Un lancement mondial de Libra pourrait en outre offrir un canal de sortie de capitaux pour les résidents chinois, une opération devenue difficile à mesure du renforcement de la surveillance des mouvements de fonds par les autorités.
Les autorités chinoises semblent avoir su profiter d’une occasion unique, tant dans une approche défensive - contre les cryptomonnaies, dont Libra - qu’offensive, en permettant à ses propres géants de la tech (Alibaba, Tencent...) de s'imposer dans le champ de bataille de ces nouvelles monnaies digitales. Aujourd’hui, les technologies blockchain sont bien trop lentes pour véritablement concurrencer les systèmes de paiement électroniques déjà en place. En mettant en concurrence les fintech chinoises pour offrir des transactions basées sur la blockchain, mais bien plus rapides, les autorités chinoises pensent probablement faire d’une pierre deux coups : circonvenir d’avance la menace Libra, et donner un avantage compétitif à leurs propres entreprises de fintech.
Quant aux autres banques centrales qui envisagent d'expérimenter les Central Bank Digital Currencies, l'initiative chinoise est probablement perçue chez elles comme une bénédiction : l'émission d’une cryptomonnaie soutenue par un gouvernement fera certainement la une des journaux, mais ne constituera pas une avancée fondamentale. D’un autre point de vue, c’est même un chemin semé d’embûches qu'elles seront ravies de pouvoir observer confortablement de l'extérieur. Dans l'ensemble, l'initiative chinoise, si elle est mise en œuvre, accélérera à mon avis l'émission de cryptomonnaies garanties par un gouvernement dans d'autres parties du monde, dont la zone euro.
Deux législateurs américains ont récemment soutenu l’idée d’un dollar numérique géré par la Fed. Allons-nous assister à une nouvelle confrontation entre les États-Unis et la Chine, cette fois sur le front de la cryptomonnaie ?
Éric Chaney
Il convient tout d’abord de rappeler que le dollar américain est et restera, dans un avenir prévisible, la monnaie mondiale, ce quels que soient les efforts qui seront déployés par les dirigeants de la zone euro ou les dirigeants chinois pour en défier la position dominante. Il y a des raisons éminemment objectives à cela : une monnaie mondiale doit être (1) soutenue par une masse importante, profonde et très liquide d'actifs sûrs (obligations d'État) et (2) libre de traverser les frontières. Cette première qualité fait défaut à la zone euro, et lui fera défaut tant que les peuples des pays de cette union monétaire n’auront pas décidé, de leur propre volonté, d'évoluer vers une union politique, et donc fiscale. Peut-être cela se produira-t-il, peut-être cela ne se produira-t-il pas, mais je parie que si cela arrive, ce ne sera que dans un avenir lointain. Quant à la Chine, l'ouverture de ses frontières à la libre circulation des capitaux est une condition nécessaire pour faire du renminbi une monnaie mondiale. Le passé récent l'a montré à maintes reprises : dès que les autorités chinoises ouvrent leurs frontières aux capitaux, même à la marge, les Chinois les plus fortunés se précipitent pour investir leurs actifs à l'étranger, un phénomène que Xi Jinping ne saurait tolérer. Il est donc très peu probable que les frontières chinoises s'ouvrent complètement dans un avenir proche, faisant du renminbi un piètre candidat au titre de concurrent au dollar américain. La suprématie du dollar américain a aussi une autre conséquence : la trop faible incitation, pour les décideurs politiques américains, à accepter de prendre les risques associés à l'émission d'un dollar numérique. L’idée d’une couronne suédoise numérique est une chose - son utilisation se limiterait presqu’exclusivement aux transactions domestiques -, l’hypothèse d’un dollar américain numérique en est une autre.
Deuxièmement, la bataille technologique que se livrent la Chine, les États-Unis et d'autres acteurs (en particulier l'Europe, mais pas seulement) ne peut que s'intensifier dans les années à venir. Les cryptomonnaies ne constituent d’ailleurs que l'un des champs de bataille de cette rivalité. Ayant en tête que les États-Unis hésiteront probablement à pénétrer le monde de la cryptomonnaie, les autorités chinoises peuvent en déduire qu'elles ont une carte à jouer, non pas pour faire du renminbi une véritable monnaie mondiale, mais pour couvrir le terrain technologique laissé vierge par les États-Unis, au moins dans leur propre sphère d'influence - et peut-être même au-delà.
Enfin, je ne vois pas pourquoi la zone euro devrait rester à l'arrière-plan de cette course. Une fois que la Chine aura surmonté les difficultés inhérentes au lancement de sa cryptomonnaie, j’espère que la BCE sera assez rusée pour émettre son propre euro numérique, à la condition bien sûr d’un soutien de la part des États membres de la zone euro.
Copyrigth : ROBYN BECK / AFP
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