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16/02/2022

Le carbone, cette affaire dont les politiques n’aiment pas parler

Le carbone, cette affaire dont les politiques n’aiment pas parler
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

Le 10 février dernier, la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale m’avait invité à parler de la politique de décarbonation de l’Union européenne et de l’ajustement à ses frontières, sujets qui me sont chers et ne sont guère évoqués dans le débat électoral. Les grandes lignes de mon intervention devant les députés sont résumées dans ce qui suit.

Commençons par ce qui fâche, le prix du carbone

J’intervenais après Valérie Masson-Delmotte, paléo-climatologue de stature mondiale et co-rédactrice de la partie scientifique de nombreux rapports du GIEC. Ses propos ne laissent aucune ambiguïté sur la nécessité d’agir mondialement pour atteindre la neutralité carbone dès que possible. Mais comment ? De nombreux outils sont utilisés : taxation du carbone, quotas décroissants d’émissions échangeables, incitations fiscales, bonus-malus, normes environnementales, investissements publics. Tous peuvent être ramenés à un prix implicite du carbone. Par exemple, le coût d’une subvention, d’une norme ou d’un investissement peut être estimé en calculant celui de la tonne de CO2 qu’il évite. 

Mais si chacun de ces outils peut in fine être jugé sur son coût économique, seul le prix du carbone le fait explicitement, ce qui donne au signal-prix un avantage décisif : coordonner les décisions de tous, consommateurs, producteurs, investisseurs et pouvoirs publics, sans qu’il soit nécessaire de recourir systématiquement à la carotte et au bâton.

Comprenons bien une chose : au bout du compte, ce sont toujours les consommateurs qui supportent le coût des politiques de décarbonation. Évident pour la taxation indirecte, cela vaut également pour les autres outils. Acquitter des droits pour émettre est un coût que les producteurs finiront par répercuter dans leurs prix. Une norme restrictive oblige les consommateurs à dépenser plus pour une technologie plus propre, ce qui revient bien à payer pour la réduction des émissions. 

Il existe un moyen de rendre le coût du carbone acceptable, c’est de rendre aux citoyens les revenus des politiques de décarbonation.

Pourquoi dans ces conditions les autorités publiques sont-elles si réticentes à adopter des politiques généralisées de prix du carbone ? C’est évidemment en raison de la difficulté à les faire accepter, comme l’a montré le mouvement des gilets jaunes. Il existe pourtant un moyen de rendre le coût du carbone acceptable, c’est de rendre aux citoyens les revenus des politiques de décarbonation. Les partisans de cette redistribution l’appellent "revenu climatique" ou "dividende carbone". Il pourrait prendre la forme d’un chèque annuel versé sur une base égalitaire à chaque citoyen. 

On peut penser que si cette recommandation avait été suivie, avant l’annonce d’une augmentation de la taxe carbone, les ronds-points de notre pays ne se seraient pas remplis aussi aisément.

Problème : le carbone, ça fuite

Cependant, même si une politique de revenu climatique était mise en œuvre, il resterait un sérieux obstacle. Supposons que le prix de tout produit consommé dans l’Union reflète son contenu carbone. Lorsque la substitution est possible, les consommateurs préféreraient des produits importés non grevés du coût du carbone. Pour les producteurs de l’Union, ce serait une incitation à délocaliser leurs activités intensives en carbone vers des pays moins regardants. Nos émissions baisseraient, certes, mais ce serait en partie du trompe-l’œil, car elles seraient simplement déplacées vers d’autres contrées - ce sont les fameuses fuites carbone.

Le problème est cerné depuis longtemps, et faute d’avoir avancé vers un prix du carbone mondial, une ambition abandonnée dès la COP 21, il ne peut être abordé que localement. 

Jusqu’à présent, le marché des droits à émettre, ETS en anglais, SEQE en français, l’a contourné en attribuant des permis d’émission gratuits aux producteurs concurrencés par des acteurs étrangers non soumis à un tel système. Selon l’Agence Européenne de l’Environnement, en 2019, 35 % des émissions couvertes par le SEQE bénéficiaient de permis gratuits. Une concurrence déloyale est ainsi évitée, mais au prix d’un renoncement significatif à réduire les émissions. Étendre le SEQE à d’autres secteurs comme le propose l’agenda "paré pour 55 %" de la Commission, voire le généraliser - il faudra bien un jour inclure les émissions de méthane - n’est pas compatible avec le maintien de quotas gratuits.

Contre les fuites, l’ajustement carbone à la frontière

La solution est de grever le contenu carbone des importations. C’est l’objet du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union, MACF en français, CBAM en anglais, proposé par la Commission. Il consiste à faire acquitter par les importateurs des droits à émettre à due proportion du contenu carbone des importations, au même prix que celui dont s’acquittent les producteurs domestiques.

Il faut insister sur trois points capitaux. Premièrement, la tarification à la frontière est la digue contre les fuites carbone. Deuxièmement, elle n’est pas protectionniste. Troisièmement, ce n’est pas une ressource fiscale. 

Premier point. Sans mécanisme d’ajustement, on fait face à l’alternative suivante : soit offrir aux producteurs de l’Union soumis à la concurrence internationale des permis de polluer gratuits, soit accepter que des importations non soumises à une tarification du carbone se substituent à leur production. Dans les deux cas, les émissions mondiales dont l’Union est responsable sont augmentées et dans le second, l’Union perd des entreprises et des emplois. L’ajustement à la frontière est donc indispensable pour décarboner sans fuite.

Le mécanisme d’ajustement met sur pied d’égalité producteurs européens et exportateurs vers l’Union, chacun devant payer le même prix pour le carbone.

Deuxième point. Le mécanisme d’ajustement met sur pied d’égalité producteurs européens et exportateurs vers l’Union, chacun devant payer le même prix pour le carbone intégré dans ses produits. Il n’y a donc aucune discrimination, ce qui rend le mécanisme compatible avec les règles de l’OMC. D’ailleurs, pour que les exportateurs de l’Union, qui payent des droits carbone pour produire, ne soient eux-mêmes victimes d’une discrimination, le mécanisme inverse doit être appliqué à leurs exportations. L’ajustement à la frontière n’est pas protectionniste.

Troisième point. Le but de la tarification frontalière est de s’assurer que le prix du carbone est bien le même quels que soient les produits consommés dans l’Union. D’ailleurs, les exportateurs de tout partenaire commercial pratiquant une politique de prix du carbone, seraient exemptés de droits à hauteur de ce qu’ils ont acquitté sur leur lieu de production. Et plus nos partenaires commerciaux se joindraient à une politique de prix du carbone, moins le prélèvement à la frontière rapporterait, preuve qu’il ne s’agit aucunement de créer une ressource fiscale supplémentaire.

Passons aux travaux pratiques

La mise en œuvre du MACF pose une série de problèmes que la Commission a pu mesurer lors de ses consultations. 

Le premier défi est celui de la mesure du contenu carbone des importations. La Commission la ferait reposer sur les déclarations des importateurs, celles-ci étant susceptibles de vérifications par les pays destinataires, selon l’adage "faire confiance mais garder la possibilité de vérifier". Les mêmes autorités nationales seraient en charge de l’acquittement des droits, calculés sur la base des prix de marché en moyenne hebdomadaire. En cas d’incapacité de l’importateur d’évaluer le contenu carbone, on appliquerait une valeur par défaut selon le type de produit, calculée par la Commission. De ce point de vue, la Commission dispose d’une forte expertise, grâce aux années de fonctionnement du SEQE. Notons que l’enjeu des modalités de mesure n’est pas que technique : trop laxistes, elles laisseraient subsister des fuites carbones, trop tatillonnes, elles pourraient être attaquées devant l’OMC comme barrières non-tarifaires.

Le second défi est celui de la période de transition. Prudente, la Commission propose de ne mettre en œuvre le MACF qu’en 2026, et pour une gamme limitée d’importations, ciment, fer/acier, aluminium, engrais et électricité. Entre 2023 et 2026, le système serait testé "à blanc", c’est-à-dire sans tarification, de façon à l’adapter à la réalité. L’élimination progressive des quotas gratuits et la montée en gamme du MACF iraient en parallèle, ce qui devrait avoir raison des craintes des industriels. Son élargissement à une gamme plus large de biens et services serait évalué en fonction des résultats déjà acquis.

Le club carbone européen est en chantier

En décembre 2019, l’Institut Montaigne avait publié un rapport intitulé Comment l’Europe peut faire basculer le monde vers la décarbonation. Cela pouvait paraître hyperbolique, mais je ne faisais que m’appuyer sur une idée théorisée par le prix Nobel William Nordhaus, dont il est bon de se souvenir que les premiers travaux sur le changement climatique et le prix du carbone datent des années 1970.

La taille de notre marché nous donne un puissant moyen de pression pour convaincre nos partenaires d’embrasser des politiques climatiques plus ambitieuses. 

Désabusé par les piètres résultats des COP successives, Nordhaus avait avancé l’idée qu’à défaut d’un accord sur un prix mondial du carbone, la constitution de "Clubs carbone" par de grandes entités économiques, imposant un prix élevé du carbone en leur sein et à leurs frontières, pourrait convaincre leurs partenaires commerciaux de suivre la même voie. D’un point de vue pratique, seule l’Union européenne et ses associés du SEQE, les pays de l’Espace économique européen et la Suisse, peuvent y parvenir, car seul ce club carbone européen a une politique de prix du carbone élevé et croissant, et prévoit de l’imposer à ses frontières, comme le prônait Nordhaus.

La taille de notre marché nous donne un puissant moyen de pression pour convaincre nos partenaires d’embrasser des politiques climatiques plus ambitieuses. Le terrain est plus propice qu’on peut le penser : depuis des années, une Commission bipartisane du Congrès américain milite pour un prix interne du carbone et un ajustement à la frontière. La Chine a récemment mis en place son propre système d’échanges de droits à émettre au niveau national. Quant au Royaume-Uni, il a conservé un système directement hérité du SEQE et envisage aussi de l’élargir, ce qui devrait permettre de l’associer sans difficultés politiques au MACF.

Fermeté avec les États-Unis et la Chine, coopération avec les pays à bas revenu

Que les négociations avec la Chine et les États-Unis soient rudes, il faut s’y attendre. Ces deux pays représentent plus de 40 % de l’empreinte carbone mondiale, contre moins de 10 % pour l’Union européenne. L’argument essentiel de l’Europe devrait être que la tarification à la frontière est un outil clef de sa politique climatique, dont chaque Américain et chaque Chinois bénéficiera autant si ce n’est plus que chaque Européen, si l’on en croit les projections du GIEC sur les conséquences locales du réchauffement climatique. Si elle communique bien - en particulier sur le fait que l’ajustement à la frontière n’est en rien une politique protectionniste déguisée - l’Union bénéficiera du soutien implicite de populations de plus en plus inquiètes du changement climatique, parce qu’elles le vivent. 

En revanche, les réticences, pour ne pas dire l’hostilité, des pays à bas revenu, inquiets à l’idée que leurs exportations vers l’Union puissent baisser, sont compréhensibles et justifiées. Elles ont été déjà exprimées par l’Inde et plusieurs pays africains et d’Amérique latine. L’Union ne pourra obtenir leur accord que si elle facilite les transferts de technologies décarbonées ou décarbonantes. Pour cela, pas de secret : nous devons financer une partie de ces transferts, dans notre propre intérêt.

Le soutien de la France au projet de la Commission et l’annonce d’un ambitieux plan français de production d’électricité décarbonée vont clairement dans le bon sens. Encore plus qu’en 2019, ma conviction est que les étoiles s’alignent pour que l’Europe fasse vraiment basculer le monde vers la décarbonation.

 

Copyright : LOIC VENANCE / AFP

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