- Le scénario de l'inaction
Ce scénario verrait les États essayer de continuer à assurer leurs missions comme ils l’ont fait par le passé. Ce scénario impliquerait certainement un transfert massif de fonctions régaliennes (santé, éducation, transports, etc.) vers les plateformes. Celles-ci auraient une action en "sur-traitance" aussi bien des acteurs traditionnels (médecins, hôpitaux, écoles, professeurs, etc.) que d’acteurs d’innovation (startups tierces utilisant la donnée provenant de et synchronisée par les plateformes). Ce serait l’algorithme fourni par une de ces méta-plateformes qui permettrait de recommander un modèle pédagogique particulier pour tel ou tel élève dont, autrement, le risque de décrochage scolaire serait significatif. Ce serait encore le logiciel d’une de ces méta-plateformes qui pourrait diagnostiquer tôt un cancer naissant, recommander une prescription et en assurer l’observance. Dans ce scénario, non seulement le transfert de valeur serait important, mais il serait évidemment accompagné d’un transfert de souveraineté tout aussi considérable. Nous l’avons vu, il n’y a aucune raison qu’à terme, des fonctions essentielles comme la maîtrise de l’identité ne soient pas non plus transférées aux plateformes.
Ce scénario est pour l’instant celui en cours au sein de nombreux pays, dont la France. Non pas que notre nation n’essaye pas de mettre en oeuvre une transformation numérique ambitieuse. Cependant, les facteurs de changement profonds sont si détériorés (faible qualité du système éducatif, mode de gouvernance éparse, résistance du corps administratif et productif) qu’il est difficile d’avoir un impact rapide sur le cours des événements. Le modèle fiscal lié à la notion d'établissement stable, l’absence d’une régulation réellement contraignante par la donnée, l’incapacité pour les services publics à créer des expériences utilisateurs ou citoyens de qualité, facilitent massivement les transferts de compétences et donc de valeur vers les méta-plateformes.
- Le scénario techno-souverainiste démocratique
Dans ce second modèle, tout aussi bien les fonctions de l’État central (cette idée assez populaire d’État-plateforme) que de régulation sociale et économique pourraient être revues. La doctrine de la concurrence serait basée non plus sur les parts de marché, mais plus généralement sur la part de données que les méta-plateformes mettraient au service de l’intérêt général. La data pourrait également y être utilisée pour réguler des acteurs dont l’importance serait préoccupante. Tout cela est, concédons-le, très théorique, tant le cadre général manque presque en totalité. Ainsi, ce ne serait sans doute pas tant la taille des méta-plateformes qui serait un sujet de préoccupation, mais leur capacité à influencer l’expérience du consommateur-citoyen et, in fine, de la société toute entière.
L’État central le plus proche de ce modèle est celui de l’Estonie : une capacité de planification technologique dans le temps long qui permet non seulement de construire une offre complète de services publics numériques, mais également un système qui prend en compte ses propres risques de dérive afin d’éviter de sombrer dans un État orwellien - une cour de justice spéciale pour les enjeux liés aux usages de la donnée des citoyens a été mise en place ; concernant la fracture numérique, des escouades d’agents publics assistent les personnes en situation "d’illectronisme" ; même les enjeux de résilience (en cas d’attaque du voisin russe) semblent avoir été traités par une approche technologique qui va jusqu’à développer une identité numérique pour les citoyens autonomes sur une chaîne de blocs (blockchain).
Pour l’instant, ce scénario semble hors de portée pour l’État français car trop de blocages persistent. Tout d’abord, les agents de la fonction publique, à commencer par les hauts fonctionnaires, ne sont ni formés, ni même sensibilisés aux dimensions que pourrait avoir un État-plateforme. Par ailleurs, le capital humain manque et le projet n’a fait l’objet ni d'un travail de pédagogie ni d’un débat démocratique, tant les compétences au sein du corps politique manquent. Il s’agit là de prérequis indispensables au regard de l’ambition d’une telle initiative. Car on le conçoit, le risque est important que ces technologies puissent, en cas d'avènement d’un pouvoir aux velléités autocratiques, se refermer sur les populations les plus fragiles pour mieux les asservir. C’est une hypothèse régulièrement mise en avant en France par de nombreuses associations pour s’opposer à tout ce qui permet de "ficher" les citoyens. Le risque inhérent à ce deuxième scénario est en effet qu’il glisse vers le troisième, présenté ci-dessous.
- Le scénario techno-souverainiste totalitaire
On pense évidemment au modèle chinois, dont les notes de crédit social révélées en 2016 ont démontré qu’Orwell avait trouvé son maître (je recommande de lire à ce sujet le vertigineux article paru en juin 2018 dans Wired, "The odd reality of life under China's all-seeing credit score system"). Le Social Rating qui y est mis en oeuvre n’est finalement rien de moins qu’une forme de justice permanente, évaluant sous forme de bonus-malus la valeur de la participation d’un individu au bien commun dont on conçoit évidemment qu’il souffre de peu de critiques. A noter toutefois que ce scénario s’accommode fort bien d’acteurs privés qui échangent avec le système policier toutes informations permettant de mieux contrôler le pays. Sur les réseaux sociaux, l’anonymat est interdit, tout comme sur les sites d’e-commerce ou sur les médias en ligne. La vérité ne procède évidemment pas d'analyses construites de façon collective, mais de la propagande officielle. Dans ce scénario, la taille des plateformes est une vertu, car elle permet d’étendre le pouvoir de l’État totalitaire au-delà de ses frontières. Des entreprises d’importance vitale, comme celles qui oeuvrent dans les infrastructures télécom, sont désormais généralement jugées plus stratégiques d’un point de vue militaire et économique qu’un bataillon d’élite. Ceci explique l'extrême sensibilité que manifestent les gouvernements de la Chine et des États-Unis lorsque leurs champions dans le domaine des infrastructures (Huaiwei, ZTE, Cisco, Qualcom...) sont mis en difficulté dans leurs stratégies d’expansion.
Ce scénario est évidemment celui porté par la culture de la Silicon Valley. Il s’agit d’un monde globalisé, post-État, où les frontières physiques n’ont plus beaucoup de sens. De nombreux arguments plaident en faveur de ce modèle. L’efficacité d’abord ; il ne fait que peu de doute que les acteurs du numérique californien peuvent faire état de succès époustouflants. Et comme les auteurs américains du mouvement CypherPunk John Gilmour ou Phil Karn, et plus récemment Peter Thiel le défendent, il n’y a aucune raison que ces technologies ne génèrent pas à terme une civilisation entièrement nouvelle, où les institutions publiques seraient ramenées à portion congrue, en finissant cinq siècles d’États-nations comme puissances plénipotentiaires. Dans ce scénario donc, on ne laisserait que des fonctions primaires à l’État (sécurité principalement) et l'on pourrait allègrement privatiser le reste.
Ensuite, les défenseurs de ce scénario estiment que dans un univers où l’innovation ne se compose désormais que principalement de tentatives hasardeuses - la fameuse sérendipité - il importe de laisser une place significative à ces formes d’innovation. Cet argument n’a rien de secondaire : le succès américain dans le numérique est, quoi qu’on puisse en dire, en grande partie la conséquence de sa méfiance à l’égard du monde de Washington et des hommes de Loi dont la volonté de corseter les preneurs de risque a toujours suscité la méfiance. Les régulateurs américains se sont souvent appuyés sur Adam Smith et Schumpeter pour préserver un laisser-faire et ne mettre en place que des régulations ex-post, c’est à dire en dernier recours.
Mais au-delà même des régulateurs, le scénario libertarien pourrait bien être porté par la nature même des technologies de l’information. Car l’architecture des systèmes d’information et des réseaux parait se décentraliser inexorablement, tandis que l’autonomie même de ces systèmes semble se renforcer, jusqu’à les rendre ni saisissables ni contrôlables par les États eux-mêmes. On pense évidemment aux fameux bitcoins, et au-delà aux architectures probables des futurs réseaux de données - Fog, Edge computing, etc,.- qui font la part belle à des calculs distribués dans le réseau. Or, la nature de ces architectures est profondément décentralisée, compliquant largement les opérations de contrôle.
Le biais de ce modèle est, on le conçoit, le projet de e-république censitaire qu’il porte en lui ; nombreux sont en effet les acteurs techno-libertariens qui évoquent l’eugénisme et la sélection technologique comme des forces inévitables, si ce n’est nécessaires. En outre, ce scénario induit des risques sociaux majeurs dans la mesure où les principaux bénéficiaires d’un tel modèle seraient les classes économiques supérieures.
L'État du XXIème siècle
Les forces en vigueur sont donc immenses, tandis que nombre de pays développés sont victimes d’une forme de sidération et restent largement inactifs face à l’émergence d’empires numériques protéiformes. Car la plupart de ces pays n’ont pas de stratégie lisible ; au sein de l’Union européenne, les désaccords patents entre États empêchent trop souvent de créer les dynamiques vertueuses qui permettraient de reprendre un leadership pourtant accessible, tant le capital humain de notre continent y est qualitatif.
Un État moderne devrait accepter de faciliter l’émergence de nouvelles offres de services publics par des tiers, tout en se concentrant sur ses fonctions réellement régaliennes. Ainsi des pouvoirs de sanction, qui sont absolument nécessaires pour s’assurer que la cohabitation avec les plateformes se fait dans un cadre législatif et réglementaire équitable. Cet argument à lui seul justifie l’impératif de la construction européenne : on l’a vu, lorsque la France impose des contrôles aux grands acteurs du numérique, elle n’est pas nécessairement écoutée, tandis que le contrôle à l’échelle européenne se révèle plus coercitif et donc efficace. Cette répartition des tâches nécessite toutefois que l’État acquiert une culture de la donnée et se concentre sur certaines fonctionnalités pour en déléguer d’autres à des acteurs tiers.
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