 mars 2022 le ministre des Affaires étrangères marocain s’est entretenu au téléphone avec ses homologues russe, Sergueï Lavrov et ukrainien, Dmytro Kuleba. Ces échanges ont été l’occasion pour le ministre marocain d’aborder aussi bien la guerre en Ukraine que les actions à entreprendre pour renforcer les relations bilatérales. Le 27 avril 2022, le Maroc, a participé aux côtés des 40 alliés des États-Unis, à la fois membres de l'OTAN et autres invités, comme l'Australie, la Suède, la Finlande, le Kenya, la Tunisie et la Jordanie, à la réunion réservée à l'Ukraine, réunion qui s'est tenue sur la base américaine de Ramstein, en Allemagne. Cet activisme de la diplomatie marocaine prouve que le pays ne reste pas indifférent à l’égard de la guerre en Ukraine. 

Le Maroc jouit d’une image d’acteur fiable et responsable, ce qui lui a permis de jouer un rôle de médiateur dans plusieurs crises internationales. Il en a été ainsi dans les négociations entre les pays Arabes et Israël. Il en va de même aujourd’hui dans la crise en Libye. 

Toutefois, par son amplitude et la cristallisation des positions des acteurs en présence, les efforts d’un seul pays, qu’importe sa bonne volonté ou sa puissance, ne sauraient faire taire les armes. C’est pourquoi il serait plus stratégique de réfléchir à une coordination Afro-européenne pour tenter de conduire une médiation constructive, et qui aurait pour objectif de trouver les conditions d’une paix durable et des garanties de sécurité pour tous les protagonistes. 

La voix d'une Europe consciente de ses forces et de ses responsabilités, équitablement partenaire d’une Afrique dynamique, et intelligemment fédératrice d'un espace méditerranéen, berceau de la civilisation, pourrait avoir un écho positif aussi bien chez les Russes que chez les Ukrainiens. L'enjeu est grand : d’une part, éviter au monde les dégâts d'une nouvelle guerre globale, et, d’autre part, concentrer les ressources et les énergies pour faire face aux défis mondiaux tels que le réchauffement climatique et les crises pandémiques. Sur ce point, le Maroc et la France, véritables traits d’union entre les deux continents, ont une vocation naturelle à jouer un rôle déterminant dans l'émergence d’une telle coalition.

 

 

Copyright : FADEL SENNA / AFP

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