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11/10/2021

La diplomatie d’Emmanuel Macron ou le risque de la solitude stratégique

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La diplomatie d’Emmanuel Macron ou le risque de la solitude stratégique
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

À l’occasion de la parution de son nouveau livre - La France dans le bouleversement du monde, aux éditions de l’Observatoire - nous avons demandé à Michel Duclos, conseiller spécial à l’Institut Montaigne, ancien ambassadeur, de nous présenter quelques unes de ses conclusions sur l’action d’Emmanuel Macron à l’international et les perspectives qui s’offrent à la France dans ce domaine. 

Le quinquennat commencé en 2017 approche de son terme. Sans méconnaître que beaucoup de développements peuvent encore changer la donne, quel premier bilan peut-on dresser de la politique étrangère qu’a menée jusqu’ici le président Macron ? 

Les observateurs sont à peu près unanimes sur un jugement global : du côté positif, un succès à enregistrer sur le plan européen, du fait du plan de relance et du mécanisme d’endettement mutuel qui lui est associé, du fait aussi de la politique de vaccination commune qui s’est révélée une réussite ; mais au regard, du côté négatif, beaucoup d’échecs ou de déboires : le dialogue stérile avec Trump et plus encore avec Poutine, les dossiers iranien et libanais, la gestion des crises en Syrie et en Libye, voire au Sahel où les orages s’accumulent, et évidemment le "coup dans le dos" d’AUKUS. Le bilan, comme on l’a déjà noté, peut cependant encore bouger en fonction de crises ou de développements à venir d’ici mai de l’année prochaine. 

En politique étrangère - comme dans la vie ? - l’alternative succès/échecs ne peut constituer un critère absolu. On ne peut oublier de surcroît que le président Macron a dû déployer sa politique dans des circonstances particulièrement difficiles, entre Trump et Covid si l’on peut dire, et la montée de périls géopolitiques de toutes sortes autour de l’Europe. La vraie question est celle de savoir si la France, se trouve en meilleure position, plus forte, mieux équipée pour faire face aux défis du monde qu’il y a cinq ans. Sur certains points, une réponse positive est possible : s’agissant des dépenses militaires par exemple, les gouvernements de M. Macron ont incontestablement tenu le cap. Mais l’inquiétude que l’on doit avoir se situe dans un autre registre : au cours des années qui viennent de s’écouler, la tendance à un certain isolement de notre pays, à une forme de solitude stratégique, a eu tendance à s’accentuer. 

Le problème du positionnement stratégique français

Si l’on examine les causes des difficultés auxquelles s’est heurté la diplomatie française sous M. Macron, il convient sans doute de faire la part des éléments structurels et des facteurs plus directement liés à la politique du président. 

Dans la première rubrique, il faut inscrire cette donnée évidente qui est le recul du poids - économique, démographique, culturel etc. - de la France dans le monde. N’en déduisons pas nécessairement un pessimisme "décliniste", car le "recul" reflète surtout un accroissement de la compétition, résultant de l’arrivée des "puissances émergentes", de la Corée du Sud à l’Inde par exemple, ou de la résurgence de puissances "carnivores" comme la Russie, la Turquie et l’Iran, la Chine présentant la caractéristique d’appartenir aux deux catégories. Il reste que notre modèle économique a perdu de son dynamisme, que le décrochage avec l’Allemagne s’est aggravé, que nous sommes handicapés dans la course à l’innovation technologique et qu’au surplus nos dirigeants ont négligé depuis des années les instruments de notre soft-power, à commencer par le service diplomatique et notre action culturelle à l’étranger.

Il en résulte qu’il est de plus en plus difficile pour nous d’agir seuls, en dehors d’un cadre multilatéral, de cultiver ce "rôle de puissance d’équilibre" que nous associons au legs du général de Gaulle et que la président Macron met d’ailleurs au premier rang des fondamentaux de sa politique. 

La tendance à un certain isolement de notre pays, à une forme de solitude stratégique, a eu tendance à s’accentuer. 

Venons-en justement aux caractéristiques propres à la diplomatie macronienne. Il y a d’abord un style Macron, fait de coups d’éclats, de risques assumés, de franchise brutale et de déclarations provocantes, de croyance dans les contacts personnels et de goût prononcé pour les visions stratégiques, parfois d’ailleurs énoncées dans un langage abscons. Avec Macron, l’opérationnalisation des grandes idées n’est pas toujours à la hauteur, en partie parce que l’administration a du mal à suivre.

Ce style a à la fois - ou successivement - servi et desservi l’action du président dans les différentes étapes du présent quinquennat. 

Dans un premier temps, Emmanuel Macron tire magnifiquement parti du "casting" des dirigeants des autres puissances : avec un aplomb sans pareil, il traite d’égal à égal avec Poutine et d’autres autocrates, il bénéficie de l’effacement du Royaume-Uni en proie au Brexit et de celui de la Chancelière allemande en butte à l’hostilité de Donald Trump, il utilise le président populiste américain comme faire-valoir - devenant ainsi le leader de facto de l’internationalisme libéral tout en étant celui (avec le premier ministre japonais) qui parle à l’oreille du chef de la Maison-Blanche. 

C’est l’époque de "make the planet great again", en réaction au retrait américain de l’Accord de Paris sur le climat et de la bataille pour le JCPOA (accord nucléaire avec l’Iran), de Donald Trump sur les Champs-Elysées et d’Emmanuel Macron à la Maison-Blanche. C’est l’époque aussi des grands discours sur l’Europe - Athènes, la Sorbonne, Aix- la- Chapelle - sous-tendus par une analyse puissante : selon Macron, la conjonction de la montée des populismes et des autoritarismes, d’une part, et du désengagement américain, d’autre part, doit pousser l’Europe à affirmer une "souveraineté européenne", qu’il définit en termes technologiques et industriels autant que géopolitiques. Il est le premier, remarque Sophie Pedder, correspondante en chef de The Economist à Paris, à raisonner dans ces catégories. Notons au passage que l’Allemagne n’est pas au rendez-vous, laissant ainsi le président français - au moins pendant une période - dans une sorte d’état d’apesanteur. 

Puis vient une seconde phase de la politique étrangère de M. Macron. De l’été 2019 au début 2020, se produit ce que nous appelons dans La France dans le bouleversement du monde un "moment cristallisateur", qui équivaut en fait à un tournant, même s’il n’a sans doute pas été pensé comme tel par le président. Sorti de la crise des "gilets jaunes", Emmanuel Macron peut de nouveau se projeter sur la scène internationale, d’abord à l’occasion de l’invitation à Brégançon de M. Poutine, pour lancer un dialogue avec la Russie non concerté avec nos principaux partenaires, puis en utilisant à fond le G7 de Biarritz, notamment pour tenter une médiation entre Washington et Téhéran. En novembre de la même année, le président énonce dans une célèbre interview à The Economist son diagnostic de la "mort cérébrale de l’OTAN". 

Pourquoi parler d’un tournant ? Parce que la conjonction du diagnostic sur l’OTAN et de l’initiative vis-à-vis de la Russie affaiblit la crédibilité de M. Macron vis-à-vis de la majorité des autres Européens ainsi que des Américains (notamment les Démocrates, alors dans l’opposition). Son discours sur "l’autonomie stratégique européenne" rencontre de plus en plus de résistance ; son obstination à argumenter en faveur de la poursuite d’un dialogue avec la Russie qui ne donne aucun résultat paraît difficilement compréhensible.

Le "moment cristallisateur" de l’été 2019 accentue la tendance à l’isolement de la France en Europe.

C’est aussi à cette époque que la France durcit sa position sur la Turquie, là aussi en suscitant une certaine perplexité chez nos partenaires et alliés. 

On peut donc dire que le "moment cristallisateur" de l’été 2019 accentue la tendance à l’isolement de la France en Europe. 

Changement de décor avec l’irruption du Covid-19 puis de l’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis : c’est la troisième phase du quinquennat en politique étrangère, qui est, selon nous, pour M. Macron, "l’heure de vérité". La crise sanitaire convainc l’Allemagne d’accepter au printemps 2020 un plan de relance européen massif comportant une certaine mutualisation des dettes. Le président de la République joue un rôle crucial dans l’opération ; celle-ci constitue une avancée majeure pour le projet macronien d’une plus grande intégration européenne. Il est trop tôt certes pour savoir si la mutualisation de la dette représentera une exception à la règle ou au contraire fera jurisprudence : des discussions pénibles sont à prévoir sur le sujet avec un gouvernement allemand dirigé par M. Scholz et où les cordons de la bourse seraient tenus par un libéral du FDP. Surtout si, par ailleurs, une hausse des taux d’intérêt vient tendre le débat en Europe sur les questions financières. 

Mais le succès est quand même là, renforcé par la bonne stratégie de l’UE sur la vaccination. Par contraste, le président Macron donne le sentiment de peiner à effectuer le passage de Trump à Biden. Pendant la période de transition entre les deux administrations (novembre 2020 janvier 2021), il ne change en rien son discours pour adresser des signaux positifs à l’égard des futurs dirigeants américains. Il soutient Mme Merkel pour la signature de l’accord d’investissement UE-Chine fin décembre 2020, créant à Washington la suspicion d’une "ambiguïté stratégique" sur la Chine. Lorsque M. Biden effectue sa tournée européenne en juin 2021, la perception prévaut que parmi les alliés européens, le nouveau président américain donne la priorité au Royaume-Uni et surtout à l’Allemagne ; tandis que Londres n’a pas manqué de se rallier à la croisade antichinoise de Washington, l’Allemagne est considérée à Washington comme trop importante pour que les États-Unis ne la ménagent pas (accord sur "Nord-Stream 2"). Si cette perception est exacte, la solitude stratégique de la France s’aggrave donc du fait d’une attitude plus distante de l’Amérique à son égard : c’est ce qu’illustre parfaitement par la suite la désagréable surprise d’AUKUS. 

C’est sans doute aussi l’heure de vérité pour la politique de M. Macron dans d’autres domaines : prenons l’exemple du Mali où les coups d’État militaires puis le soutien de Moscou à une junte décidée à s’incruster au pouvoir compliquent singulièrement la savante manœuvre de reconfiguration de la présence militaire française au Sahel qu’a entreprise le président. Ce sujet est d’autant plus important que la courageuse politique de M. Macron au Sahel démentait en partie la tendance à l’isolement de la France. Les Français ont remarquablement réussi à mobiliser partenaires africains et européens pour faire face au terrorisme dans la région tout en bénéficiant de l’appui des États-Unis et des Nations -Unies. 

Quelles perspectives ?

L’exemple que nous venons de citer du Mali invite à ne pas limiter la balance des plus et des moins de la politique étrangère du quinquennat aux grands axes Europe et États-Unis. En Afrique, le président Macron a mené deux politiques qui bien entendu n’en forment qu’une. Il a su innover pour sortir du pré-carré traditionnel de la France, s’adresser à la jeunesse, jouer des instruments multilatéraux pour limiter l’impact de la pandémie sur le continent (Cf. le sommet de Paris de juin 2021 notamment). Vis-à-vis de l’Afrique francophone, il a mené une politique plus classique, sous réserve de novations comme la mise en cause du franc CFA. Une politique mémorielle très réfléchie, illustrée par le discours historique de Kigali, et une ouverture méthodique vers la société civile, conduisant par exemple au "sommet" de Montpellier, font le pont entre les "deux politiques".

Cette stratégie ne peut porter ses fruits qu’à moyen ou long terme, et si elle est relayée par une mobilisation de l’Europe. Elle vise notamment à ce que les entreprises européennes - dont les françaises - s’arriment au réservoir de croissance que constitue l’économie africaine. On en est encore loin. Dans ce cas, il n’y a pas "isolement de la France", mais un rôle précurseur et un pari sur un investissement européen à venir. 

Une situation un peu différente prévaut dans la zone indopacifique. L’action de la France en Indopacifique a été amplifiée par les gouvernements d’Emmanuel Macron autour de nos ventes d’armes, d’une présence notamment militaire dans la région et de "partenariats stratégiques" avec des acteurs régionaux comme l’Inde, l’Australie et le Japon. Le président s’y est lui-même beaucoup impliqué. Un rôle spécifique de la France en Indopacifique se justifie en raison de ses possessions dans les océans indien et pacifique - qui lui permettent d’avoir la seconde zone économique exclusive du monde - et de sa capacité de projection militaire. Les autorités françaises ont cependant poussé à la mise au point par l’UE d’une "stratégie indopacifique", parce qu’elles sont conscientes que la dimension militaire ne peut constituer qu’un aspect d’une jonction nécessaire de l’Europe avec ce pôle de croissance économique majeure qu’est devenue l’Asie-Pacifique. 

L’affaire des sous-marins australiens jette une ombre sur le bilan d’Emmanuel Macron en Indopacifique. 

L’affaire des sous-marins australiens jette une ombre sur le bilan d’Emmanuel Macron en Indopacifique. Elle nous ramène à notre thème central, celui d’une certaine solitude stratégique de la France. Ajoutons, parmi les facteurs qui contribuent à cette dernière, la sécession britannique : pour donner chair à "Global Britain", le Royaume-Uni n’hésitera pas à se comporter en concurrente acharnée en Asie-Pacifique, mais peut-être aussi au Proche-Orient et en Afrique.

Si l’animosité actuelle entre les deux Européens du P3 (France, États-Unis, Royaume-Uni) devait se prolonger, l’un et l’autre s’affaibliraient beaucoup. Dans le monde beaucoup plus compétitif d’aujourd’hui c’est souvent en conjuguant leurs efforts qu’ils peuvent exister, par exemple pour la gestion des crises en Afrique ou au Levant, dont il faut s’attendre à ce qu’elles se multiplient. 

L’action de la France dans le champ du multilatéral est-elle de nature à corriger la tendance à l’isolement ? La vision stratégique développée par le président Macron ne doit-elle pas être actualisée ? 

À la première question, la réponse ne peut -être que nuancée. Dès lors que l’Amérique a repris son habit de leader naturel dans le multilatéral, elle risque d’éclipser ceux de ses partenaires qui ont pourtant "tenu la maison" pendant la période Trump. C’est ce qui est en train de se passer dans la lutte internationale contre le changement climatique (préparation de la conférence de Glasgow en novembre par exemple). 

Une question majeure surplombe de surcroît la problématique actuelle des enjeux globaux : la nécessité de sauver la planète va-t-elle permettre de surmonter les clivages Nord-Sud et de limiter la nouvelle confrontation Est-Ouest (Chine-Occident) ? Ou au contraire, la contagion des tensions géopolitiques va-t-elle rendre impossible un effort collectif sur le climat, mais aussi le développement, la régulation d’Internet et bien d’autres sujets ? Quoi qu’il en soit, la France a intérêt à se donner les moyens de poursuivre, et même d’accentuer, le rôle d’entraînement qu’elle a su jouer jusqu’ici dans ce secteur de la vie internationale.

La nécessité de sauver la planète va-t-elle permettre de surmonter les clivages Nord-Sud et de limiter la nouvelle confrontation Est-Ouest (Chine-Occident) ?

À cet égard, le président Macron a eu une intuition juste en lançant le Forum de Paris pour la Paix, dont l’Institut Montaigne est l’un des membres fondateurs. 

À la seconde question - la vision stratégique du président Macron -, nous répondrons que tous les dirigeants français doivent prendre conscience que la crise du Covid et l’élection de Joe Biden nous ont fait entrer dans une relation avec la Chine qui n’est pas sans rappeler ce qu’a été l’année 1947 pour l’essor de la Guerre froide entre l’URSS et l’Occident. Il est légitime pour les Européens - dont la France - de ne pas vouloir envenimer la confrontation Est-Ouest qui s’amorce ; ils se condamneraient à la marginalisation s’ils cherchaient une forme d’équidistance entre la Chine et les États-Unis, voire plaidaient pour une hypothétique "troisième voie". Au plan conceptuel, il est urgent que la réflexion des responsables français intègre cette nouvelle donne, déjà en germe au début du quinquennat, mais qui revêt aujourd’hui un caractère absolument structurant. 

Sur un plan pratique, il nous semble que renverser la tendance à la solitude stratégique passe pour la France par trois lignes d’action : 

  • privilégier le consensus en Europe, lequel ne correspondra pas nécessairement, par exemple sur les questions de défense ou la relation avec Moscou, à nos propres tropismes. C’est la condition pour obtenir l’essentiel pour nous : la capacité des Européens à stabiliser leur environnement stratégique et l’émergence de l’UE comme acteur de poids dans les rapports de force technologiques et écologiques (prix du carbone) ;  
     
  • chercher une reconnexion avec les États-Unis : celle-ci ne sera certes pas évidente mais la crise AUKUS peut être salutaire. La discussion avec Washington devrait porter sur une nouvelle répartition des responsabilités rendue nécessaire par l’abandon par les États-Unis d’un certain nombre de positions (Proche-Orient, Afrique) au nom de leur repositionnement vers l’Asie-Pacifique ; 
     
  • prendre à bras le corps la question centrale d’une reconstitution du pouvoir d’influence - le soft power - de la France dans un monde largement désoccidentalisé, reformaté par la tech, miné aussi par une compétition hybride de tous les instants. Nos repères, nos canaux, nos formes d’expression, finalement notre message sont complètement à revoir. C’est dans cet esprit que nous avançons dans notre livre l’idée d’une politique étrangère pour la jeunesse, celle de France et celle du monde.

 

Copyright : Ludovic MARIN / POOL / AFP

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