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04/03/2020

La "guerre commerciale" Chine-États-Unis, quelles conséquences ?

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La
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Cette série en quatre parties a été écrite entre le 27 novembre 2019 et le 18 février 2020. Contrairement à beaucoup de prédictions, l’économie américaine a bien résisté au conflit commercial, tandis que la Chine a été plus touchée par les prévisions à la baisse que par les pertes commerciales réelles. Au-delà d’une année 2020 imprévisible – avec l’attaque du COVID-19 et l'élection présidentielle américaine –, il est probable que le découplage technologique et financier de la Chine va devenir un enjeu majeur à la fois pour les États-Unis et ses partenaires.

 

Les prévisions économiques remises en question

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27 novembre 2019

Dès son déclenchement en 2018, le conflit commercial a suscité commentaires et prévisions négatives. Les hausses tarifaires allaient nuire à l’économie américaine, un découplage technologique pénaliserait les entreprises high tech aux États-Unis. Les premières analyses chinoises, tout en étant optimistes sur "le long terme", étaient beaucoup plus prudentes sur les risques immédiats. Les deux parties ont d’ailleurs été très peu agressives en matière d’atteinte aux chaînes de valeur de l’industrie.

La Chine, usine du monde, apparaissait pour beaucoup comme irremplaçable, avec un quasi-consensus sur les bénéfices générés pour le reste du monde, sans perte d’emploi : pourtant, une première étude parue en 2016 soulignait ces pertes aux États-Unis, tout comme un rapport de la Commission européenne le prévoyait dans des secteurs où régnait le dumping des prix.

En pratique, des restrictions chinoises aux exportations de capitaux, et un ralentissement des importations, ont préservé la Chine d’une crise financière telle qu’aurait pu provoquer un soudain déficit de la balance des comptes. Le pays exhibe toujours un excédent global des produits manufacturés d’un milliard de dollars, mais cet excédent est moins tourné vers les États-Unis.

 

La Chine face aux décisions successives de Donald Trump

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13 décembre 2019

Stabilité et prévisibilité – chez les autres – est la première exigence chinoise. Avec Donald Trump, on est pourtant allé de surprise en surprises, d’une offensive à une pause, avec une escalade en plusieurs temps des tarifs douaniers. Comment réagissent les experts officieux chinois ? Dès avril 2018, l’analyse se fait prudente, et évoque les pertes à venir. L’excédent chinois est massif et une source de vulnérabilité, tout comme l’endettement immobilier. Seules les réserves de capitaux chinois incitent à l’optimisme – mais en pratique, après 2018, la Chine ne vend plus d’obligations américaines. De même, elle s’abstient de toute dévaluation offensive – en pratique, le cours du RMB est parallèle à celui de l’euro.

En juillet 2018 – second cran de l’escalade tarifaire – le ton se fait plus violent : c’est désormais le terme de "guerre" qui prédomine, sur le plan commercial mais aussi stratégique. C’est la supériorité à long terme du système chinois qui est appelée à la rescousse, et à partir de septembre le slogan de "lutte" (douzheng) entre les deux systèmes.

Mais l’analyse du phénomène Trump s’affine aussi. Il n’est plus simplement un homme d’affaires adepte du marchandage, ni un otage de factions néo-conservatrices. La politique intérieure, son appui par les classes moyennes et inférieures contre le "grand capitalisme" et la globalisation, ainsi que les motivations électorales, sont mises en lumière dans un texte finalement publié en août 2019. Le repli de la globalisation est vu comme une conséquence de la remise en cause de la suprématie économique américaine. "Trente ans après, la Chine a remplacé le Japon dans la relation des États-Unis avec l’Asie orientale".

Tandis que sa propagande publique redouble d’attaques contre les États-Unis, la Chine fait des concessions commerciales ciblées – soja et viande de porc.

En deux ans, Trump a joué de l’imprévisibilité pour désarçonner le rival et partenaire chinois. Y a-t-il pour autant un "gagnant", et donc un "perdant", dans cette "guerre" commerciale ?

 

Qui gagne ?

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19 décembre 2019

Parler de "guerre" était exagéré. Leurs ventes mutuelles ne représentaient qu’1 % du PIB (pour les États-Unis) et 3,6 % (pour la Chine, contre 7 % une décennie auparavant). La Chine a engagé des mesures de relance début 2019, et assoupli sélectivement les règles d’investissement pour certaines entreprises européennes et américaines. L’annonce à l’avance des tarifs douaniers américains a en fait provoqué une hausse des importations avant leur mise en place.

Mais le consommateur américain a finalement très peu souffert de hausses de prix. Et quoiqu’un débat existe en Chine existe sur une relance par le crédit, cette option a été pour l’essentiel rejetée, la priorité étant donnée à la sécurité financière. De même, les vendeurs chinois ont très peu baissé leurs prix, et préféré perdre des parts du marché américain.

L’affrontement est donc resté très limité, tournant beaucoup autour des ventes liées aux milieux ruraux américains et donc à des enjeux pour la réélection de Donald Trump. En 2020, cela peut s’avérer crucial, puisque les ventes de soja se font au début de l’automne, donc à la veille des élections. Globalement, le moral des investisseurs et des consommateurs américains n’a jamais été atteint – ce qui est moins sûr du côté de la population chinoise.

D’autres ont bénéficié du conflit. Les pays d’Asie du Sud-est reçoivent des investissements de report (avant même la crise du coronavirus), l’Europe augmente ses ventes à la Chine, mais aussi aux États-Unis, dans une proportion presque équivalente à la chute des exportations américaines vers l’empire du milieu.

L’impact mécanique du conflit sur l’économie globale est limité. Mais les incertitudes, les prédictions pessimistes ont un effet d’entraînement psychologique.

 

Le « découplage » : une course de fond plutôt qu’un sprint

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18 février 2020

De façon inattendue, la crise du COVID-19 fournit une expérience in vivo de découplage : son impact sur la chaîne de valeur globale (pharmaceutique, automobile, électronique, tourisme, transport, luxe…) montre le haut degré d’intégration de la Chine dans les échanges. Pour des raisons nouvelles de sécurisation, la crise épidémique va accentuer une diversification qu’avait déjà provoqué le durcissement économique chinois et le conflit commercial.

Mais ce découplage ne fait pas partie du discours officiel américain – sinon de certains tweets présidentiels. Il est rejeté en Asie orientale et souvent en Europe, où ses répercussions pour les entreprises sont redoutées. Quand il survient, c’est pour des raisons de sécurité nationale ou à cause d’une analyse renforcée des détournements de technologie par la Chine. En Europe, c’est "l’ordre public" qui peut être invoqué à l’échelle européenne pour justifier certains investissements directs, une notion vague quoique extensive. À la rigueur, certains officiels américains expliquent que la Chine pratique le découplage depuis longtemps – et les notions d’asymétrie et de réciprocité peuvent en effet justifier un certain découplage.

En pratique, les obstacles survenus dans les cas de ZTE et de Huawei montrent les difficultés à rompre des liens technologiques : les firmes américaines souffrent aussi pour leurs ventes de composants, surtout si des entreprises de pays tiers les remplacent. Jusqu’ici, les mesures se sont peu étendues dans deux domaines importants : informatique et aéronautique. Le filtrage des investissements, de plus en plus extensif au Japon et aux États-Unis, en cours d’application en Europe, peut toutefois devenir dissuasif. La notion de sécurité nationale est sujette à des interprétations larges – c’est déjà le cas pour l’acier et potentiellement pour l’automobile. La Chine, qui a adopté un arsenal de mesures de rétorsion, ne semble pas pressée de les appliquer.

Il reste qu’elle ne consent pas aux réformes de structure qui pourraient établir une véritable concurrence économique fondée sur des règles identiques et sur la réciprocité, et qu’elle accentue la priorité à son économie d’État, à l’indigénisation des technologies et aux subventions. En ce sens, elle contribue fortement au changement de climat psychologique chez ses principaux partenaires, et ce changement dépasse le facteur Donald Trump. Sans qu’on puisse en prévoir l’extension, le découplage se produira, après des décennies de globalisation et de foi en cette dernière pour ses vertus de convergence systémique.

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