Ce que nous voudrions noter à ce stade, c’est la jonction qui s’opère devant nos yeux entre la compétition géopolitique et la concurrence des modèles, conformément aux leçons qui se dégageaient des études de l’Institut Montaigne sur les "nouveaux autoritaires"1 : le "modèle chinois" apparaît dans cette affaire comme une référence pour le courant anti-libéral global tandis que la Chine tente sans vergogne de capitaliser sur sa "victoire contre le virus" pour promouvoir son système politique. L’espèce de Guerre froide non déclarée qui couvait depuis un certain temps montre son vrai visage sous l’éclairage cru du Covid-19.
Encore faut-il apporter à ce constat général toutes sortes de nuances. Essayons de dégager quelques premiers repères. En premier lieu, à peu près tous les gouvernants ou tous les régimes sont confrontés avec le Covid-19 à une sorte de stress test. C’est le cas pour des régimes déjà en difficulté comme l’Iran, particulièrement exposé à une crise s’ajoutant à d’autres. Téhéran vient, pour la première fois, de demander l’aide du FMI. S’agissant de M. Poutine, la crise va-t-elle l’aider pour faire passer ses réformes constitutionnelles assurant la prorogation de son pouvoir ou va-t-elle compliquer l’étrange bataille dans laquelle il s’est engagé en matière pétrolière contre l’Arabie saoudite et, indirectement, les États-Unis ? Mais le même constat s’applique aux dirigeants démocratiques dont la crédibilité auprès de leurs opinions se trouve directement en jeu. Donald Trump ne voit-il pas ses chances de réélection diminuées ? En second lieu, le Covid-19 confirme que les frontières sont beaucoup plus floues dans la compétition des modèles d’aujourd’hui que dans la "vraie" Guerre froide de jadis : en termes de politiques, l’Italie, l’Allemagne, la France ne suivent pas une ligne très différente de la Chine, même si la mise en œuvre est évidemment moins privative des libertés individuelles que ce n’est le cas en République populaire. C’est d’ailleurs là une illustration du basculement du monde vers l’Asie : ce n’est pas dans une Amérique en déficit tragique de leadership que l’on trouve un contre-modèle à l’approche chinoise de la lutte contre la pandémie, ni dans une Europe en proie à l’hésitation, c’est en Asie même, où la Corée du Sud et Taïwan, ainsi que le Japon à certains égards, font la démonstration d’une politique rigoureuse et efficace sans recours à un contrôle social liberticide.
Enfin, comme nous le notions là aussi dans notre étude sur les néo-autoritaires, les profils personnels comptent dans ce monde des populistes et des autoritaires. Un Bolsonaro, au Brésil, sombre dans le ridicule devant le Covid-19 alors que Modi, en Inde, se montre jusqu’ici (provisoirement peut-être) sous le jour flatteur du "pilote dans l’avion". Salvini peine à trouver son rôle, exploitant la vague anti-Bruxelles de l’opinion italienne mais bloqué dans sa capacité de critiquer le gouvernement de M. Conté par la popularité de celui-ci. Boris Johnson ? A chacun de juger.
Une contre-offensive occidentale ?
De ces premières réflexions, peut-on, au moins de manière préliminaire, dégager un modèle pour l’avenir ? En quoi y a-t-il lieu d’envisager un changement de paradigme géopolitique ?
Par prudence, on se bornera à évoquer trois scénarios d’évolution possibles.
- Le retour en arrière : la crise est surmontée, à un coût beaucoup plus élevé que lors du SRAS (2003) mais sans laisser beaucoup plus de traces. Une certaine inertie de la communauté internationale, retournant à ses querelles habituelles, l’emporte, quitte à modifier à la marge certaines politiques dans le domaine circonscrit de la santé mondiale ; compte-tenu de ce que nous savons aujourd’hui de la violence de la crise, ce n’est pas le scénario le plus probable ; dans les deux autres, il y a bien changement de paradigme ;
- La confirmation de la montée de la Chine : dans cette hypothèse, la pandémie actuelle marque la consécration de lignes de forces que l’on a vu se mettre en place ces dernières années. Elle peut même, selon l’expression de Dominique Moïsi, constituer un "accélérateur". Les Occidentaux surmontent beaucoup plus difficilement que l’Asie les difficultés de la crise sanitaire. Le flambeau de l’initiative et du leadership passerait pour de bon à la Chine, d’abord dans le domaine des "enjeux globaux" (dont la santé fait partie, comme le développement ou le changement climatique), mais aussi bien sûr sur le plan économique (l’ "atterrissage économique" dans l’après Covid-19 sera aussi important que la victoire contre la pandémie), technologique (5G), voire un jour militaire.
- Un sursaut occidental : l’élection de M. Biden à la Maison-Blanche n’est pas impossible. Or, dans le camp démocrate, quelques bons esprits considèrent l’affaire du Covid-19 comme un Wake-up call. Ils n’établissent pas un parallèle entre cette crise et celle de 2008 ou encore la crise d’Ebola. La comparaison qui leur vient à l’esprit, ce sont les attentats du 11 septembre 2001, qui avaient déclenché un changement de paradigme dans la politique américaine. A partir de là, toute l’action extérieure (et en partie intérieure d’ailleurs, cf. le Homeland Security Department) avait été réorientée vers le contre-terrorisme. C’est cette réorientation qui avait entraîné l’erreur fatale de l’invasion de l’Irak et une extension démesurée des engagements militaires des États-Unis dans le monde. Obama avait tenté de se dégager en partie du paradigme de l’après 11-septembre, au moins de sa dimension de "sur-extension militaire" (Afghanistan, Irak, refus d’agir en Syrie). Trump s’efforce d’aller encore plus loin tout en gardant la rhétorique du contre-terrorisme et sans avoir été capable d’imaginer un paradigme de rechange, si ce n’est un isolationnisme belliqueux.
Dans cette optique, la tâche d’une future administration américaine serait de réinvestir les institutions internationales et de renouer avec le rôle naturel de l’Amérique comme leader de la gouvernance globale. Là où toutefois Obama avait su travailler avec la Chine sur certains sujets (la préparation de la COP 21 notamment) l’intention serait bien de contrer la montée en puissance de la République populaire, l’un des rares sujets de consensus bipartisan dans la classe politique américaine. Notons cependant que, même dans l’hypothèse de l’arrivée aux affaires d’une administration démocrate, la pente naturelle des Américains sera de jouer la compétition avec la Chine davantage sur le terrain commercial ou du hardpower que sur celui des enjeux globaux et du soft power.
D’où une feuille de route toute tracée pour l’Europe : il lui appartient d’être à l’avant-garde de la revitalisation de la gouvernance globale, comme d’ailleurs le président Macron s’efforce de le faire en tentant de ranimer le G7 et le G20 pour faire face aux conséquences notamment économiques de la pandémie. Elle doit aussi tenter de convaincre les Américains d’adopter ce "nouveau paradigme" géostratégique dont on vient de parler ; celui-ci offrirait en outre la possibilité de reconstruire la relation transatlantique tout en associant des pays comme la Corée du Sud ou le Japon, qui figurent dans l’ "alliance pour le multilatéralisme" animée par l’Allemagne et la France.
Micro-géopolitique et méta-géopolitique
Impossible à ce stade, on l’aura compris, de trancher entre ces scénarios. Et cela d’autant plus que ces grandes évolutions possibles – disons "macro-géopolitiques" - peuvent être infléchies ou déviées par des effets beaucoup plus "micro-géopolitiques" de la crise du Covid-19. Mentionnons quatre d’entre eux, qui peuvent très bien se combiner.
- L’effet d‘éviction tout d’abord : dans les prochains mois, il sera difficile aux décideurs politiques et aux opinions de porter leur attention sur autre chose que la gestion du Covid-19. D’ores et déjà, les frappes contre des bases américaines en Irak (qui se poursuivent) et l’intention de Washington de retirer une partie de ses forces dans ce pays passent à peu près inaperçues.
- L’effet d’aubaine : un acteur opportuniste peut profiter de cette situation pour opérer un "coup" qu’il n’aurait pas osé en d’autres circonstances. On pense de nouveau à la confrontation irano-américaine au Proche-Orient mais aussi à la tension en mer de Chine ou encore aux prises de gage dont Poutine est familier dans l’étranger "proche" de la Russie.
- L’effet d’escalade : un incident local peut toujours dégénérer en un conflit plus général, mais dans les circonstances actuelles, les éléments de tension (cf "guerre des narratifs" et expulsion des journalistes américains de Chine) qui se multiplient entre Pékin et Washington peuvent être en eux-mêmes facteurs d’intensification de la confrontation entre les deux puissances.
- L'effet d’opportunité : on ne peut pas exclure enfin que la pandémie offre aussi une occasion de faire avancer des propositions constructives (un nouvel effort sur la question iranienne, par exemple ?), dans la mesure où les grands décideurs responsables ne sont peut-être pas d’humeur à ouvrir, par temps de COVID-19, de nouveaux conflits.
Dans le même esprit, nous souhaiterions conclure en évoquant la dimension méta-géopolitique de notre sujet. Une experte américaine (Alanna Shaikh) a déclaré que le "coronavirus est l’avenir de l’homme". Il faut entendre par là que c’est l’ensemble de nos modes de vie actuels – surconsommation, chaînes de valeurs, urbanisation, mobilité, rapport à la nature, etc. – qui est finalement à l’origine de crises sanitaires de plus en plus graves mais aussi de catastrophes climatiques de plus en plus fréquentes. Les deux sont en effet difficilement séparables. Le Covid-19 surgit après que les grands incendies en Australie ont frappé. Dans les deux cas, une même leçon : un changement de cap non pas seulement géopolitique mais civilisationnel peut seul sauver l’humanité.
Copryright : Adrian DENNIS / AFP
1 Voir aussi le livre collectif : Le Monde des Nouveaux Autoritaires, Institut Montaigne et éditions de l’Observatoire
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