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24/03/2020

La théorie de l’immunité collective ou les ayatollahs de la santé publique

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La théorie de l’immunité collective ou les ayatollahs de la santé publique
 Claude Le Pen
Auteur
Professeur d'économie de la santé à Paris-Dauphine (groupe Santé)

Toute profession a ses ayatollahs et la santé publique n’échappe pas à la règle. La crise du coronavirus leur a donné l’occasion de se manifester dans certains pays comme les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, où d’influents conseillers ont promu auprès de leurs dirigeants la théorie de l’"immunité collective", en anglais "herd immunity", comme stratégie de réponse à la crise du coronavirus.

Immunité collective, de quoi parle-t-on ?

À l’origine, cette théorie – très discutée dans la littérature épidémiologique – a été développée pour montrer qu’il n’était pas nécessaire de vacciner 100 % d’une population pour la protéger totalement d’un risque infectieux, voire pour l’éradiquer. Une immunité totale est assurée dès lors qu’une fraction x de la population est vaccinée, ce seuil x dépendant de deux variables, le fameux "taux de reproduction" R0 qui indique le nombre de personnes qu’un sujet infecté peut en moyenne contaminer et l’efficacité vaccinale notée e.

Par exemple, pour une grippe saisonnière "classique" avec un R0 moyen de 1,5 et une efficacité vaccinale de l’ordre de 60 %, on obtient un x de 56 %. Ainsi, vacciner 56 % de la population assurerait une protection complète et "efficiente" de la population. Selon le Groupe d'Expertise et d'Information sur la Grippe (GEIG), le taux moyen a été de 24 % en France durant la saison 2017-2018 ! Encore un effort à faire...

Immunité collective et Covid-19, quel rapport ?

Pour une grippe saisonnière "classique" [...], vacciner 56 % de la population assurerait une protection complète et "efficiente" de la population.

Certains experts, tout à leur science, ont entrepris d’étendre le concept d’immunité collective à l’immunité acquise, après guérison, par des sujets infectés par le COV-SRAS 2. Le contact avec l’agent infectieux jouerait ainsi le même rôle que la vaccination, en stimulant les défenses immunitaires vis-à-vis du pathogène. Sauf qu’un contact généralisé peut révéler désastreux. Si on estime le R0 à 2,5 (entre 1 et 3 d’après les hypothèses actuelles) et si on suppose que le contact est immunisant (e=1), alors on tombe sur un x de l’ordre de 60 %.

Si 60 % de la population est contaminée, alors :

  1. L’épidémie disparaît ;
  2. La population est immunisée contre un rebond épidémique, une rechute ou une nouvelle infection par un pathogène de même nature.

C’est l’argument "santé publique" : la "herd immunity" offre une immunisation efficace, efficiente et définitive. Sauf que 60 % d’une population de 60 millions d’habitants cela représente 36 millions de personnes et même si le taux de létalité des personnes infectées est faible, disons de l’ordre de 1 à 1,5 %, cela fait entre 360 000 et 540 000 morts ! À vrai dire, ce serait sans doute moins car ces taux de létalité se réfèrent aux cas avérés quand beaucoup de sujets sont porteurs asymptomatiques. Il faudrait une sérologie généralisée pour connaître le "vrai" taux. Mais même divisé par 10, le chiffre de 36 000 à 54 000 décès potentiel est considérable (à l’heure où j’écris ces lignes, on compte en France 860 décès). Quel vaccin serait autorisé avec un tel rapport bénéfice/risque ?

Immunité collective, intérêt collectif ?

Comment peut-on raisonnablement soutenir de telles théories qui ont pu séduire un moment certains gouvernements qui, d’ailleurs, s’empressent aux dernières nouvelles de les abandonner sous la pression de leurs opinions publiques ? Le Royaume-Uni a décidé lundi 23 mars de mettre en place un confinement généralisé alors qu’il y a dix jours, Boris Johnson et ses conseillers scientifiques pariaient encore sur l’immunité collective. Cette stratégie aurait pu entraîner, selon les modélisations de l’Imperial College London, la mort de 250 000 personnes.

Il y a dix jours, Boris Johnson et ses conseillers scientifiques pariaient encore sur l’immunité collective. Cette stratégie aurait pu entraîner la mort de 250 000 personnes.

La réponse est difficile et mêle sans doute plusieurs facteurs. Il me semble toutefois que l’adhésion à des doctrines utilitaristes qui font passer systématiquement un "intérêt collectif" mythifié avant toute considérations de personnes joue un rôle. Au fond, quelle différence entre interdire la prise en charge d’un médicament efficace, qui sauve des vies mais dont le coût par année de vie sauvée dépasse un certain seuil (fixé arbitrairement par l’État) et promouvoir la "herd immunity" telle qu’envisagée ci-dessus ? Philosophiquement aucune. La recherche de l’efficience à tout prix a ses limites.

 

Copyright : OLI SCARFF / AFP

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