Le procès intenté contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo en 2007 pour la publication des caricatures de Mahomet a fini de clarifier la position des juges. En France, il est possible d’insulter une religion, ses figures et ses symboles, il est en revanche interdit d’insulter les adeptes d’une religion.
Néanmoins la différence entre l’un et l’autre est parfois ténue, ce qui a entraîné une inflation de procès "en blasphème", sans que le mot ne soit jamais prononcé. On parle, vous l’aurez compris, d’injure, de diffamation et de provocation à la haine, à la violence ou à la discrimination en raison de l’appartenance ou de la non-appartenance à une religion.
Ainsi, la position française, même si elle est en soi discutable et parfois ambiguë, est, en réalité, assez compatible avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et ne devrait pas être amenée à évoluer, même si un excès de zèle de notre législateur est toujours à craindre.
De toutes les manières, en matière de liberté d’expression, comme en matière de liberté religieuse, la Cour européenne des droits de l’homme laisse une certaine marge d’appréciation aux États. Raison pour laquelle, d’ailleurs, elle a validé la condamnation d’Elisabeth Sabaditsch-Wolff, car l’article 188 du Code pénal autrichien condamne toute "humiliation du dogme religieux".
La République d'Irlande a voté en faveur de l'abrogation du délit de blasphème le 26 octobre 2018. Cette décision est-elle représentative de l'évolution de la question du blasphème dans les autres pays européens ?
Toute la difficulté tient au processus de traduction qui, dans la plupart des pays européens, a fait passer le blasphème compris comme insulte à la divinité à un blasphème compris comme offense aux croyants ou à une atteinte à l’ordre public – c’est sous cet angle de la préservation de l’ordre public qu’il faut d’ailleurs comprendre le concept de "préservation de la paix religieuse" défendu par la CEDH dans son arrêt.
Le mot "blasphème" a le plus souvent disparu des législations européennes, mais le blasphème a trouvé des traductions séculières qui, souvent, ont permis de perpétuer sa condamnation par d’autres moyens. Une approche comparative de ces différentes législations témoigne, en réalité, de l’extrême polysémie du lexique pénal autour de cette question. Là où il n’y a pas d’incrimination stricto sensu pour blasphème, il existe une protection des bonnes mœurs ou de la pudeur, un régime d’autorisation ou de classification en matière cinématographique ou médiatique, une règlementation des messages publicitaires, un droit réprimant la diffamation de groupe et punissant l’incitation à la discrimination ou à la haine, ces dispositions étant pour tout ou partie applicables au fait religieux. Au sein de ces législations à géométrie variable, se dégagent néanmoins trois formes distinctes de protection :
- celle sanctuarisant une vérité considérée comme sacrée par la collectivité, c’est le cas par exemple en Italie et en Grèce, mais aussi en Irlande jusqu’à très récemment ;
- celle préservant les sentiments des croyants, c’est le cas par exemple en Autriche, en Allemagne ou encore en Espagne ;
- celle, enfin, condamnant l’hostilité envers un groupe ou un individu causée par leur libre affiliation ou appartenance, comme en France.
Les pays européens ayant totalement aboli tout ce qui pourrait se rapprocher, de près ou de loin, d’un délit de blasphème, sont, à vrai dire, rares. L’Angleterre en est un, mais le délit de blasphème n’y a été aboli qu’en 2008 et différents groupes de pression continuent à contester cette abrogation, justement au nom de la protection des sentiments des croyants.
La décision de l’Irlande d’abolir sa loi antiblasphématoire est donc à saluer ! Il faut tout de même noter qu’il est, évidemment, plus facile d’abolir une loi explicitement antiblasphématoire que des lois implicitement antiblasphématoires. Si le délit de blasphème stricto sensu tend naturellement à disparaître, ses traductions séculières prolifèrent dans un contexte européen de rétrécissement toujours plus important de la liberté d’expression.
La "préservation de la paix religieuse" défendue par la CEDH est-elle compatible avec la "liberté d'expression" inscrite dans la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 ?
La "préservation de la paix religieuse" se présente comme une sorte d’avatar de la préservation de l’ordre public, cette dernière faisant naturellement partie des prérogatives d’un État de droit. Ce motif, celui de la préservation de l’ordre public, a pu être utilisé dans certaines décisions de justice en France concernant les atteintes religieuses sans jamais trop convaincre. Le législateur et le juge ont préféré le terrain individuel ou communautaire, en condamnant, comme nous l’avons déjà évoqué, l’injure, la diffamation, la provocation à la haine, à la violence ou à la discrimination en raison de l’appartenance ou de la non-appartenance à une religion. Du reste, le motif de préservation de l’ordre public et même d’un ordre public immatériel a pu être utilisé dans d’autres affaires concernant la liberté d’expression, notamment celle autour du spectacle de Dieudonné en 2015.
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