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14/11/2019

La désinformation sur WhatsApp : une analyse sur le Brésil et l’Inde

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La désinformation sur WhatsApp : une analyse sur le Brésil et l’Inde
 Manon Berriche
Auteur
Doctorante Sciences Po médialab

La plupart du temps utilisée pour faciliter les conversations privées entre ami(e)s ou collègues de travail, l’application de messagerie WhatsApp peut néanmoins aussi être exploitée à des fins de propagande. Cela fut notamment le cas lors des dernières campagnes électorales qui ont eu lieu au Brésil et en Inde. Quelles informations fallacieuses ont entaché le bon déroulement de ces événements politiques et quelles tactiques ont été employées pour les propager ? Les mesures prises pour essayer de limiter l’ampleur du phénomène ont-elles, par ailleurs, été efficaces ? Et comment poursuivre les efforts sur ces questions sans porter atteinte à la vie privée des gens et surtout à leur liberté d’expression ? Manon Berriche, doctorante au médialab de Sciences Po et au Centre de Recherches Interdisciplinaires, nous livre son analyse.


Avec plus de 1,5 milliard d’utilisateurs actifs, WhatsApp fait partie des applications les plus utilisées au monde. Toutefois, derrière cette popularité internationale se cachent des disparités d’usage entre les pays. En effet, comme l’indique le dernier rapport de l’Institut Reuters, alors que la proportion d’individus utilisant l’application pour lire ou partager des informations sur l’actualité est très faible dans de nombreux pays occidentaux comme le Royaume-Uni (9 %), l’Australie (6 %), le Canada et les États-Unis (4 %), celle-ci est très importante dans certains pays émergents comme le Brésil (53 %) ou l’Inde (52 %).

Un usage différent de WhatsApp dans les pays émergents

Cet engouement s’explique sûrement par le fait que les populations de ces régions achètent des forfaits prépayés, avec des limitations de connexion à Internet, mais qui leur permettent d’avoir un accès gratuit à WhatsApp. Par ailleurs, il faut souligner une autre différence majeure au niveau de l’intégration de groupes de discussion : alors qu’auRoyaume-Uni, seulement 12 % des utilisateurs déclarent être membre d’un groupe dans lequel ils ne connaissent personne, cette proportion s’élève par exemple à 58 % au Brésil.

C’est que les fonctionnalités de WhatsApp sont telles qu’elles permettent à la fois aux utilisateurs de créer des groupes privés que d’autres ne peuvent rejoindre que si l’un des membres les rajoute, mais aussi des groupes dits "publics", que n’importe qui peut rejoindre sous réserve de ne pas dépasser la limite de 256 personnes. C’est ainsi que des activistes politiques ont profité de cette fonctionnalité pour ajouter automatiquement des milliers de citoyens, en obtenant illégalement leur numéro de portable par des compagnies téléphoniques ou grâce à des outils de scrapping leur permettant de récolter ces numéros directement sur Facebook. Si de multiples contenus idéologiques et mensongers ont ainsi pu être massivement diffusés au sein de nombreux groupes de conversation "publics", parfois de façon automatisée et coordonnée, notons également que la facilité de trouver des liens d’invitation vers ceux-ci sur le web a permis à des chercheurs de mieux étudier le phénomène de la désinformation sur WhatsApp, sans aller jusqu’à s’immiscer dans les échanges privés des utilisateurs.

WhatsApp, un vecteur de désinformation important mais difficile à étudier pour les chercheurs

Récemment, quelques enquêtes exploratoires se sont en effet intéressées aux informations circulant au sein de ces groupes "publics". Une étude menée par l’organisme de recherche et l’école de journalisme Poynter a par exemple trouvé que les contenus les plus viraux pendant les élections présidentielles brésiliennes de 2018 furent surtout des photos qui évoquaient des tentatives de fraudes électorales.

Les contenus les plus viraux pendant les élections présidentielles brésiliennes de 2018 furent surtout des photos qui évoquaient des tentatives de fraudes électorales.

En reposant sur une autre méthode de collecte de données, le projet Comprova de l’organisation First Draft a aussi obtenu des résultats similaires. Inspiré de l’initiative française CrossCheck, le projet a rassemblé des journalistes issus de vingt-quatre médias brésiliens pour qu’ils vérifient la fiabilité des informations que pouvaient leur envoyer les utilisateurs de WhatsApp grâce à la mise en place d’un numéro de signalement. Cette méthode permettait ainsi au projet d’amasser d’immenses quantités de données sans violer les conditions d’utilisation de l’application.

Ainsi, pendant les 12 semaines qui ont précédés les élections présidentielles brésiliennes de 2018, l’équipe a reçu 105 078 messages estimés comme suspects par le public.

Questionner l’impact des campagnes de désinformation

De ces gros volumes, toutefois, il faut se garder de conclure trop hâtivement. Car, certes, ceux-ci montrent bien que de nombreux contenus frauduleux ont été colportés au sein de multiples groupes WhatsApp pour instiller un climat de doute et de méfiance pendant la campagne électorale brésilienne, toutefois il est important de ne pas oublier que ces contenus douteux ont été transmis aux membres du projet Comprova par les utilisateurs de WhatsApp eux-mêmes, précisément pour que des experts les passent au crible et les aident à en évaluer la fiabilité. Autrement dit, s’il y a bel et bien eu des tentatives de manipulation de l’opinion publique, ce n’est pas pour autant que celles-ci ont eu un impact immédiat sur les individus. Bien au contraire, ces nombreux signalements envoyés aux fact-checkers expriment davantage leur vigilance et leur souci de vérifier les informations qu’ils reçoivent. Aussi faudrait-il engager davantage de recherches pour mesurer précisément l’effet des fake news sur les citoyens et identifier comment ces derniers reçoivent, interprètent ou se réapproprient certains types d’information dans leurs conversations de tous les jours.

S’infiltrer dans les groupes de conversations

Dans la même veine que pour le Brésil, une enquête réalisée par une équipe de recherche de l’École de journalisme de Columbia, ainsi qu’une étude de l’Oxford Internet Institute, indiquent toutes les deux que les campagnes de désinformation, qui ont gangrené les élections législatives indiennes qui ont eu lieu au printemps dernier, ont aussi surtout pris la forme de contenus visuels. C’est non sans difficulté cependant que les chercheurs ont pu collecter et décrypter ces messages au gré de leurs pérégrinations au sein des conversations WhatsApp portant sur la vie politique indienne. En effet, les chercheurs de Columbia ont été éjectés de nombreux groupes de discussion et les différents numéros de téléphone qu’ils ont utilisés ont même été bannis à plusieurs reprises de l’application (probablement car leur caractère étranger a pu alerter certains membres des groupes, qui ont alors pu prendre la décision de les signaler à WhatsApp ; ce qui suggère là encore une certaine vigilance de la part des usagers de l’application face aux tentatives d’infiltration qu’elle peut connaître — fût-ce par des chercheurs).

Malgré la potentielle activation de stratégie de distance critique de la part des individus, l’Inde est aussi en proie depuis plusieurs mois à des vagues de lynchages qui découleraient de la diffusion de fausses rumeurs sur des enlèvements d’enfants. Si, là encore, il est difficile d’établir un lien de cause des rumeurs aux émeutes, une enquête qualitative récemment publiée par la LSE suggère que les hommes les plus dotés en compétences numériques et issus des castes moyennes et hautes sont les plus susceptibles de partager certains types de désinformation et de discours de haine.

La propagation de rumeurs médisantes émanerait davantage de mécanismes de raisonnement motivé et de préjugés que d’un manque d’éducation

Cela signifierait ainsi que la propagation de rumeurs médisantes émanerait davantage de mécanismes de raisonnement motivé et de préjugés que d’un manque d’éducation.

En définitive, alors même que Whatsapp fait partie des applications les plus respectueuses des données des utilisateurs, de par le cryptage de bout en bout de sa messagerie, il semblerait que celle-ci soit dans le même temps celle qui soulève le plus d’inquiétudes face au phénomène de la désinformation. En effet, principalement consultées depuis un téléphone portable, et dépourvus d’indication sur leur provenance, les fake news circulant sur WhatsApp sont problématiques aussi bien pour les utilisateurs que pour les chercheurs : alors que les premiers peuvent difficilement les vérifier, les seconds peuvent difficilement les étudier, et doivent faire face à d’épineux enjeux éthiques. Comme l’explique l’experte de la désinformation, Claire Wardle, de nombreuses interrogations restent encore sans réponse : dans quelle mesure est-il autorisé de rejoindre des groupes "publics" pour les scruter ? Faut-il alors faire preuve de transparence sur ses motivations ? Et est-il enfin possible de vraiment rendre compte des messages glanées au sein de certaines conversations ou faut il demander le consentement des gens ?

Que dit la littérature sur les mesures prises par la plateforme ?

Face à toutes ces questions, WhatsApp a ainsi commencé à mettre en place différentes mesures.Le réseau social a par exemple annoncé que les messages transférés depuis une autre discussion seraient désormais signalés comme tels afin de faciliter l’identification de la provenance d’un contenu. Par ailleurs, après un test prometteur en Inde, l’application a aussi décidé de limiter à cinq destinataires ou groupes (au lieu de 20 et même 256 auparavant) la possibilité de transférer des messages.

Nécessaires et relativement efficaces, ces mesures sont néanmoins encore confrontées à de nombreuses difficultés. Une équipe de recherche a en effet constaté que le fait de limiter la transmission à cinq destinataires ralentissait la diffusion des informations mais permettait tout de même encore à 20 % des messages de rester très viraux et de se propager à tout l’ensemble du réseau. Par ailleurs, une enquête de Reuters a indiqué que les restrictions mises en place par WhatsApp étaient facilement contournées par le recours à des applications clones telles que "GBWhatsApp" ou "JTWhatsApp", qui sont gratuitement téléchargeables pour des smartphones Android et permettent d’envoyer des messages à plus de 6 000 personnes en une seule journée.

Pour contrer toutes ces menaces, de plus en plus de projet de lois commencent ainsi à être esquissés pour renforcer le contrôle des contenus publiés sur les réseaux sociaux. À titre d’exemple, le gouvernement indien souhaite pouvoir tracer la source originelle des messages échangés sur WhatsApp et envisage de publier, d’ici janvier 2020, un nouvel ensemble de règles pour les plateformes qui ne sont pas sans soulever de nombreuses questions au regard du respect de la vie privée des gens et de la garantie de leur liberté d’expression. En effet, l’application de telles mesures risquent de permettre d’établir un précédent dont les gouvernements autoritaires pourront s’emparer pour ordonner les données d'utilisateurs dissidents et censurer alors toute forme de discours critique.

Copyright : NICOLAS ASFOURI / AFP

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