On ne sait pas quelle proportion exacte de ces actifs est touchée par l’interdiction de transaction, mais, pratiquement, elle interdit toute monétisation de réserves ou d’actifs permettant le rachat de roubles en devises telles que le dollar, l’euro, la livre sterling, le yen et, probablement le franc suisse et le dollar de Singapour. De l’aveu même d’Elvira Nabiullina, les ventes d’or ne sont plus possibles.
Bien sûr, la BdR peut racheter des roubles contre des yuans, mais cela n’aurait aucun effet sur le taux de change du rouble contre les monnaies précitées. Pratiquement, et tant que l’interdiction est en place (elle peut être levée à tout moment) la BdR ne peut plus intervenir sur le marché des changes pour soutenir sa devise, comme elle avait commencé à le faire le 24 février pour un montant d’un milliard de dollars. C’est pourquoi, le 28 février, la BdR a relevé son taux d’intérêt directeur de 9,5 % à 20 %, pour “compenser la dépréciation accrue de la monnaie et le risque d’inflation”. Le passé a montré que la Gouverneure Nabiullina n’hésitera pas à remonter encore la garde si nécessaire, ce que son communiqué télévisé confirme. Même si cette décision, et l’anticipation que d’autres pourraient suivre, a immédiatement permis au rouble de s’apprécier, la contrepartie est que les citoyens russes ordinaires vont rapidement ressentir l’effet de ce resserrement monétaire spectaculaire sur les nouveaux crédits à la consommation ou immobiliers. Pour les entreprises, souvent endettées à taux variable, les risques de faillite vont rapidement monter. Avec l’isolement de la BdR, c’est l’homme de la rue qui est touché, et c’est ce qui rend cette décision aussi importante.
La stratégie de “Grande Russie” est perdante à long terme
Que faut-il conclure de ce tour d’horizon ?
D’abord, que même à court terme, la Russie va rencontrer des difficultés financières croissantes pour mener à bien son projet d’asservissement de l’Ukraine. Que ce soit par l’exclusion de SWIFT, des mesures d’embargo plus directes et le gel partiel des actifs de la Banque centrale russe, le durcissement des conditions économiques va entraîner une grave récession en Russie. Un embargo sur les exportations de combustibles fossiles serait encore plus radical, car il assècherait immédiatement les ressources de l’État et ferait progressivement fondre les réserves accumulées aussi bien par le fonds souverain que la banque centrale. Mais “progressivement” ne suffirait probablement pas à faire reculer Poutine. C’est là où l’interdiction de transactions sur les réserves change la donne : à quoi bon avoir accumulé des centaines de milliards de dollars de réserves si on ne peut pas les utiliser ?
Ensuite, que la stratégie de la Russie l’amènera à se couper des économies occidentales, avec pour conséquence une économie encore moins performante qu’aujourd’hui et un appauvrissement de la population. Il est possible que le clan Poutine fasse les frais de cette évolution, mais ce serait probablement au profit d’un autre clan, peut-être plus prudent internationalement, mais bien décidé à conserver sa mainmise sur l’économie et les matières premières. Côté européen, il est très probable que les politiques énergétiques seront revues de fond en comble comme c’est déjà le cas des politiques de défense, comme en témoigne le revirement spectaculaire de l’Allemagne. À la nécessité climatique de décarboner nos économies est venue s’ajouter de façon brutale celle de s’affranchir des fournitures russes. Le renouveau de l’énergie nucléaire devrait être renforcé, à moins d’un incident grave dans l’une des quinze centrales nucléaires ukrainiennes en fonctionnement, ce qu’on ne peut pas exclure dans le cadre d’une stratégie du pire de la part de Poutine.
Dans tous les cas mais surtout si le clan Poutine reste au pouvoir, la Russie sera forcée de se tourner bien plus qu’auparavant vers la Chine, qui deviendra son principal client pour les exportations de combustibles, et son principal fournisseur de technologie. À ce jeu, la Russie est assurée de beaucoup perdre, car, à la différence d’une Europe jusqu’à présent divisée sur sa politique énergétique, la Chine n’hésitera pas à utiliser son écrasant pouvoir de négociation dans ses transactions avec une Russie devenue un nain économique en déclin, en comparaison avec une Chine qui certes ralentit, mais qui est toujours en phase ascendante.
La stratégie de “Grande Russie” me paraît être une stratégie perdante à long terme. Mais, si elle n’est pas enrayée à temps, cela ne l’empêchera pas de causer d’immenses dégâts et de terribles souffrances.
Copyright : Alexander NEMENOV / AFP
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