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11/10/2022

Le double défi de l'automne : assurer la sécurité énergétique du pays en protégeant au mieux les ménages et les entreprises

Le double défi de l'automne : assurer la sécurité énergétique du pays en protégeant au mieux les ménages et les entreprises
 Hugues Bernard
Auteur
Chargé de projets - Climat et environnement

La crise énergétique est au cœur des préoccupations de l'automne. La guerre en Ukraine, la fermeture du robinet de gaz russe et l'arrêt forcé d’une vingtaine de réacteurs nucléaires ont fait grimper les prix des énergies à un niveau inédit. Le spectre des pénuries et du rationnement semble de plus en plus menaçant. Alors que la France s’apprête à passer un hiver singulier, le gouvernement fait face à un double défi : assurer l'approvisionnement énergétique du pays tout en protégeant le pouvoir d’achat des Français et l'activité économique de nos entreprises. Comment résoudre une telle équation dans le contexte actuel ?

Le défi volume 

Le premier défi du gouvernement est un enjeu d'approvisionnement : assurer que la quantité d'énergies disponibles soit suffisamment élevée pour couvrir les besoins nationaux. La consommation finale d'énergie de la France - évaluée à 2 769 TWh en 2021 - dépasse largement ce qu'elle produit à l'heure actuelle - 1 524 TWh. Cette situation nous oblige à importer près de la moitié de notre consommation, principalement du gaz et du pétrole, achetés à divers fournisseurs. Parmi eux, la Russie occupait jusqu'ici une place de choix : 9 % du pétrole et 17 % du gaz importés provenaient de Russie. Une part qui restait néanmoins relativement faible au regard de la moyenne européenne : avant la guerre, 86 % du gaz importé par l'Autriche et 55 % de celui importé par l'Allemagne étaient d’origine Russe.

Avec la guerre en Ukraine, l'embargo à 90 % sur le pétrole russe et la suspension des livraisons de gaz russe forcent la France à diversifier ses approvisionnements en se tournant vers d’autres partenaires. De nouveaux contrats d'approvisionnement ont récemment été sécurisés, avec notamment le Qatar pour le pétrole ou les États-Unis pour le gaz. Cependant l'Agence Internationale de l'Énergie notait que ces efforts ne suffiraient pas en Europe. L'agence rappelait l'impossibilité à court et moyen terme de remplacer en totalité les importations de gaz russe pour des raisons de logistique et d’infrastructures. Pour cause, la France ne peut pas augmenter ses approvisionnements via les gazoducs déjà existants. Celui de Norvège, son principal fournisseur, fonctionne déjà à pleine capacité, et la construction de nouveaux gazoducs est difficilement envisageable à très court terme. De même, l'augmentation des importations par voie maritime implique de trouver des pays avec des capacités d’export de gaz naturel liquéfié (GNL) suffisantes et de disposer en Europe d'infrastructures adaptées pour réceptionner, stocker et transformer ce GNL.

La forte tension sur le marché du gaz a un impact direct sur l'offre d'électricité en Europe.

En clair, cela ne se fait pas en un mois : la France devra composer, à court terme du moins, avec un approvisionnement diminué en gaz. Toutefois, la situation gazière en France pour l'hiver prochain risque d'être moins pire que prévu - permise entre autres par une forte baisse de la consommation de gaz en Chine. 

La France a réussi à augmenter ses capacités d'approvisionnement, en témoigne la mise en place d’un nouveau terminal d'importation de gaz liquéfié au Havre. Les opérateurs de stockage de gaz ont même annoncé un remplissage à 100 % des réserves stratégiques de gaz - représentant un peu moins d’un tiers de notre consommation annuelle de gaz - ce qui permet d’éloigner un peu plus le risque de pénuries. 

Seulement, la forte tension sur le marché du gaz a un impact direct sur l'offre d'électricité en Europe. De nombreux pays européens sont dépendants du gaz pour produire leur électricité et maintenir la pleine capacité de leur économie. En Allemagne, par exemple, la part du gaz dans la production d'électricité atteignait 16 % en 2021. En termes de production d’électricité, la France est moins dépendante que ses voisins aux approvisionnements en hydrocarbures. Son mix de production électrique - c'est-à-dire la répartition des différentes sources d’énergies primaires utilisées pour produire de l'électricité - est dominé à 92 % par des solutions décarbonées, dont 70 % de nucléaire alors que le gaz ne représentait que 6 % de l’électricité produite en France en 2021. Cette dominance du nucléaire dans le mix, effective depuis les années 1990, a doté la France d'une relative indépendance énergétique lui permettant de produire avec abondance une électricité décarbonée et de l'exporter à ses voisins européens. 

Ce n'est plus le cas dans le contexte actuel. Du fait de la forte réduction des capacités de production d’électricité, la France est - temporairement a minima - un importateur net d'électricité. Pour cause, vingt-six des cinquante-six réacteurs nucléaires sont à l'arrêt pour maintenance ou des problèmes de corrosion. Alors, même si EDF s’est engagé à redémarrer tous ses réacteurs d'ici cet hiver, le gouvernement anticipe d'importer davantage d'électricité cette année. Un premier accord en ce sens vient d'être signé avec l'Allemagne : un marchandage où la France enverrait du gaz outre-Rhin en échange d'électricité.

À l'approche de l'hiver, la situation énergétique de la France, surtout électrique, se retrouve face à une situation critique. Pour rééquilibrer la demande sur l'offre existante, le gouvernement français a choisi d'en appeler à la responsabilité individuelle : la sobriété énergétique. Depuis quelques mois, les appels à consommer moins et autrement se multiplient. L'objectif annoncé est de faire baisser en deux ans la consommation totale d’énergie de 10 % par rapport à celle de 2019. 

Pour rééquilibrer la demande sur l'offre existante, le gouvernement français a choisi d'en appeler à la responsabilité individuelle : la sobriété énergétique.

Le récent rapport de RTE précise à ce titre qu’une sobriété volontariste permettrait de passer un hiver sans difficulté : un risque de coupure peut être évité par une baisse de la consommation allant 1 à 5 % ou jusqu’à 15 % en fonction des différents scénarios.

Par ailleurs, l'amélioration de la communication entre le fournisseur d'énergie et le consommateur doit permettre de mieux piloter les efforts de sobriété (smart grid). Le signal EcoWatt, indicateur de la situation du système électrique français permet de renseigner en temps réel le consommateur sur le degré de tension du réseau : un signal EcoWatt rouge indiquerait une tension forte et appellerait l’usager à réduire volontairement sa consommation. En plus de l'injonction aux éco-gestes individuels (éteindre la lumière en quittant une salle, utiliser moins d’eau sous la douche, etc.), un "plan de sobriété" a été présenté par le gouvernement le 6 octobre. Ce plan, dont la portée est purement incitative, invite également les entreprises à prendre des actions concrètes comme baisser le chauffage ou arrêter l’éclairage de bâtiments inoccupés. Ce premier objectif de 10 % de réduction doit progressivement nous amener vers l’objectif de 40 % d’économie, indispensable pour atteindre la neutralité carbone en 2050. À terme, tout l’enjeu est de passer d’une sobriété subie, celle qui nous permet de surmonter une crise urgente, à une politique de sobriété choisie, organisée de manière collective et qui implique de repenser différents secteurs économiques pour les rendre moins énergivores. 

Le défi prix

De cette forte tension sur la demande en énergies découle un second défi pour le gouvernement : celui du prix. Répondant à la loi de l'offre et la demande, le prix de l'énergie augmente considérablement depuis plusieurs mois. La stratégie de l’État français s'avère efficace pour contenir l'inflation et protéger les consommateurs (ménages et entreprises). Elle se révèle en revanche particulièrement coûteuse budgétairement, et contre-productive environnementalement. 

Depuis le 3ème trimestre de l’année 2021, l'inflation énergétique est continue et progressive en Europe. Quatre grands facteurs expliquent cette hausse. Le premier est la reprise économique et industrielle post-Covid qui a fortement fait augmenter la demande mondiale en énergies. Le deuxième est une conséquence directe de la guerre en Ukraine et du fonctionnement du marché européen de l'électricité : le prix de l'électricité est calculé à partir du prix de la dernière unité d'électricité produite (prix marginal) pour répondre à la demande. Sur le principe du "merit order" qui s’applique au marché européen de l'électricité, c'est généralement par une centrale à gaz que cette dernière unité est produite.

La hausse du prix du gaz entraîne mécaniquement une hausse du prix de l'électricité, et ce dans tous les pays de l'UE.

Alors, la hausse du prix du gaz entraîne mécaniquement une hausse du prix de l'électricité, et ce dans tous les pays de l'UE, indépendamment du fait que l'électricité soit produite à partir de renouvelables ou d'énergies fossiles. Un troisième facteur mis en cause est la vague de sécheresse survenue à l'été 2022 qui a fortement diminué les capacités de production d'énergies nucléaires (températures des cours d'eau trop élevées pour refroidir les réacteurs) et, dans une moindre mesure, hydrauliques (assèchement des réservoirs d'eau). 

Enfin, les défaillances du parc nucléaire français accroissent également la tension sur les prix en réduisant l'offre de production électrique en Europe. 

Au total, le prix de l'électricité sur le marché de gros a été multiplié par 10 (prix "spot") entre septembre 2021 et septembre 2022 tandis que celui du gaz a été multiplié par 5. Pour contenir cette augmentation, l'État français a mis en place différents dispositifs. Le bouclier tarifaire, existant depuis septembre 2021 et prolongé jusqu'en 2023, a permis de limiter la hausse de la facture à 38 euros par an pour les ménages et à environ 60 euros par an pour les entreprises. Comme le rappelait Eric Chaney, le bouclier tarifaire a également le mérite d'éviter l'enclenchement d’une boucle prix-salaire qui constituerait davantage de charges (pérennes) pour les entreprises françaises, les salaires augmentant autant voire davantage que les prix. S'il est limité par ce bouclier, l'impact de la hausse des prix de l'énergie restera particulièrement lourd pour les entreprises dont les coûts de fonctionnement et de production augmentent considérablement. Malgré les dispositifs existants, jugés parfois trop "complexes" ou "restrictifs", de plus en plus d'entreprises annoncent restreindre leur production, voire l’interrompre. 

Au niveau européen, tous les gouvernements n'ont pas pris de telles mesures de protection pour limiter l'inflation. Le gouvernement britannique a par exemple pris le pari risqué de jouer sur le "signal prix", c'est-à-dire de laisser les prix de l'énergie augmenter jusqu’à ce que le consommateur soit obligé de diminuer sa consommation. Cela revient à forcer la demande à s’équilibrer sur l’offre existante. Résultat de cette politique, l'autorité de l'énergie britannique a annoncé pour octobre une hausse des tarifs réglementés d'électricité de 80 % par mois et par foyer. Le mouvement citoyen "Don’t Pay UK" qui dénonce un niveau d'inflation énergétique insoutenable avait déjà rassemblé 200 000 signatures fin septembre. Face à une vague de contestations inédites au Royaume-Uni, le gouvernement s’est vu contraint de changer de stratégie et vient d'annoncer un plafonnement des prix de l’énergie pour les ménages. 

Si les ménages français ont été davantage préservés que leurs voisins, la stratégie française se révèle coûteuse. Sur un plan budgétaire, les premières estimations évaluent le coût total à 45 milliards d'euros depuis 2021, à quoi il faut rajouter une nouvelle enveloppe de 45 milliards couvrant les mesures à venir de 2023 (soit 90 milliards en tout). On peut également questionner le caractère non-ciblé d'un tel dispositif : celui-ci profite davantage aux ménages les plus aisés, plus consommateurs d'énergie et moins sensibles à la hausse des prix. 

Mis à part l'encouragement à la sobriété énergétique, la crise de court-terme nous éloigne de nos engagements climatiques de moyen-terme.

L'entrée en vigueur en 2023 des chèques énergies, un dispositif différencié, destiné aux 12 millions de français les plus vulnérables, devra davantage flécher les aides vers les besoins réels. 

Enfin, la gestion économique de la crise se fait en partie au dépens des enjeux environnementaux. Mis à part l'encouragement à la sobriété énergétique, la crise de court-terme nous éloigne de nos engagements climatiques de moyen-terme. Couvrir avec autant d'intensité la hausse des prix de l’énergie, dans l’objectif de protéger le pouvoir d’achat, revient de fait à subventionner massivement les énergies fossiles, puisque leurs prix de consommation ne reflètent plus ceux du marché. Également, l'approvisionnement en gaz de schiste américain (une méthode d’extraction interdite en France car trop polluante), les investissements massifs de la France dans les infrastructures de transformation de GNL, et la réouverture de centrales à charbon en Europe nous font perdre de vue notre impératif de transition énergétique. 

Un retour en arrière donc. À terme, augmenter l'offre énergétique disponible nécessite des investissements massifs dans les sources d’énergies décarbonées. Ceci paraît d'autant plus pressant quand on connaît les besoins croissants en électricité à horizon 2050 - une hausse de près de 70 % de notre consommation actuelle - du fait de l'électrification des usages et des procédés industriels. Pour que notre politique énergétique gagne en efficacité, il faut dépasser le faux dilemme entre le tout nucléaire ou le tout renouvelable : les deux ensemble sont largement conciliables et sont, chacun des deux, nos meilleurs alliés. L'industrie nucléaire française est une filière d’excellence qu'il faut continuer à développer. En même temps, augmenter la part des énergies renouvelables dans notre mix énergétique permettra de diversifier et de multiplier les sources de production. À ce titre, la France traîne un réel retard dans le développement et le déploiement de ces énergies : en 2020, la France était l'un des seuls pays de l'UE à ne pas avoir atteint son objectif de produire 23 % de sa consommation finale à partir d'énergies renouvelables. Pourtant, ces énergies sont de plus en plus performantes, tant en termes de rendements que de prix d'achat de l'électricité. Au final, assurer la sécurité énergétique du continent tout en remplissant nos engagements climatiques ne pourra se faire qu'en capitalisant sur l'ensemble des sources d'énergie dont la France dispose actuellement - le nucléaire - et qu'elle est tenue de développer - les renouvelables. 

 

 

Copyright : JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP 

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