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16/03/2020

Le coronavirus, une géopolitique des peurs

Le coronavirus, une géopolitique des peurs
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

La pandémie du Covid-19 a révélé et accentué les peurs dans un monde plus fracturé que jamais. Face à la déraison, ce mal pourrait obliger à réhabiliter l'expertise et la compétence et éviter de se laisser aller à l'égoïsme national et au pur protectionnisme.

Ce qui rend les émotions si particulières, c'est qu'elles semblent nous contrôler, plus que nous ne les contrôlons. Et l'émotion qui nous domine à l'heure du coronavirus est, bien entendu, la peur. Elle se traduit par la volonté d'être protégé, rassuré face à un monde qui apparaît comme plus dangereux, parce que toujours plus complexe, imprévisible, sinon incompréhensible. Nous sommes comme aveuglés par la lumière des informations qui se bousculent dans notre cerveau. Comment maîtriser, hiérarchiser, classer, cet afflux de données qui nous angoisse par sa diversité et sa nouveauté ?

Vivre sous l'emprise de la peur, c'est non seulement s'inquiéter du présent, mais attendre plus de dangers encore du futur. La peur est l'inverse absolu de l'espoir, émotion dans laquelle le futur ne peut qu'être plus radieux encore que le présent.

La pandémie qui frappe aujourd'hui le monde est d'autant plus déstabilisante qu'elle ajoute de l'incertitude à l'incertitude, et qu'elle apparaît comme l'accélérateur d'une culture de peur déjà préexistante, et le révélateur de fractures plus profondes encore qu'on ne pouvait l'imaginer.

La Chine au secours de l'Italie

De manière symbolique, quand l'Italie appelle au secours, c'est la Chine, et pas la France et l'Allemagne, qui lui vient en aide en lui fournissant des experts médicaux, des masques et des équipements d'aide respiratoire. Au moment où la Chine s'ouvre à l'Italie, l'Amérique se ferme à l'Europe. Donald Trump, pour compenser sans doute la légèreté et l'irresponsabilité de son traitement initial du virus, surréagit de manière unilatérale et confuse.

À l'heure du coronavirus, le mot d'isolationnisme doit être pris désormais au pied de la lettre.

Il interdit l'accès au sol américain aux ressortissants de 26 pays européens appartenant à l'espace Schengen, à l'exception initiale - ce n'est plus le cas aujourd'hui - et incompréhensible, sauf pour des raisons politiques, des Britanniques et des Irlandais.

Il y a bientôt trois ans, le 14 juillet 2017, les présidents français et américain célébraient avec émotion le centième anniversaire de l'entrée des troupes américaines dans la Première Guerre mondiale. En 2020, face à une nouvelle guerre, contre le coronavirus, Donald Trump célèbre à sa manière le centième anniversaire du rejet de l'internationalisme wilsonien par le Congrès des États-Unis. À l'heure du coronavirus, le mot d'isolationnisme doit être pris désormais au pied de la lettre. George Washington aurait-il interdit l'accès au sol américain à La Fayette et Rochambeau, alors que ces derniers venaient de traverser la mer pour combattre aux côtés des indépendantistes américains ?

Déclin de l'Occident

Dans un siècle, les historiens verront-ils la crise du coronavirus comme une étape supplémentaire du déclin de l'Occident ? Les Asiatiques, de la Chine à la Corée du Sud, en passant par Singapour, indépendamment de leurs systèmes politiques donc, ne sont-ils pas mieux armés "culturellement" pour faire face à la pandémie ? Ne sommes-nous pas, face à la montée des périls, victimes d'un aveuglement, qui traduit en fait notre individualisme forcené ? Rationnellement, il devrait être évident qu'on ne peut se sauver seul. Les virus ne connaissent pas les frontières. Émotionnellement, la tentation est grande, sinon irrésistible, de privilégier l'égoïsme sacré en se repliant totalement sur soi-même. Mais à quoi sert de fermer les frontières, si l'on continue, majoritairement, comme le montrent les sondages en France, à se serrer la main et à se faire la bise ?

Danger de la réaction excessive

"La peur est mauvaise conseillère", dit la sagesse populaire, car elle nous fait perdre le contrôle de nous-mêmes. La réalité est plus complexe. Ce qui est dangereux, ce n'est pas la peur, c'est la peur excessive. La peur légitime et raisonnée est par contre, une indispensable protection contre l'excès de confiance et la sous-estimation du danger. Elle est un facteur de survie dans un monde naturellement dangereux et qui le devient beaucoup plus en temps de pandémie. Le lapin qui n'a pas peur du chasseur ne vivra pas longtemps. Le citoyen qui ne prend pas la pleine mesure de la menace s'expose et expose les autres. Les propos tenus en France il y a quelques jours dans les médias par certains experts ont sans doute eu l'ambition très louable de rassurer le public.

On peut néanmoins se demander s'ils n'ont pas été trop loin dans leurs propos lénifiants, contrastant avec les avertissements lancés par nos amis italiens et les avis émis par de nombreux experts, le plus souvent issus du monde anglo-saxon. "Nous sommes confrontés à la pandémie la plus sérieuse depuis la grippe espagnole de 1918, même si le nombre des victimes sera infiniment plus faible", disait, il y a quelques jours à la télévision britannique, un épidémiologiste de l'université d'Harvard.

Le lapin qui n'a pas peur du chasseur ne vivra pas longtemps. Le citoyen qui ne prend pas la pleine mesure de la menace s'expose et expose les autres.

"50 à 70 % de la population allemande risque d'être affectée", ajoutait, la semaine dernière, Angela Merkel. Emmanuel Macron a fait preuve, lui aussi, dans son adresse solennelle aux Français, de clarté et de responsabilité.

Réhabiliter l'expertise

Faire face à la crise, c'est aussi en comprendre les ressorts, en résistant à toute forme de dérive idéologique. La pandémie à laquelle nous sommes confrontés est globale, ce qui ne signifie pas qu'il s'agisse d'une crise de la globalisation. Le rétablissement des contrôles aux frontières pour freiner l'extension du virus est une chose. Le retour à des réflexes isolationnistes en est une autre. Le coronavirus ne doit pas nous conduire à remettre en cause de manière radicale la libre circulation des hommes et des marchandises. La crise sanitaire se produit à un moment où nous devons trouver un nouvel équilibre, entre le tout-marché et le tout-État. Et dans cette phase de transition entre deux mondes, le coronavirus ajoute de la peur à la peur.

Cette peur peut néanmoins avoir un effet bénéfique en réhabilitant la notion de compétence et d'expertise. La pandémie peut nous faire - comme ce fut le cas avec la peste noire en 1348 - basculer dans l'irrationnel, les théories du complot, sinon la recherche de boucs émissaires. Elle peut à l'inverse nous conduire à réhabiliter les "sachants" et à discréditer les charlatans. "La perspective d'être pendu le matin concentre merveilleusement l'esprit", disait Samuel Johnson. La peur légitime du coronavirus peut favoriser les comportements responsables et discréditer les dérives populistes. Le Covid-19 serait-il mauvais pour Trump et bon pour Macron ?

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 16/03/2020)

Copyright : Cindy Ord / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

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