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13/12/2019

La gouvernance de l'Internet est une gouvernance des infrastructures

La gouvernance de l'Internet est une gouvernance des infrastructures
 Heidi Tworek
Auteur
Professeure adjointe d'histoire internationale à l'Université de la Colombie-Britannique

Heidi Tworek est professeure adjointe d'histoire internationale à l'Université de la Colombie-Britannique à Vancouver (Canada). Ses recherches portent sur les médias, les organisations internationales et les relations transatlantiques. Elle est membre du programme d'études en sciences et technologie, de l'Initiative des sciences du langage et de l'Institut d'études européennes de l'Université de la Colombie-Britannique. Elle est également Visiting Fellow au Joint Center for History and Economics de l'Université Harvard ainsi qu'au German Marshall Fund of the United States et au Canadian Global Affairs Institute.

Cet article est traduit de l’anglais. L’original a été publié le 23 juillet 2019 sur le site du Centre for International Governance Innovation.

Depuis plus d’un an, la course à la 5G, et tout particulièrement l’ambition que l’entreprise chinoise Huawei se donne pour le développement des réseaux 5G européens et nord-américains, font la une des journaux. Il s’agit là d'un sujet important, qui mérite d’être débattu. La grande attention portée au cas Huawei nous suggère combien cette lutte pour la gestion des infrastructures est un combat pour l'avenir. En réalité, Internet lui-même est déjà supporté par des infrastructures physiques, et les États et les entreprises sont déjà en concurrence pour leur obtention. Ce schéma est vieux d’un siècle au moins : depuis longtemps, les batailles pour l'information sont aussi des batailles infrastructurelles.

Nous avons souvent l’impression d’un Internet sans fil, or 95 à 99 % des données circulant à l’international sont transportées par des câbles à fibres optiques, que les États ne sont pas nécessairement les seuls à développer. À titre d’illustration, Google est présent dans la propriété de 8,5 % des câbles de communication sous-marins ; Facebook et Google se sont déjà tournés vers l'Afrique. Le câble sous-marin développé par Google, qui reliera le Portugal à l'Afrique du Sud, a été baptisé Equiano, en hommage à Olaudah Equiano, ancien esclave d’origine nigériane et importante figure de l'abolition de l’esclavage au XVIIIe siècle.

Il n’est pas difficile de comprendre cet appétit pour le contrôle des câbles de communication... Aujourd’hui, seul un quart (environ) des Africains ont accès à Internet ; en dotant l’Afrique de câbles, ces entreprises espèrent réduire le coût du service Internet qu’elles y fournissent et augmenter massivement la taille des marchés dans lesquels leurs produits évoluent. Devenir fournisseur d’infrastructures, lorsque l’on offre des services populaires de recherche d’information ou de réseaux sociaux accessibles au public, permet d’accroître de manière significative la concentration de pouvoir dans le marché des communications.

Nous avons souvent l’impression d’un Internet sans fil, or 95 à 99 % des données circulant à l’international sont transportées par des câbles à fibres optiques.

Les États ont évidemment conscience de la puissance de cet enjeu. La Russie et la Chine surveillent toutes deux de près les câbles sous-marins à fibres optiques - un sujet qui, étonnamment, reçoit peu d'attention de la part de la presse et des milieux scientifiques. La question des câbles sous-marins est probablement trop éloignée de la manière dont nous appréhendons au quotidien nos smartphones, or ce sont bien ces câbles qui nous permettent de communiquer à l’international. Nous semblons ignorer cet enjeu - à nos risques et périls.

Pour des États comme la Chine, la question des infrastructures est inséparable de celle de l'information. Depuis 2013, la Chine a conclu des accords avec plus de 60 pays en soutien aux énormes dépenses d'infrastructures de ses nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI). En avril 2019, 37 dirigeants étrangers et plus de 5 000 représentants de 100 États ont participé au deuxième sommet de cette initiative à Pékin. À la veille du sommet, le numéro un de la diplomatie chinoise et ministre des Affaires étrangères Wang Yi déclarait que les partenariats liant la Chine à ces différents pays ne constituaient "pas un outil géopolitique, mais une plateforme de coopération".

Au-delà des infrastructures commerciales des nouvelles routes de la soie, comme les routes ou les ports, il y a les infrastructures de communication associées, dont on parle moins. En avril dernier, Le Quotidien du Peuple - organe de presse officiel du Parti communiste chinois - annonçait le lancement du Belt and Road News Network, nouveau rouage dans la machine d’influence chinoise. Le gouvernement et les entreprises chinoises ont ainsi construit d'importants réseaux internationaux d'information, par l'intermédiaire de l'agence de presse Xinhua, d’une chaîne de télévision par satellite en langue anglaise (China Global Television Network) et, du côté des réseaux sociaux, d’applications comme TikTok, application la plus téléchargée aux États-Unis actuellement. L'influence médiatique de la Chine a une grande portée ; à titre d’illustration, le projet Chinfluence est en train de pénétrer les pays d’Europe centrale et orientale. Ce projet a déjà démontré combien, pour la Chine, le fait d’entrer dans le capital des médias tchèques peut conduire à un traitement bien plus positif de l’actualité chinoise. L’initiative BRI est en cela bien plus qu’une nouvelle route de la soie ; on pourrait parler, si l’on veut redonner de l’actualité à une expression longtemps oubliée, d’une véritable autoroute informationnelle du XXIe siècle.

En Chine donc, infrastructures et information sont inextricablement liées. Cela implique que les États décideront, et cela n’est pas surprenant, d’investir dans leurs propres infrastructures afin de contourner les structures existantes dans lesquelles ils ont le sentiment d’être emprisonnés. Le cas allemand est à ce titre particulièrement instructif, comme je le documente dans mon nouvel ouvrage, News from Germany.

Les premiers câbles sous-marins, apparus dans les années 1850 et 1860, ont été développés par un nombre réduit d'entreprises anglo-américaines. En 1875, l'Union télégraphique internationale créait un système réglementaire double pour les câbles de communication : la convention signée distinguait les câbles sous-marins, dont la gestion revenait à des acteurs privés, et les câbles de terre, qui en Europe étaient la propriété des États - bien que ce n’était pas le cas en Amérique du Nord. L'accord autorisait ainsi les fournisseurs de câbles de communication sous-marins à fixer les prix qu’ils souhaitaient.

Pendant plusieurs décennies, les États se sont peu souciés du système télégraphique, de la même manière qu’aujourd’hui, nous nous soucions peu des câbles à fibres optiques. Le système télégraphique était vu comme un outil neutre de transmission de l'information. Cette vision a évolué dans les années 1890, avec la montée des ambitions impériales et mondiales de certains pays comme l'Allemagne et les États-Unis. Les câbles de communication sont devenus un élément de la concurrence géopolitique qui grossissait alors. De nombreux États doutaient de la neutralité de ces câbles et craignaient qu’ils ne soient soumis à une surveillance étatique, qu'ils fassent l’objet de censure ou qu’ils soient coupés en cas de guerre.

L'histoire nous invite - ou, du moins, devrait nous inviter - à ne pas faire preuve de naïveté quant au rôle des infrastructures de communication dans la compétition géopolitique et économique mondiale.

Les Allemands, par exemple, pensaient que les fournisseurs de câbles de communication n'étaient pas simplement des entreprises privées, mais des organisations soumises à l’influence du gouvernement britannique. Ce n'était pas entièrement vrai, mais ce n'était pas non plus entièrement faux... L'une des premières choses que le Royaume-Uni a entreprises pendant la Première Guerre mondiale a été de couper les câbles de communication sous-marins reliant l'Allemagne au reste du monde. Les Allemands étaient convaincus que les Britanniques se servaient des câbles pour diffuser leur propagande anti-allemande dans le monde entier. Par représailles, les sous-marins allemands ont consacré une grande partie de leur temps à couper les câbles britanniques - ce, pendant toute la durée de la guerre. Dans ce cadre, les câbles de communication devenaient une arme de guerre à part entière. Ceci explique aussi pourquoi, afin de n’être plus dépendante de ces câbles, l'Allemagne a choisi d’investir dans la technologie sans fil, ancêtre de la radio. Notons que l'expertise allemande en la matière et le succès de la technologie sans fil ont grandement préparé le terrain pour la création, par les Nazis, de puissants émetteurs radio diffusant, quelques années plus tard, une propagande raciste, antisémite et homophobe dans le monde entier. La bataille mondiale pour l'information de la fin des années 1930 et du début des années 1940 a été ainsi d'autant plus féroce qu'elle a pris appui sur des décennies de concurrence internationale en matière de gestion des infrastructures des communications.

La concurrence pour l'information est ainsi rendue possible par la question des infrastructures, qu’il s’agisse de ces câbles sous-marins centenaires ou des câbles à fibres optiques de notre temps. L'histoire nous invite - ou, du moins, devrait nous inviter - à ne pas faire preuve de naïveté quant au rôle des infrastructures de communication dans la compétition géopolitique et économique mondiale.

 

Copyright : CRISTINA ALDEHUELA / AFP

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