Si plusieurs partis de l’Alliance du 14 mars (Courant du futur, Kataëb, Forces libanaises) et de celle du 8 mars (Parti socialiste progressiste, Parti social nationaliste syrien) ont refusé de prendre part au nouveau gouvernement, celui-ci reproduit les lignes de partage confessionnelles et claniques traditionnelles. Les réformes proposées ont été systématiquement bloquées par les groupes parlementaires, qui ont un intérêt vital à maintenir le statu quo politique et économique. C’est Tomasi di Lampedusa à la libanaise ("il faut que tout change pour que rien ne change") : les donneurs d’ordre sont toujours les mêmes.
Des mouvements avaient déjà éclaté dans les années précédentes, notamment en 2015, mais l’originalité de celui de l’automne 2019, du moins à ses débuts, était qu’il ne suivait pas de ligne communautaire, mais appelait au contraire de ses vœux, au-delà d’un gouvernement compétent, une réelle discussion politique et un nouveau Pacte social. Les manifestants scandaient "koulloun ya3ni koulloun" ("tous ca veut dire tous"), contre la classe politique, les fameux zou’ama, qui ont instauré un clientélisme politique et économique prédateur sur les ressources du pays depuis des décennies et consolidé un système d'allégeances sur la base d’un chantage à la redistribution qui prend plusieurs formes (accès aux biens de base, accès aux soins, à l’emploi, etc). C’est ce système qu’une aide conditionnée du FMI mettrait en péril en demandant la transparence bancaire et une refonte des politiques économiques et fiscales, ce qui explique que la classe dirigeante déploie des trésors d’"obstructionnisme" au cours des négociations.
La situation en juillet 2020 est différente à plusieurs égards.
L’enthousiasme et la ferveur des manifestations ont été annihilés par des mois de crise sanitaire et par une situation économique délétère. Quelques manifestations ont repris de manière sporadique, mais la morosité ambiante laisse place à un réel désarroi de la population, occupée à sa survie. Si les manifestations de l’automne étaient motivées par un certain espoir que "tout change", c’est malheureusement le désespoir qui pourrait pousser les Libanais dans la rue dans les prochaines semaines. La situation préoccupe jusqu’au Secrétaire général de la Ligue arabe, Ahmed Aboul Gheit, qui a déclaré la semaine dernière que la situation au Liban était "extrêmement dangereuse et dépassait la simple crise économique ou l’inflation", accusant directement la classe politique, dont les "intérêts particuliers priment encore sur l'intérêt de la nation".
Un élément demeure incertain, celui de l'évolution des mentalités au Liban. À la matrice confessionnelle se superpose une matrice sociale, qui reprend des lignes de fracture qui sont peut-être appelées à disparaître dans les mois à venir du fait du départ d’un nombre toujours plus grand de Libanais vers l'étranger : que restera-t-il de la frange libérale de la population, ouverte sur le monde, qui souhaite la fin du "système Liban" ? Et la classe moyenne craignant le déclassement, restera-t-elle attentiste dans un climat dégradé ? La composition sociologique du Liban pourrait connaître des mutations accélérées qui influeront sur le sort du pays.
Il ne faut pas non plus omettre une autre carte mentale, plus insidieuse, celle que l’on pourrait appeler le "syndrome de l’État tampon", qui consiste à penser que les malheurs actuels sont d’une manière ou d’une autre liés aux ingérences extérieures. Si cela est en partie vrai - l’Histoire du pays témoigne que les influences extérieures sont les catalyseurs de déséquilibres existants -, cela ne doit en tout état de cause pas occulter l’immense responsabilité des dirigeants.
Il faudra observer les mouvements d’opposition comme celui de Charbel Nahas ou le Bloc national, et voir s’ils sauront se rapprocher et présenter une liste unie aux élections législatives de 2022, si la situation ne s’est pas aggravée d’ici là et si de telles élections pourront avoir lieu.
Mercredi 8 juillet, devant le Sénat, le ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a déclaré "nous sommes vraiment prêts à vous aider, mais aidez-nous à vous aider", avant d’annoncer qu’il se rendrait à Beyrouth "dans les prochains jours". Quelle aide la France peut-elle apporter au pays ?
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