Or il est aujourd’hui démontré, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, que les pertes d’emploi ont été réelles - certes localisées, mais importantes. Nul doute qu’une partie de la désindustrialisation européenne tient à l’essor de la Chine.
Mais elle ne s’y limite pas. L’argument du moindre coût de la main-d’œuvre chinoise est de moins en moins audible : aujourd’hui, les régions chinoises les plus développées, essentiellement les régions côtières, hébergent des industries exportatrices et des secteurs à la main-d’œuvre qualifiée dont les salaires rejoignent ceux de plusieurs pays d’Europe du Sud, et dépassent ceux de bien des économies d’Asie du Sud-Est. La limitation des charges sociales joue encore un rôle. Les véritables atouts du pays résident aujourd’hui davantage dans la logistique et les transports, la Chine disposant d’infrastructures solides, grâce aux investissements publics. Ceci se vérifie encore dans l’équipement en vue des énergies alternatives.
Un autre atout chinois réside dans son système financier, gouverné d’en haut : ce dernier repose sur une épargne d'autant plus importante que les systèmes sociaux chinois (assurance maladie, retraites) restent insuffisants. L’épargne privée et l’investissement des entreprises atteignent 40 à 50 % du PIB et cette épargne est insuffisamment rémunérée, malgré des taux d'intérêt supérieurs à ce qu’ils sont en Occident. Cette épargne est une source de capitaux mis à la disposition des entreprises d’État ou hybrides, offrant des financements gigantesques qui contribuent à rendre la Chine plus que compétitive dans certains secteurs d’innovation. C’est là un problème plus aigu encore pour l’Europe, car les États-Unis ont su créer un capital risque à un degré non atteint sur notre continent.
De ces avantages directs d’une adhésion de la Chine à l’OMC qui a modifié moins que prévu sa structure d’économie étatique, trois enjeux se posent de plus en plus vivement :
- Comment peut-on justifier à terme que la Chine bénéficie toujours des avantages propres à une économie en voie développement - droit de protéger certaines filières, de ne pas ouvrir totalement la propriété de ses entreprises, limitations dans les services et pour les marchés publics… - alors même qu’elle a atteint un stade de développement élevé ?
- Comment lutter contre la "subventionnite" propre au système chinois et à son recyclage de l’épargne et des excédents extérieurs ?
- Au regard de la mainmise de l’État chinois sur les entreprises publiques et hybrides, comment éviter que la Chine siphonne les technologies étrangères pour monter en gamme au moindre coût humain ?
Au regard de ces enjeux, croyez-vous dès lors en la possibilité d’une réforme de l’OMC ?
La possibilité d’une réforme de l’OMC est limitée car elle repose sur l’obtention d’un consensus. Il s’y est formé une coalition informelle réunissant des économies en développement - ou qui furent en développement - toujours prêtes à soutenir le maintien de ce statut. La notion d’économie en voie de développement est importante : si la Corée du Sud a renoncé en 2019 à ce statut, même une économie comme Singapour (60 000 dollars de revenu par habitant) le conserve. Et ce n’est pas tout à fait un hasard, le modèle d’investissement public singapourien étant une inspiration pour la Chine. La Chine a en cela à l’OMC des alliés faciles, et c’est ce qui induit l’asymétrie la plus forte au sein de cette organisation.
Deuxièmement, lorsque les accords de l’OMC ont été signés et négociés en 1994, les services n’y étaient que peu considérés, alors qu’ils constituent aujourd’hui une partie importante des échanges internationaux. Il s’agit d’un domaine pour lequel beaucoup d’économies ont une vision très souverainiste et n’entendent pas abandonner à d’autres la maîtrise de ce pan de leur économie.
À quoi s’ajoute l’impasse du système de règlement des différends et de la nomination au sein des instances arbitrales. Il est clair que le processus actuel offre un large espace à l’influence des pays membres de l’OMC dans la désignation des juges, ce qui nourrit les critiques formulées par les États-Unis, mais partagées par d’autres. Dénouer le blocage des nominations nécessite de réformer le système, et le consensus est difficile à trouver.
Or cette procédure d’arbitrage international est une des rares procédures internationales à effet contraignant que la Chine respecte et applique. C’est logique, car les puissances exportatrices ont plus que d’autres besoin du respect des règles dans leurs échanges commerciaux. Si l’OMC est mise hors d’état de fonctionner, nous aurons éliminé les dernières incitations susceptibles de pousser la Chine à se conformer aux règles internationales…
Ajouter un commentaire