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13/12/2022

La chute de la maison Russie

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La chute de la maison Russie
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Cent ans exactement après la naissance de l'Union soviétique, le 30 décembre 1922, nous allons peut-être assister à sa deuxième mort : la tentative de M. Poutine de reconstituer autour de la Russie une sphère l'influence privilégiée est en train de tourner à la catastrophe. Et cette catastrophe ne fait peut-être que commencer. Car on voit de moins en moins bien comment la Russie pourrait sortir par le haut de son aventure ukrainienne. On use et abuse de l'adjectif "historique" pour qualifier les développements géopolitiques en cours : mais son emploi est parfois mérité. 

Un régime en voie de fascisation 

Michel Duclos a bien décrit la radicalisation de la politique russe depuis le retour de M. Poutine à la présidence en 2012 : "hantise des révolutions de couleur, volonté néocolonialiste de garder le contrôle de 'l'étranger proche', sens de l’opportunité, perception de la faiblesse de l'Occident et volonté d’affirmation internationale"… et émergence de la Chine comme partenaire alternatif possible. Cette radicalisation à l'extérieur, hâtée par la dérive occidentale de Kyiv et qui s'est doublée d'un raidissement à l’intérieur - les deux s'alimentant l'un l'autre -, s'est accélérée depuis fin février. Parler aujourd'hui d'État "totalitaire" serait excessif. Il n'y a dans le pays ni contrôle absolu de la société, ni mobilisation complète de cette dernière. Et les Russes semblent être beaucoup plus nombreux à vouloir fuir la guerre qu'à se joindre à elle. Mais il est de moins en moins absurde d’évoquer un régime "fascisant". Vladimir Poutine apparaît de plus en plus dépassé par sa droite. Sa stratégie de cooptation des groupes violents, voire néo-nazis, dans les années 1990 - pour protéger le pays de la contagion démocratique - est en train de se retourner contre lui. 

La culture politique russe contemporaine est marquée par une alliance de fait entre les hommes des services de sécurité (les siloviki) et ceux du crime organisé

Le terreau était fertile. La culture politique russe contemporaine est marquée par une alliance de fait entre les hommes des services de sécurité (les siloviki) et ceux du crime organisé. Le comportement de l'armée en est une incarnation, encore plus forte de par la structure même des forces armées russes : des soldats souvent livrés à eux-mêmes du fait de la faiblesse du corps des sous-officiers, et des officiers dont la culture militaire a été forgée par les opérations de "contre-terrorisme" en Tchétchénie (1999-2009), ou plus récemment en Syrie : un déchaînement de violence aveugle dénué de toute préoccupation morale. 

Les milices tchétchènes et russes - le groupe Wagner étant la plus connue - tiennent désormais le haut du pavé. Avant, bientôt de le battre ? Les ultranationalistes russes étaient des figures relativement marginales. "Ces personnages [...] se contentaient de vociférer leurs fantasmes de guerre nucléaire sur les plateaux de télévision. La nouveauté est que, désormais, ils ont des armées privées, avec artillerie et aviation, et pour emblème une masse tachée de sang". Il faut lire avec attention le grand discours prononcé par le président russe dans la salle Saint-Georges, le 21 septembre dernier, et destiné à célébrer en grande pompe l'annexion de quatre oblasts ukrainiens. Les références qu'on y trouve - la glorification du passé, la mention des ennemis anglo-saxons, l’avenir radieux promis, les citations du philosophe Ivan Iline… - sont des indices troublants. Ils s'ajoutent au culte du chef, à la mise en exergue de prétendues humiliations passées, au capitalisme d’État ou aux remarques de M. Poutine sur "la purification" de la nation russe qui résulterait de l'exode qui a suivi le lancement de l’Opération Z. 

L'alliance de l'Église orthodoxe avec M. Poutine libère aussi les excès rhétoriques les plus inquiétants. On a pu voir, lors des célébrations du 21 septembre sur la Place Rouge, un personnage habillé comme le Docteur Folamour du film éponyme, prendre la parole. Ivan Okhlobystine, acteur et prêtre défroqué, remercier Dieu que la Russie "ne puisse plus reculer", y décrivit la guerre en cours comme un "un affrontement entre le Bien et le Mal, entre la lumière et l'obscurité, entre Dieu et le Diable, [...] une guerre sainte" que chaque Russe est appelé à commencer "dans son cœur, contre ses propres péchés". Les mêmes mots que l'idéologue bien connu Alexandre Douguine, pour lequel "la dernière bataille de la lumière et des ténèbres" a commencé. Ceux qui n'y verraient que les excès d'une minorité bruyante gagneraient à lire les experts autrefois les plus nuancés tel que Dmitri Trenine, qui voient dans la guerre une occasion de vaincre "le matérialisme primitif et le manque de foi". Épiphénomène ? Pas selon certains des experts de la culture russe, qui y décèlent une filiation directe avec la tradition nihiliste de la fin du 19ème siècle, pour laquelle la destruction n’est pas "un moyen mais une fin en soi" : elle serait purificatrice et rédemptrice.

La deuxième mort de l'Union soviétique 

L'Union soviétique, selon la jolie formule de Serheii Plokhi - qui détourne celle de Lord Ismay sur l'Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) - garantissait que "les Ukrainiens soient à l'intérieur, les Polonais à l'extérieur et que les Russes se tiennent tranquilles". Aujourd'hui, le projet néo-impérial de M. Poutine s'effondre. 

Non seulement il n'aura pas réussi à unifier le monde russe (rousski mir), mais ses voisins les plus proches, à la faveur de la guerre, semblent désormais vouloir s'émanciper. Après avoir brièvement appelé Moscou au secours pour mater une révolte naissante, le Kazakhstan a décidé de prendre ses distances avec son grand voisin.

Aujourd'hui, le projet néo-impérial de M. Poutine s'effondre. 

De plus, la Russie n'est plus là pour rétablir la stabilité dans son voisinage. Parce qu'elle était absente lors des derniers clashes entre le Tadjikistan et le Kirghizistan (alors qu’elle y avait ramené le calme en 2021), Bichkek a annulé les manœuvres conjointes qui devaient avoir lieu avec l'armée russe. Surtout, Moscou a fait la sourde oreille lorsque l'Arménie, dont le territoire souverain était attaqué pour la première fois par des forces azerbaïdjanaises, a invoqué en septembre dernier la garantie de défense contenue dans le traité fondateur de l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), ersatz de l'OTAN. Du coup, Erevan a refusé de signer le document final issu de la réunion de l'Organisation en novembre 2022, ce qui a peut-être signé l'arrêt de mort de cette dernière.

Peut-on parler de simples répliques du séisme de 1991 ? Il s'agit a minima de ce que Gérard Araud a appelé la "deuxième guerre de succession d’URSS". Et cela va sans doute plus loin. Outre l'OTSC, l'autre pilier de la Communauté des États indépendants (CEI), l'Espace Économique Eurasiatique, est lui aussi mal en point. Moscou n'a jamais vraiment voulu jouer le jeu du multilatéralisme régional et de la coopération entre égaux. Aujourd’hui, non seulement son hard power voit ses limites, mais son soft power est désormais en déclin. Et l’annexion forcée de quatre oblasts ukrainiens a davantage suscité l’effroi des voisins de Moscou que le respect envers l’ancienne puissance tutélaire. 

Certes, les liens de dépendance économique (celle du Kirghizistan et du Tadjikistan notamment) ne disparaîtront pas plus du jour au lendemain que le statut de carrefour migratoire de l'immense territoire russe. Mais les germes de la désintégration sont déjà là. On connaît le mot de Zbigniew Brzezinski selon lequel sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire. Cela serait encore plus vrai si la perte d'influence de Moscou dans le reste de son environnement se confirme. C'est donc peut-être "le crépuscule de l’impérialisme russe", qui se profile pour les années qui viennent, selon la formule d’Isabelle Mandraud. Dans le Caucase et en Asie centrale, d'autres puissances vont en profiter, à commencer par la Turquie et la Chine, et, s'ils sont habiles, l'Europe et les États-Unis. Sans pour autant avoir la capacité et la volonté d’être le policier de la région - un rôle que Moscou assumait, il faut le dire, assez bien. Un nouveau Grand Jeu peut commencer… 

La chute finale

Dans la meilleure des hypothèses pour lui, Vladimir Poutine parviendrait à présenter sa très probable défaite en Ukraine comme une "victoire". N'est-ce pas ce que firent, en leur temps, Nikita Khrouchtchev après la crise du Cuba, ou des autocrates tels que Saddam Hussein, qui présenta comme telle son piteux retrait du Koweït ? Il aura néanmoins du mal à convaincre une opinion russe qui a certes subi une décennie de lavage de cerveaux, mais n'est pas totalement apathique. 

Dans la meilleure des hypothèses pour lui, Vladimir Poutine parviendrait à présenter sa très probable défaite en Ukraine comme une "victoire". 

Proposons trois (quasi-)certitudes et quatre scénarios. Première certitude : la Russie du milieu des années 2020 sera un pays miné par l'affaiblissement militaire, économique (sanctions), démographique (plus de 500 000 personnes ont déjà quitté le pays). Deuxième certitude : le pays se sépare de l'Europe. L'Ukraine était le "côté occidental" du corps russe, qui équilibrait son "côté oriental". Sans elle, dont l'influence sur l’histoire et la formation des élites russes est parfois méconnue, l'héritage mongol et tatar de la Russie prendra une part plus importante dans la culture nationale.

Troisième certitude : elle entrera, après la guerre, dans une période troublée. On connaît l'histoire du pays : les débâcles militaires sont souvent suivies de bouleversements politiques, comme on le vit en 1905, en 1917 ou en 1989. 

Quant aux scénarios, le moins défavorable serait celui de l'Allemagne après 1945. Après le Götterdämmerung, la Stunde Null : le choc et le traumatisme, suivis de l'introspection et de la guérison. Mais elle n'a pas la tradition d'État de droit, même parsemée d'interruptions, qui était celle de l'Allemagne de l'époque. Sans compter qu'il sera difficile de lui faire subir un Nuremberg. Et qu'elle ne sera pas placée sous la tutelle d’un protecteur bienveillant… 

Plus probable, donc, voici le scénario nord-coréen : l'enfermement et la radicalisation d’une Russie-forteresse, dans lequel Poutine ou ses successeurs maintiendraient la population du pays dans un état de guerre permanent. Françoise Thom évoque un "empire autarcique" qui sèvrerait la population de l'influence occidentale. Elle cite l’écrivain Dmitri Gloukhovski, qui évoque un Poutine tissant "un cocon dans lequel la Russie devra s’envelopper pour hiberner pendant des décennies, voire des siècles", ainsi que l’historien Vladimir Pastoukhov, qui imagine un "corps gelé", "enfermé dans une gigantesque chambre cryogénique de la taille d’un septième des terres émergées".

Un cran au-dessus dans l’échelle du pessimisme, la Russie deviendrait pour les plus inquiets une sorte de Mordor ("pays noir"), une contrée désolée dans laquelle les forces du mal préparent leur revanche et la reconquête de la Terre du Milieu. Cet ensauvagement de la Russie est déjà à l'œuvre, disent les amateurs de J. R. R. Tolkien, qui comparent déjà le comportement des militaires russes à celui des Orcs, ces soldats mi-bêtes mi-humains qui ne connaissent aucune limite dans l'horreur. Exagération ? Pas tant que cela si l'on réalise que la Russie se vide depuis dix ans de ses cerveaux les plus brillants et, de plus en plus, de ses classes moyennes. Or la société russe s’est criminalisée. "Des groupes se sont emparés des règles mafieuses, leur empruntant un style de vie, des attitudes physiques, une 'morale' sui generis, une hiérarchie formée de 'parrains' régnant sur leurs protégés". 

La Russie de ce nouveau "temps des troubles" (smutnoye vremya, l'anarchie du début du 17ème siècle) pourrait-elle, à l'extrême, ressembler à la Somalie des années 1990, dans laquelle les milices et les gangs feraient la loi, leur vivier de recrutement alimenté par le retour de conscrits amers, dont nombre d'anciens prisonniers ? 

L'éclatement de la Russie ? 

Le scénario somalien serait aussi celui de l'éclatement de la nation-empire russe. Si la "verticale du pouvoir" édifiée par M. Poutine était détruite, comment imaginer le maintien d'un État trente fois plus grand et dix fois plus peuplé ? 

Comme on a pu le faire remarquer, l'empire russe, au vu des distances qui séparent le cœur de la périphérie, ressemble en fait à ses homologues européens du passé. La Russie pourrait-elle survivre à l'effondrement du mythe national entretenu par Moscou, celui d'une nation tutélaire supérieure aux autres et destinée à contrôler ses voisins ? 

Le scénario somalien serait aussi celui de l'éclatement de la nation-empire russe. 

Déjà, dans les républiques minoritaires, la révolte sourd. Il faut dire que les Bouriates, Touvains et autres Daghestanais, qui constituent une part disproportionnée de l'armée russe - l'enrôlement étant une stratégie d’ascension sociale dans ces régions pauvres - ont, en bonne logique impériale, davantage payé le prix du sang que les Russes. Et alors que M. Poutine - à son crédit - n'a jamais méprisé les musulmans du pays, privilégiant une conception nationale plutôt qu'ethnique de son pays, quelle place prendraient les mouvements islamistes dans une Russie où règnerait l’anarchie ? Mais le délitement pourrait aussi commencer par les régions distantes et "riches", à l’image de la Slovénie pour la Yougoslavie… 

"Il est rare que les grands empires disparaissent avec grâce", avertissait l'ambassadeur des États-Unis à Moscou début 1991. Aux États-Unis et en Europe, le même débat qu'il y a trente ans renaîtrait  : faudrait-il préférer la dissolution du pays et son affaiblissement (le vice-président Dick Cheney), ou sa pérennité au vu de son statut nucléaire (le Secrétaire d’État James Baker)? 

"Jamais un peuple n'a titubé vers la catastrophe dans un tel état d'abrutissement et d'impuissance", écrivait Friedrich Reck-Malleczewen à propos de l'Allemagne en juin 1941. Pour Françoise Thom, dont les analyses ont souvent été jugées trop pessimistes mais à laquelle l'histoire semble donner raison aujourd'hui, cette phrase s'applique parfaitement à la Russie contemporaine. 

Il n'y a guère de raisons de s'en réjouir. Mais si l'analyse qui précède est exacte, cela veut dire que l'Europe et la Russie vont sans doute se séparer pour longtemps (pour autant que la première puisse réduire au minimum sa dépendance au gaz russe). C'est peut-être la fin d'un cycle historique de trois siècles, qui avait commencé avec la victoire sur la Suède lors de la bataille de Poltava (1709). Au moment où l'Ukraine entre en Europe, la Russie en sort. 

 

 


Copyright :  Mikhail Metzel / SPUTNIK / AFP

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