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04/02/2021

L’accord d’investissement UE-Chine, le "découplage" et les entreprises étrangères

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L’accord d’investissement UE-Chine, le
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

L’accord du 30 décembre dernier entre l’UE et la Chine concernant leurs investissements croisés pose beaucoup de questions. Certaines ont donné lieu à des polémiques en partie politiques, en partie fondées sur l’absence de contrainte véritable, notamment juridique, pour une partie des engagements, et sur les implications transatlantiques d’une absence de concertation (voir notre analyse publiée en janvier dernier sur ce thème). Mais pour les acteurs économiques et en particulier les entreprises européennes, d’autres préoccupations apparaissent : la crainte d’un découplage économique imposé, ou d’une absence d’accord dont des entreprises très engagées en Chine pourraient faire les frais. Un accord, quelles que soient ses limites, peut sembler constituer une assurance contre ces deux risques.

Au titre politique et à celui des garanties juridiques, les critiques ont surtout porté sur deux points : l’un concerne des engagements jugés trop vagues au sujet des normes de travail, et la question du travail forcé et des conventions de l’Organisation internationale du travail. L’autre met en cause le moment, choisi par la Chine plutôt que par les Européens, pour dénouer la négociation en l’absence de concertation et de consultation transatlantique : on était alors à la veille même de l’arrivée d’une nouvelle administration, que l’Europe a dans sa très grande majorité appelée de ses vœux. Sur l’un et l’autre sujet, il est frappant que l’ancien président de la Commission, Jean-Claude Juncker, et l’ancien président du Conseil, Donald Tusk, aient repris chacune de ces deux critiques. 

Le secteur privé contre le découplage

Mais le point de vue des entreprises européennes ou américaines - que la Chine rappelle fréquemment à ses interlocuteurs pour s’en prévaloir - mérite d’être examiné de près, sous l’angle des intérêts économiques en jeu et du problème d’un éventuel découplage. Certes, il nous manque deux éléments d’appréciation. À ce jour, les annexes de l’accord concernant les secteurs ouverts ou fermés, et les réserves faites par chaque partie, ne sont pas finalisées - les entreprises ne peuvent donc pas les connaître de façon précise. Et il est clair que des entreprises actives en Chine ne vont pas exprimer en public leurs critiques concernant le gouvernement chinois ou les accords que celui-ci conclut. 

Pour les acteurs économiques et en particulier les entreprises européennes, d’autres préoccupations apparaissent : la crainte d’un découplage économique imposé, ou d’une absence d’accord dont des entreprises très engagées en Chine pourraient faire les frais.

À la rigueur, leurs représentations corporatistes se voient déléguer ce rôle. En Allemagne, le BDI s’est contenté en public d’un communiqué laconique qui n’implique ni approbation, ni réprobation. En France, le Comité France Chine du MEDEF émet un jugement d’attente : il s’agit d’une "victoire diplomatique" et géopolitique chinoise, avec des "avancées réelles pour les entreprises européennes" mais des "attentes qui restent en suspens" (La Lettre de la Chine Hors les Murs n° 39, janvier 2020).

Cela fait en revanche des années que les rapports annuels de la Chambre de commerce américaine à Shanghaï (AmCham) ou de la Chambre de commerce européenne en Chine (EUCCC) sont scrutés pour leurs analyses du climat des affaires ressenti par les entreprises étrangères ; la Chambre de commerce allemande (AHK) à Shanghaï est également active.

Or dans les rapports de ces organisations, comme dans l’analyse des flux d’investissements et de capitaux financiers vers la Chine, les constats autant que les préconisations vont généralement à l’inverse du "découplage" redouté par les acteurs d’une économie globalisée ou par les acteurs tout simplement très engagés sur le marché chinois. Cette tendance s’est accélérée en 2020 - très indépendamment donc de l’accord d’investissement UE-Chine. Elle contraste avec les flux d’investissement direct chinois en Europe et aux États-Unis - qui se sont effondrés à partir de 2018. Les mouvements de capitaux financiers, très mal connus pour l’Europe, font par contre l’objet d’une réévaluation spectaculaire en ce qui concerne les États-Unis : selon une étude récente, le stock d’obligations et d’actions détenu dans les deux sens par les États-Unis et la Chine atteint 3.300 milliards de dollars, dont 1.100 milliards par les États-Unis et 2.200 milliards par la Chine. C’est presque le double des chiffres officiels, alors même que ce chiffre n’inclut pas les obligations en dollars d’autres pays (Japon, par exemple) que la Chine peut détenir. 

Les rapports de l’AmCham et de l’AHK de Shanghaï confirment ainsi l’appétit des investisseurs occidentaux. Selon l’AmCham, à la mi-2020, 78,6 % de ses entreprises adhérentes ne prévoyaient pas de changements dans leurs plans d’investissement, même si une proportion croissante n’envisageait pas de les augmenter ; les prévisions économiques se sont ensuite améliorées dans la seconde moitié de l’année. Selon l’AHK, 96 % des entreprises allemandes envisagent de rester en Chine, 72 % envisagent de nouveaux investissements de production, et 32 % dans la recherche. De façon significative, les perspectives de découplage ne les poussent pas à partir, mais à transférer en Chine une part plus importante de leur chaîne de valeur. L’EUCCC a produit avec le MERICS un rapport qui demande à l’Union européenne de "prendre position contre le découplage complet et irrationnel", et qui met en garde contre une extension abusive des critères de sécurité nationale. Les cas très visibles de départ ou de diversification - Samsung, Apple, semi-conducteurs taiwanais - et les incitations gouvernementales (États-Unis, Japon, Taiwan) ne reflètent donc qu’une part de la réalité, et pas la plus importante. 

L’investissement en Chine, une attractivité persistante pour l’accès au marché

Plusieurs facteurs économiques expliquent ces tendances. Sur le plan financier, la Chine est tout simplement le seul grand pays industriel (même si elle n’accepte pas ce qualificatif) avec des taux d’intérêt obligataires largement positifs ; et de plus ses entreprises importantes sont rentrées dans nombre d’indices boursiers, rendant obligatoire la détention de leurs actions. 

Pour un certain nombre de multinationales, elle est devenue un des plus grands marchés sinon le plus grand - et sa bonne fortune, grâce à l’enrayement rapide de la pandémie, lui donne des perspectives de croissance des marchés : c’est dès le 7 février 2020 que les premières directives de reprise de la production ont été données par le gouvernement central.  Pour prendre deux exemples d’entreprises de taille mondiale, Daimler, dont les ventes globales ont décliné de 7,5 % en 2020, a vu par contre ses ventes en Chine augmenter de 11,7 %. L’Oréal, au sein d’une année difficile, a vu ses ventes en Chine augmenter sur les neuf premiers mois de l’année de 20,8 % à périmètre et taux de change constants. 

En 2020, l’investissement direct global a baissé de 42 %, mais il a augmenté de 13 % vers la Chine, qui surpasse pour la première fois les États-Unis comme destination d’investissement direct industriel.

À l’évidence, quand on est aussi présent sur un marché, on y investit aussi. Sur le plan de l’investissement, les atouts logistiques chinois - l’infrastructure, le rapport coût/efficacité de la main-d’œuvre - jouent indubitablement. En 2020, l’investissement direct global a baissé de 42 %, mais il a augmenté de 13 % vers la Chine, qui surpasse pour la première fois les États-Unis comme destination d’investissement direct industriel. L’analyse stratégique du découplage faite par Huang Qifan, ancien maire de Chongqing et conseiller économique influent, s’avère exacte : "La refonte des chaînes de valeur globales ne mènera pas à un découplage de la Chine (…) mais sous la pression des forces du marché, elles deviendront plus intégrées verticalement, plus diversifiées et plus résilientes". Ce raisonnement vaut aussi pour le gouvernement chinois. Les achats chinois d’entreprises à l’étranger sont souvent déterminés par des faiblesses technologiques à combler et l’ouverture au cas par cas à de grands investissements étrangers se fait souvent dans des secteurs où la Chine a besoin de compléter ses chaînes de valeur, y compris pour se prémunir contre un découplage : l’autorisation d’une implantation pétrochimique géante de BASF en 2019 ressortait de ce dernier facteur, l’accord avec Tesla à Shanghaï tiennent à ce facteur. Les ouvertures plus générales de secteurs - notamment dans le secteur bancassurance - concernent plutôt des domaines déjà saturés où des champions chinois sont bien établis. 

Du côté des gouvernements étrangers, l’intérêt public commande de distinguer la sécurité nationale, la protection de technologies et d’infrastructures critiques, les règles de concurrence et ce qui serait une politique d’ateliers nationaux industriels (même à l’échelle européenne) et un protectionnisme ouvert ou déguisé. Au lieu de mener un débat idéologique et de lobbies, c’est sur les nuances dans les politiques impliquant l’investissement qu’il faut travailler. 

Concluons : le verdict concernant l’opportunité, la nécessité et la viabilité d’un accord d’investissement avec la Chine n’oppose pas le politique et l’économique. Par exemple, une réforme des règles du travail en rehaussant le coût global accroîtrait les revenus, la consommation et donc le marché intérieur. La protection de l’investissement, y compris contre l’expropriation, et des règles reconnues, à commencer par le traitement national et la limitation des monopoles étatiques ou des conglomérats, sont aussi d’un intérêt fondamental pour les investisseurs étrangers. Les conditions d’application de tout accord, leur vérification et les contre-mesures éventuelles, sont primordiales quand il s’agit d’un partenaire étatique aussi puissant que la Chine. Et ce sont en définitive des questions éminemment politiques… 

 

Copyright : YVES HERMAN / POOL / AFP

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