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11/03/2022

Le levier énergétique russe contre l’Europe : le piège de l’assurance chinoise

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Le levier énergétique russe contre l’Europe : le piège de l’assurance chinoise
 Joseph Dellatte
Auteur
Expert Résident - Climat, énergie et environnement

Quand Vladimir Poutine décide de tenter sa chance et d’envahir l’Ukraine le 24 février dernier, il le fait à la stupéfaction de bon nombre d’observateurs internationaux qui jugent cette décision dénuée de toute rationalité. Parmi les facteurs qui ont convaincu le Président russe d'envahir l'Ukraine, il est possible qu'il ait estimé que la grande dépendance de l'Europe aux importations de ressources fossiles russes paralyserait l'Union européenne (UE) et ses États membres ; que des États-Unis tournés vers l'Indo-Pacifique et rongés par des faiblesses intérieures ne répondraient qu'avec mollesse; et enfin, que la Chine faciliterait son entreprise par un mélange d'inertie politique et de soutien économique et financier. Joseph Dellatte, Research Fellow au sein de notre programme Asie, décrypte le facteur chinois dans le débat autour des sanctions sur le gaz russe dans ce nouvel épisode de la série Ukraine, Russie : le destin d’un conflit

Retrouvez la timeline de l’Institut Montaigne dédiée à remonter le temps et saisir la chronologie du conflit.


La portée des sanctions occidentales sur le secteur de l’énergie en Russie, directes ou indirectes, et leurs effets sur le conflit et nos sociétés invitent à s’interroger sur l’ampleur de l’"assurance chinoise" dont dispose réellement Vladimir Poutine. La Chine serait-elle prête à - ou même en mesure de - compenser les pertes russes sur les exportations gazières vers l’Europe ?

Des pétro-euros pour financer la guerre

L’aggravation de la situation humanitaire en Ukraine (2 millions de réfugiés le 8 mars selon l’UNHCR) et les sommes colossales payées chaque jour par l’Europe à la Russie pour ses ressources fossiles - jusqu’à 800 millions de dollars par jour rien que pour le gaz - scandalisent les opinions publiques qui les perçoivent comme des subsides à l’invasion de l’Ukraine et aux exactions commises contre les civils.

Le régime de sanctions occidentales sur le secteur de l’énergie russe est loin d’être uniformément strict. Si le Président américain Joe Biden a annoncé un embargo sur les produits pétroliers russes le 8 mars - 7 % des importations totales de pétrole aux États-Unis, les Européens sont beaucoup plus prudents. Les dimensions du problème sont en effet incomparables à la situation américaine  : 33 % du gaz consommé dans l’UE - 155 milliards de m3 - provient de Russie (l’Europe pèse 77 % des exportations russes de gaz), 26 % du pétrole consommé dans l’UE est russe (60 % des exportations russes de pétrole partent en Europe), 47 % du charbon importé par l’UE est russe. Ces chiffres démontrent une réalité énergétique implacable, aujourd’hui exploitée par Vladimir Poutine. Ils expliquent les réticences de certains États européens comme la Hongrie, la Bulgarie, ou même l’Allemagne à frapper fort les exportations russes de ressources fossiles. 

L’Agence internationale de l’énergie a préparé un plan de découplage du gaz russe pour l’Europe qui, si appliqué, pourrait réduire notre dépendance à la Russie de deux tiers. 

L’urgence de se détacher de cette dépendance mortifère s’affirme cependant de plus en plus comme une évidence politique en Europe. L’Agence internationale de l’énergie a préparé un plan de découplage du gaz russe pour l’Europe qui, si appliqué, pourrait réduire notre dépendance à la Russie de deux tiers. La Commission européenne a ainsi lancé RePowerEU, une opération d’urgence très ambitieuse mais risquée, qui prévoit de diminuer la dépendance européenne au gaz russe de 100 milliards de m3 en 12 mois. 

Ce plan conjugue des importations accrues de gaz non russe (des États-Unis, du Qatar, de Norvège), des éléments de sobriété énergétique (réduction de consommation dans les bâtiments), et une accélération de l’électrification (alimentée par davantage de capacités solaires et éoliennes). Si réussi, ce plan accélérerait la transition énergétique européenne et anéantirait par la même occasion 50 % des revenus de la manne gazière russe, avec un impact considérable sur le budget du Kremlin et le coût de la guerre. 

Dans le même temps, de nombreuses entreprises occidentales se sont également retirées du terrain russe d’elles-mêmes. C’est le cas des majors de l’énergie comme la britannique BP, l’américaine ExxonMobil, et l'anglo-néerlandaise Shell. D’autres acteurs se sont engagés à ne plus financer de nouveaux projets en Russie tout en refusant, pour l’instant, d’abandonner leurs lourds investissements déjà engagés dans l’Arctique sibérien ou l’Extrême-Orient russe. Ceux-ci expliquent leur approche par le risque de se voir aussitôt remplacés par des concurrents chinois ou indiens qui les attendent au tournant. Sur ce point, le gouvernement chinois semble leur donner raison : Pékin demande aujourd'hui aux entreprises d’État chinoises de se préparer à investir dans les actifs russes désertés par les Occidentaux.

Le coût de l’assurance chinoise

Le 4 février, en marge de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver, Vladimir Poutine et le Président chinois Xi Jinping ont annoncé un "partenariat "de 30 ans"  sur l’exportation de ressources fossiles russes vers la Chine. Ce partenariat d’envergure entend faire passer les exportations de gaz russe en Chine de 16,5 milliards de m3 actuellement à 48 milliards de m3 une fois à pleine capacité. À terme, cette opération ferait de la Russie le premier fournisseur de gaz de la Chine, ce qui représenterait environ un tiers des importations actuelles de gaz chinois. Cet accord assurera ainsi une plus grande sécurité d’approvisionnement à la Chine, dont la stratégie de transition énergétique vers la neutralité carbone a été bousculée il y a quelques mois par une crise du charbon qui a manqué de faire dérailler sa reprise économique post-Covid-19. 

Ce que les deux autocrates se sont réellement dit ce jour-là au sujet de l’Ukraine restera probablement à jamais un mystère. Néanmoins, de nombreuses analyses voient dans cet accord un soutien ex ante de la part de la Chine à une Russie conquérante - une forme d’appui implicite qui, en prévision de potentielles sanctions économiques occidentales, réduirait les coûts de l’invasion russe. 

La réalité matérielle des connexions entre la Chine et la Russie ne donne pas beaucoup de marges de manœuvre.

Il est pourtant très largement permis d’en douter pour deux raisons principales : l’aide chinoise est subordonnée au fait que la Chine poursuit son propre intérêt, financier et politique, et la réalité matérielle des connexions entre la Chine et la Russie ne donne pas beaucoup de marges de manœuvre. Au-delà du fait de voir dans le "Gas deal" du 4 février un engagement chinois à soutenir la Russie, cette opération permet surtout à la Chine de sécuriser ses propres approvisionnements en gaz et pétrole de l’Extrême-Orient russe. L’Europe a besoin du gaz russe pour sa transition énergétique, pour son industrie et pour se chauffer l’hiver. Il en va de même pour une Chine qui cherche en outre à sécuriser et diversifier ses approvisionnements. 

Cette équation pourrait apparaître comme une opportunité en or pour Vladimir Poutine, lui permettant de remplacer ses clients-ennemis européens par un client-ami chinois. Il n’y a en fait aucune rationalité politico-économique à remplacer de nombreux clients européens par un seul - gros - client asiatique. Une Russie en manque de débouchés pour écouler ses énergies fossiles offre à la Chine un avantage inespéré de négociation des prix. La Chine bénéficie de cet avantage, appelé monopsone en langage économique, à la fois grâce à sa demande - gigantesque - et grâce à l’isolement croissant de Moscou. Ainsi, l’assurance chinoise de la Russie n’est économiquement pas viable pour Moscou et ne fonctionne en fait que dans le sens des intérêts économiques de Pékin.

En clair, la Russie vend son gaz à la Chine beaucoup moins cher qu’elle ne le vend aux Européens.

En clair, la Russie vend son gaz à la Chine beaucoup moins cher qu’elle ne le vend aux Européens, et ce de manière durable compte tenu du fait que la Chine dispose d’autres fournisseurs (États-Unis, Australie, Malaisie en GNL ; Kazakhstan en gazoduc), alors que la Russie est isolée. Cette réalité empêche ipso facto les Russes de compenser financièrement la perte des revenus venus d’Europe. 

L’assurance-chinoise dont bénéficie le secteur énergétique russe se heurte aussi à des difficultés d’ordre matériel. Elle doit d’abord affronter un problème de volume. Les connexions actuelles possibles entre la Chine et la Russie une fois à pleine capacité (+ 31,5 milliards de m3 dans les prochaines années) sont loin de compenser une baisse généralisée des importations européennes de gaz russe telle que planifiée par l’UE (- 100 milliards de m3 pour 2023). Compenser cette différence impliquerait d’investir massivement dans de nouvelles infrastructures de connexion entre les deux pays et d’aller raccorder du gaz situé loin de la Chine - dans l’Arctique - actuellement réservé aux exportations européennes. Ce tour de force est programmé de longue date via le projet "power of Siberia II" et pourrait amener jusqu’à 33 milliards de m3 de gaz vers la Chine. Cependant, la construction de ce nouveau gazoduc implique des difficultés difficilement surmontables dans le climat actuel.

D’un point de vue technique tout d’abord, la construction de ces lourdes installations est directement dépendante de technologies occidentales - notamment des machines d’exploitation gazière allemandes - dont l’exportation est désormais sanctionnée et que ni les Russes, ni les Chinois ne maîtrisent seuls. De plus, les projets actuels d’extension des gazoducs vers la Chine sont limités régionalement (région de Yamal) et ne seront exploitables que dans de nombreuses années. 

Enfin, construire ces installations coûteuses nécessite de disposer d’une équation économique viable. Or le faible coût attendu du gaz russe vendu à la Chine et le coût astronomique d’un projet si ambitieux rendent peu probable la viabilité du projet pour le monopole russe Gazprom. La Russie n’aura donc pas les moyens économiques de financer ces projets et, si Pékin en dispose, ils se borneront uniquement aux besoins chinois : et la Chine n’est pas dans la même situation d’urgence qu’une Russie qui doit aujourd’hui s’efforcer de remplacer les revenus européens le plus rapidement possible.

Sur cette base, il est évident que Vladimir Poutine n’avait pas envisagé la nécessité de faire aussi vite de la Chine un substitut à la quasi-totalité de ses exportations européennes d’hydrocarbures. Si Moscou devenait économiquement intégralement dépendant de Pékin, tombant dans un quasi "marché à un seul acheteur" pour ses ressources énergétiques, il ne s’agirait pas là d’une victoire stratégique pour la Russie. Au contraire, il y aurait alors un dommage collatéral lourd à payer pour les Russes : une forme de vassalisation économique opposée aux ambitions de grandeur de Vladimir Poutine. Et ce d’autant plus que ce soutien chinois ne serait pas à même de compenser les pertes actuellement encaissées par l’économie russe sous l’effet des sanctions occidentales.

 

 

Copyright : Noel CELIS / POOL / AFP

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