Cependant, le déroulement des événements amène en première analyse à retenir une hypothèse : c’est de sang-froid que le régime, toutes composantes confondues, a préparé, déclenché et géré la crise de façon à "casser" une contestation de la population que l’effondrement de l’économie iranienne rendait inévitable.
L’une des motivations des autorités iraniennes était sans doute d’adresser un signal à Washington : "la République islamique est capable de faire face aux conséquences de la politique de pression maximale". Les porte-paroles du pouvoir iranien ont évidemment présenté les émeutes comme résultant de la guerre économique que mène contre lui l’administration Trump. Rohani lui-même a fait état d’un "complot de l’étranger". Le 25 novembre, les habitants de Téhéran ont été convoqués par SMS pour manifester leur soutien au régime. Le commandant en chef des Gardiens de la Révolution, le général Hossein Salami, a déclaré devant la foule : "cette guerre est finie, nous avons triomphé".
Les chiites irakiens ne répondent plus aux directives de Téhéran
Un second facteur a plus que probablement déterminé l’action des autorités iraniennes vis-à-vis de leur population ; ce sont les troubles en cours depuis des semaines au Liban et en Irak, qu’il s’agisse d’éviter un effet de contagion vers l’Iran ou/et de faire une démonstration in vivo de la méthode efficace pour mater une révolte. Les chefs de la République islamique se trouvent sur le plan régional dans une situation paradoxale : ils sont parvenus à renverser en leur faveur le rapport de force vis-à-vis de leurs voisins du Golfe ; mais la terre a commencé de trembler sous leurs pieds dans les deux pays-clés (outre la Syrie) de leur zone d’influence que sont l’Irak et le Liban. Dans les deux cas, c’est la jeunesse qui est l’âme de la contestation, animée comme dans la première vague des printemps arabes (2011-2012) par un désespoir social aggravé par le rejet de la corruption ; dans les deux cas, c’est un système politique ancré dans le confessionnalisme et dominé ou téléguidé par l’Iran qui est mis en cause.
Le cas irakien présente une gravité particulière pour l’Iran. À Bagdad et dans le sud du pays, ce sont en effet des chiites qui, depuis le 1er octobre, manifestent, réclamant le départ des partis au pouvoir et une réforme complète des institutions. Des images du célèbre général Qassem Soleimani, chef de la force Qods (la branche extérieure des Gardiens de la Révolution), sont brûlées dans les rues. Les morts se comptent par centaines, sans pour autant que le mouvement paraisse s’essouffler. L’ayatollah Ali Al-Sistani, figure de proue du chiisme irakien, a fini avec prudence par prendre parti pour les insurgés, entraînant le 29 novembre la démission du premier Ministre soutenu par l’Iran, Adel Abdel Mahdi. Des consulats iraniens brûlent dans le sud du pays, y compris celui de la ville sainte de Nadjaf. Les manifestants crient : "le pays aux Irakiens, les Iraniens dehors". Qassem Soleimani était intervenu à Bagdad dès le début des troubles pour imposer une ligne ferme. Cette ligne a pour l’instant échoué.
Il semble même que les différents appareils de sécurité de l’État irakien et des milices du régime ne sont pas totalement alignés. Comme en Iran, des vidéos montrent des militaires tirant à bout portant sur des manifestants. Dans les villes de province, certains services auraient cependant des états d’âme. Les réseaux tribaux commencent à se joindre aux manifestants. Au total, vu depuis Téhéran, le bilan est pour l’instant consternant : le monde chiite, que la République islamique a vocation à diriger, n’obéit plus.
Motifs d’inquiétude pour la suite
À Washington, les "durs" y verront sans doute une raison de se réjouir –, même si en réalité, les Américains ne sont en rien impliqués dans les troubles en Irak et au Liban. Plusieurs raisons incitent au contraire à redouter les conséquences des actuelles difficultés de l’axe chiite.
- D’abord, bien sûr, le coût humain considérable des développements en cours auquel s’ajoute la fragilisation de gouvernements qui sont des partenaires importants pour les Européens : s’agissant de la France, c’est particulièrement le cas de l’Irak, où devait se rendre prochainement le président Macron, et alors que le sort des jihadistes français du Nord-Est syrien fait l’objet de discussions ardues avec les autorités de Bagdad
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