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11/05/2020

La défiance, cet autre virus qui contamine la France

La défiance, cet autre virus qui contamine la France
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Au-delà du soutien de la population aux équipes soignantes, les Français sont très critiques vis-à-vis de la gestion de l'épidémie par les pouvoirs publics. Cette défiance vis-à-vis du politique, déjà ancienne dans notre pays, s'accompagne paradoxalement d'un sentiment de supériorité par rapport à nos voisins directs ou indirects. Une arrogance toute française qui, selon Dominique Moisi, nous empêche de tirer les bénéfices des expériences étrangères.

"Je ne comprends pas la France. À Paris, je dois remplir une attestation de déplacement dérogatoire et si je ne la remplis pas ou mal, je paie une amende. À Berlin, pas de document à remplir, pas de sanctions, on me traite comme une adulte. Et cette confiance paie, nous avons quatre fois moins de décès que vous." Mon amie berlinoise partage son temps entre l'Allemagne et la France. En cette période de coronavirus, confinée à Paris, elle comprend de plus en plus mal le pays de "la liberté, l'égalité et la fraternité". Si l'État traite ses citoyens comme des enfants, en exigeant des attestations de déplacement qui ne sont que partiellement levées à partir du 11 mai, pourquoi ces derniers ne se comporteraient-ils pas de manière trop souvent infantile, jouant au chat et à la souris avec les représentants de l'autorité ? De fait, la défiance de l'État à l'égard des citoyens n'a d'égale que celle des citoyens à l'égard des dirigeants.

Pays policier

En Grande-Bretagne les forces de l'ordre sont perçues comme étant au service des citoyens, en France vous les jugez comme étant avant tout au service de l'État.

En Grande-Bretagne - pays plus durement touché encore que la France par l'épidémie, à en juger par le nombre des décès liés au coronavirus -, mes amis britanniques sont surpris par le climat politique et social qui existe de l'autre côté de la Manche. "Pourquoi tant de haine ? Nous avons plus de décès que vous, mais si nous critiquons de plus en plus vertement le bilan de notre gouvernement, nous gardons du respect, sinon de l'affection pour notre souveraine. Il n'est pas bon que pouvoir symbolique et pouvoir réel soient incarnés par une seule personne."

De plus, "en Grande-Bretagne les forces de l'ordre sont perçues comme étant au service des citoyens, en France vous les jugez comme étant avant tout au service de l'État". "Sur un plan émotionnel, la France est un pays policier", ajoute le correspondant d'un grand journal néerlandais à Paris. "Vous êtes le plus policier des États démocratiques."

Dans Les Lettres persanes, Montesquieu dressait un portrait ironique et critique de la France du début du XVIIIe siècle. En ce début de XXIe siècle, il n'est point besoin de roman épistolaire. Ce sont nos voisins européens qui parlent de nous avec abondance.

De fait, la crise du coronavirus a donné lieu en Europe - privée, il est vrai, de compétitions sportives depuis plus de deux mois - à un exercice comparatif, chacun mesurant ses performances dans le traitement de la crise sanitaire, à l'aune de celles de ses voisins. Ainsi en Europe du Centre et de l'Est, de Vienne à Varsovie en passant par Budapest, il existe comme une forme de "Schadenfreude" à l'encontre des "Grands d'Europe", et tout particulièrement la France. Il est plus difficile, au vu de ses résultats actuels, de critiquer l'Allemagne. "Vous nous traitez comme des Européens de seconde zone, entend-on à Varsovie. Vous nous regardez de haut, vous nous donnez des leçons insistantes et régulières de démocratie et de liberté, mais constatez par vous-mêmes, nos décès se comptent par centaines, les vôtres par milliers. Quand il faut prendre des mesures d'urgence, comme la fermeture de nos frontières ou le confinement de nos citoyens, nous ne perdons pas de temps, contrairement à vous."

Arrogance française

Même au sud de l'Europe, les critiques se font jour : à partir du bilan de la crise comme en Grèce et au Portugal, sur un plan plus émotionnel encore, comme en Italie. Près de quinze jours avant le début du confinement en France, l'un de mes amis italiens, professeur d'économie internationalement reconnu, m'appelait de Milan où il réside. Jamais il n'avait été plus émotif : "Ce qui se passe chez nous est terrible, me disait-il, et arrivera très vite chez vous. Ne perdez pas de temps, vous ne me semblez pas avoir pris la juste mesure de l'épidémie. Tout se passe comme si, inconsciemment, vous étiez convaincus que ce qui se passe en Italie ne peut vous arriver chez vous. À vos yeux, votre État est tellement mieux structuré, votre service de santé tellement supérieur !"

Il serait excessif, et sans doute injuste, de dire que l'Europe "se venge" d'une certaine arrogance française. Mais le regard des Européens sur nous contient sa part de vérité. Nous sommes paradoxalement souvent trop sévères à l'égard de nous-mêmes, mais nous nous comportons à l'égard des critiques venues d'ailleurs, et plus particulièrement d'Europe, comme Cyrano de Bergerac dans la conclusion de la célèbre tirade du nez : "Je me les sers moi-même avec assez de verve, Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve."

La France a le goût du panache, la Grande-Bretagne celui de la grandeur. Cyrano et Rostand d'un côté, Henry V et Shakespeare de l'autre. En pleine épidémie de coronavirus, le Royaume-Uni s'est trouvé un héros positif en la personne du capitaine Tom Moore. À la veille de ses 100 ans, ce vétéran de la Seconde Guerre mondiale avait fait le pari de réunir 1.000 pounds pour honorer le service de santé britannique (NHS). Il en a récolté plus de 30 millions. Le jour de son anniversaire, près de 150.000 cartes de vœux lui sont parvenues du monde entier.

Critique systématique

Pourquoi n'y a-t-il pas eu, en France, l'équivalent de "Capitaine Tom", ce héros individuel et positif, objet de l'affection de toute la nation ? Pourquoi la France - au-delà des louanges à l'égard des professionnels de santé - s'est-elle trop vite enfermée dans la critique systématique ? Certes, le pouvoir a commis de très nombreuses erreurs (de fond comme de communication) dans la gestion de la crise. Mais pas plus (ni moins) que la Grande-Bretagne, l'Italie ou l'Espagne.

Dans un monde idéal, la France accepterait avec plus d‘humilité le regard critique de l'étranger, et modérerait ses propres critiques à l'égard du pouvoir.

Face à la maladie, les équipes médicales - où un collectif s'est soudé par des gestes de solidarité dans l'adversité - résistent mieux que d'autres.

Ce qui est vrai pour les médecins l'est également pour les nations. Dans un monde idéal, la France accepterait avec plus d‘humilité le regard critique de l'étranger, et modérerait ses propres critiques à l'égard du pouvoir. Bref, l'inverse de Cyrano de Bergerac.

 

 

Copyright : VALERY HACHE / AFP

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 08/05/2020)

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