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18/01/2022

La realpolitik étrangère de Biden et ses limites 

La realpolitik étrangère de Biden et ses limites 
 Maya Kandel
Auteur
Historienne, chercheuse associée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (CREW)

Il n’est pas question de faire un bilan de la politique étrangère de la nouvelle administration, dont l’installation n’est même pas encore achevée. L’évaluation est possible, mais il est risqué d’en tirer des leçons : la première année de Trump, 2017, aurait pu laisser croire que "les adultes veilleraient" sur la politique étrangère ; Obama avait quant à lui reçu le prix Nobel de la Paix fin 2009, quelques mois après son discours du Caire - deux aspects emblématiques de la politique étrangère de ses premiers mois, beaucoup moins des huit années qui ont suivi. 

Une première année de mandat aux États-Unis est toujours une année de priorité intérieure (Obamacare en 2009, réforme fiscale Trump en 2017), parce qu’un président américain doit agir vite avec le Congrès et utiliser habilement son capital politique, surtout en période de crise. Or, Biden doit affronter une pandémie mondiale, une situation économique instable, des inégalités au plus haut et une inflation inédite depuis 40 ans. Surtout, son mandat a débuté 15 jours après l’assaut du Capitole contre la certification de son élection ; il se déroule sous fond de prévalence du Trumpisme et d’interrogations récurrentes sur une "guerre civile" à venir. Contrairement à Obama ou Clinton, Biden n’a quasiment pas de marge au Congrès, dans un moment politique hyperpartisan où chaque parti considère l’autre comme l’ennemi. 

Ces éléments et limites posés, une première évaluation reste utile : la politique étrangère de la première année de Biden confirme certaines continuités sur deux voire trois administrations, et illustre les effets de la polarisation sur la politique étrangère américaine.

Déception, clarifications, polarisation

La première impression d’ensemble est sans doute une certaine déception sur la politique étrangère, qui devait être une force de cette nouvelle administration démocrate : un président avec un demi-siècle d’expérience internationale, au Congrès pendant quatre décennies puis à la vice-présidence pendant 8 ans ; une équipe compétente, et qui avait fait son travail sur la crise de la politique étrangère américaine. 

La première impression d’ensemble est sans doute une certaine déception sur la politique étrangère.

Sur le contenu, certaines grandes lignes se dégagent déjà de l’action internationale de l’administration Biden, des clarifications d’abord, manifestes à travers les continuités depuis 2 voire 3 administrations : sur la centralité de la Chine dans la politique étrangère, sur une politique commerciale plus protectionnisme et sur le désengagement confirmé du Moyen-Orient - tendances héritées de Trump, voire d’Obama. 

La déception vient d’ailleurs, dans la mise en œuvre notamment (Afghanistan, AUKUS), dans une certaine passivité (Iran), et ce qu’elle traduit d’un réalisme pragmatique, parfois brutal, flagrant sur l’Afghanistan, mais que l’on retrouve aussi sur le Moyen-Orient où le désengagement est assumé sans état d’âmes, ou encore sur l’Amérique latine, où l’approche transactionnelle demeure. 

Clarifications également dans les ruptures avec Trump, qu’il s’agisse du retour dans l’Accord de Paris sur le climat ou au sein de l’OMS, dans le rétablissement de l’aide à l’Autorité palestinienne ou encore dans le règlement des différends commerciaux avec l’UE. Mais ces éléments illustrent aussi ce qui est peut-être le principal problème de l’administration Biden : la polarisation partisane a gagné la politique étrangère américaine, dont certains positionnements s’inversent au gré des alternances politiques à Washington. 

Cette polarisation ajoute des difficultés à la politique étrangère : elle contribue au décalage entre l’ambition affichée et la réalité des moyens, et porte davantage atteinte à la crédibilité américaine que le retrait chaotique de Kaboul. Surtout, elle multiplie les obstacles dans un domaine où le président a normalement davantage de marge de manœuvre face au Congrès. 

Polarisation de la politique étrangère et crédibilité internationale

En politique intérieure, le président américain ne peut agir sans le Congrès ; en politique étrangère, il peut agir jusqu’à ce que le Congrès l’en empêche. À l’heure où les dossiers intérieurs et internationaux sont liés, dans la rhétorique de l’équipe Biden comme dans la réalité, cette imbrication se traduit aussi dans la pratique politique, et certains élus républicains n’hésitent plus à faire primer l’affrontement partisan sur l’intérêt national. Par ailleurs, force est de constater un an plus tard que Biden n’a pu incarner ni Franklin Roosevelt avec son Build Back Better, ni Lyndon Johnson avec sa réforme électorale, ni même le "président du climat", en raison de la faiblesse de la victoire démocrate au Congrès en 2020 : il n’a tout simplement pas les marges de ses ambitions. 

Les revers intérieurs s’ajoutent aux crises extérieures, alors qu’on attend toujours le résultat de revues stratégique en cours, sans rien dire des postes vacants dans les ambassades comme au sein des départements d’État et de la Défense (même si de nombreux postes ont pu être confirmés à la fin décembre). En termes de vision, la multiplication des belles paroles et slogans ne donnent pas une vision claire, ou peut même donner des visions contradictoires, entre la priorité à une politique "pour les classes moyennes", "contre les régimes autoritaires", "pour gagner l’avenir", ou encore "le défi existentiel du changement climatique". 

Nombre de ces objectifs dépendent par ailleurs de lois nationales, bloquées au Congrès, par la polarisation, ou simplement par les dysfonctionnements du système politique américain qui multiplie les séquences de crises auto-infligées mais peine de plus en plus à accomplir quoi que ce soit. Le secrétaire à la Défense de Bush et Obama, Robert Gates, disait en 2014 que la plus grande menace sur le pays venait des dysfonctionnements politiques internes : cette menace n’a fait que croître avec Trump, qui a gouverné en attisant les divisions internes, et dont l’équipe a multiplié les décisions de dernière minute et les blocages à la passation des dossiers. 

La plus grande menace sur le pays venait des dysfonctionnements politiques internes : cette menace n’a fait que croître avec Trump.

Les obstacles des républicains du Sénat sur la simple mise en place de l’administration, la multiplication des revues stratégiques, liée à la volonté de "réparer les dégâts" de Trump, la volonté de rétablir les processus d’élaboration et mise en œuvre, tout cela prend du temps. Les partenaires s’inquiètent et ont des doutes, les adversaires testent, profitent ou avancent des pions. Chacun, ami comme ennemi, observe la situation intérieure américaine et en tire ses conclusions : la principale est celle d’un défaut de crédibilité américaine à l’international, qui vient des difficultés de plus en plus flagrantes du pays à fonctionner.

Grandes lignes et principaux dossiers

Biden avait d’abord promis de "réparer la politique étrangère après Trump" : l’Amérique est en effet de retour dans l’Accord Paris et dans l’OMS, dans les instances multilatérales et sur les priorités globales (dons de vaccins), à travers aussi des initiatives commerciales d’un nouveau type, comme l’Accord signé avec l’UE sur l’acier, participant pour ce dernier au renforcement du lien transatlantique. Même logique à l’échelle d’un continent pour l’Afrique.

Mais sur le front commercial, les nouvelles grandes lignes trumpistes demeurent, signes d’un changement d’ère et d’un nouveau consensus autour d’une posture plus protectionniste, faite de taxes commerciales et de politique industrielle; la préférence nationale est également confirmée. Les bases politiques de ce nouveau consensus sont majoritaires au Congrès et rassemblent une majorité dans chaque parti, gage de stabilité. 

La compétition avec la Chine au cœur, la politique commerciale s’inscrit dans la continuité de Trump.

Plus profondément, d’autres grandes lignes déjà manifestes depuis Obama et d’ailleurs largement anticipées, se confirment, dans une version parfois précisée par Trump et entérinée par la nouvelle équipe : l’Indopacifique est la priorité régionale de la politique américaine, la compétition avec la Chine au cœur, la politique commerciale s’inscrit dans la continuité de Trump. La différence principale sur l’Indopacifique ne tient ni à la substance ni à l’objectif mais à la mise en œuvre, avec une volonté de mettre davantage de moyens et ressources dans la diplomatie et le multilateralisme. 

Mais il a fallu 7 mois pour une première visite officielle (Lloyd Austin puis Kamala Harris), après l’Europe ou le Moyen-Orient - et sans Biden. Comme ailleurs, les postes d’ambassadeurs sont souvent vacants, et il a fallu attendre près d’un an pour avoir un ambassadeur américain à Pékin

Au Moyen-Orient, le désengagement, une aspiration des trois derniers présidents américains semble enfin réaliser la doctrine Obama, facilité par Trump grâce aux accords d’Abraham : une autonomisation des acteurs régionaux et une politique que l’on peut qualifier de "réalisme pragmatique". Biden a aussi cherché à rééquilibrer la relation avec Israël par rapport à Trump mais aussi au centre de gravité du parti démocrate.

Mais sur le nucléaire iranien, la plus grosse erreur de Trump, la situation semble sans solution aujourd’hui avec le risque d’ouvrir une course aux armements nucléaires dans la région. 

La plus grande rupture par rapport à Trump et nouveauté par rapport à Obama est l’élévation réelle de l’UE comme partenaire, par choix comme par nécessité, pour faire face au poids économique et normatif croissant de la Chine, et gérer ensemble les crises provoquées par la Russie. Les enjeux posés par les questions économiques et les normes technologiques engagent l’avenir ; la fenêtre de coopération dans les cas où elle servirait aussi les intérêts européens risque cependant d’être courte. 

La plus grande rupture par rapport à Trump et nouveauté par rapport à Obama est l’élévation réelle de l’UE comme partenaire.

Moscou revient hanter Washington et donner raison à Mitt Romney. Biden souhaitait stabiliser la relation avec la Russie pour pouvoir se concentrer ailleurs. C’est justement ce que ne veut pas Poutine, dont l’obsession du statut est l’une des motivations principales, sous fond de partenariat qui ne cesse de se resserrer avec Pékin. 

Sur la Chine, la continuité avec Trump est frappante, les propos civilisationnistes en moins : mais la compétition n’est pas une fin en soi, et de nombreuses incertitudes demeurent, en particulier sur une véritable stratégie économique qui viendrait contrebalancer l’accent militaire mis par Trump et perpétué par le Pentagone, dont c’est le métier. Kurt Campbell, le puissant chef de l’Indopacifique au NSC, insistait début janvier sur l’importance de la coopération avec Pékin sur le climat ; le sommet virtuel entre Biden et Xi Jiping peu après la COP26 de Glasgow a plutôt montré de part et d’autre une volonté convergente de faire baisser la tension dans la relation bilatérale (pour se concentrer sur ses priorités intérieures). 

Pour boucler ce trop rapide tour d’horizon, rappelons qu’il y a beaucoup d’inachevé évidemment, notamment sur des initiatives de longue haleine comme celles du Sommet des démocraties. Enfin sur beaucoup de sujets il faut aller dans les détails pour voir l’inflexion de la nouvelle administration, par exemple sur les sanctions, toujours une voie d’action privilégiée, mais avec une ambition et une action concrète de l’administration Biden sur les modalités (multilatérales plutôt qu’unilatérales) et les objectifs (droits de l’homme et démocratie plutôt que "pression maximale").

2022, l’ombre des crises et des midterms

Comme toujours, ce sont avant tout les événements qui préciseront la politique étrangère de l’administration Biden. Une large part sera aussi déterminée par les choix politiques intérieurs, notamment du sénateur Joe Manchin, à qui est suspendue la crédibilité climatique américaine.

Comme toujours, ce sont avant tout les événements qui préciseront la politique étrangère de l’administration Biden.

Enfin les élections de mi-mandat (midterms) viendront bientôt perturber puis mettre fin à toute action législative au Congrès. Il faut noter ici que, à l’inverse de la politique étrangère, le bilan d’un président en politique intérieure se joue très souvent la première année. À cet égard, la loi d’infrastructures est un exploit politique dans les conditions actuelles américaines ; la loi de relance votée en début de mandat contenait des mesures d’urgence, mais aussi des dispositions "finançant l’avenir".

Le projet de loi d’innovation et compétition sur la Chine, destinée à financer la recherche et la politique industrielle sur les secteurs de pointe conserve également une chance de passage avant les midterms. 

Si les républicains remportent ne serait-ce que la Chambre des représentants, le programme de "revanche contre les démocrates" du potentiel Speaker, le très trumpiste Kevin McCarthy, n’augure rien de bon : le temps présidentiel et exécutif pourrait être perturbé, voire absorbé par la multiplication des procédures d’enquête et de destitution annoncés, qu’on anticipe relayé par Fox News et un écosystème médiatique républicain enthousiaste. D’ici là, de nouvelles crises politiques intérieures liées au budget, aux sanctions, à l’Iran ou à des violences politiques internes ne peuvent être exclues. Autant de facteurs qui contribueront encore à détourner l’attention de Washington des crises et évolutions du monde. 

 

Copyright : Drew Angerer / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

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