Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
06/10/2020

"Je n’ai jamais été aussi inquiet pour la démocratie américaine"

Imprimer
PARTAGER
 Richard L. Hasen
Auteur
Juriste et Professeur de droit

Que penser des attaques répétées de Donald Trump contre le vote par correspondance, qu'il considère comme la "plus grande fraude électorale de l’histoire" ? Sous prétexte de dénoncer un système frauduleux, le Président américain tente en réalité de semer le doute sur le résultat de l’élection, qui pourrait ne pas être en sa faveur, afin de conserver le pouvoir même si le peuple américain ne lui en accorde pas le mandat. Dans un article initialement publié sur Slate le 23 septembre dernier, Rick Hasen, Professeur de droit et de sciences politiques à l'Université de Californie Irvine, nous met en garde contre cette attaque à la démocratie américaine.

Assauts répétés contre le comptage des bulletins de vote : l’heure est grave

À moins de six semaines de l’élection présidentielle américaine, et avec, dans 45 États, plus de 250 poursuites judiciaires liées aux bouleversements suscités par le Covid-19 sur la procédure électorale, la stratégie de sabotage de la campagne Trump et de ses associés est devenue claire. Il s’agit d’abord d’endiguer, à chaque fois que c’est possible, le développement du vote par correspondance. Puis, dans quelques États-clés, de semer la zizanie au sein du système, d’entretenir une certaine incertitude juridique et politique vis-à-vis des résultats, de sorte que la Cour suprême, le Congrès ou les assemblées républicaines se voient contraintes de réélire Trump en cas de résultat serré ou de doute. C'est une tentative désespérée, mais dans une élection au coude à coude, on ne pouvait pas se permettre d’écarter cette façon de faire. Pour ma part, je n’ai jamais été aussi inquiet pour la démocratie américaine.

Dans cette avalanche de contentieux électoraux, une grande partie concerne le vote par correspondance, dont le nombre a explosé avec le Covid-19, de nombreuses personnes craignant de se présenter aux urnes en pleine pandémie. Les règles du vote par correspondance varient d'un État à l'autre, certaines d’entre elles sont onéreuses, comme par exemple l'obligation de faire notarier le bulletin de vote. En outre, de sérieuses questions d’organisation se posent : sans compter le remue-ménage qui tourmente USPS (le service postal américain), certains États autorisent les électeurs à demander des bulletins de vote par correspondance pendant la période de l'élection, avec le risque que les bulletins ne soient pas remis à temps et ne puissent donc pas être comptabilisés par les dépouilleurs. Face à ces affaires, la réaction de certaines cours d’États et cours fédérales a été d’assouplir certaines exigences techniques. Par exemple, les bulletins de vote arrivés après le jour de l’élection pourront être comptabilisés, à condition qu’ils aient été postés le jour du scrutin, cachet de la poste faisant foi (ou alors parfois sans cachet de la poste, puisque USPS n’en appose pas toujours, du moins pas toujours de manière lisible).

Sans cesse, et sans fondements, Trump a accusé le système de vote par correspondance de fraude électorale généralisée, bien que lui et ses associés aient voté par correspondance.

Sans cesse, et sans fondements, Trump a accusé le système de vote par correspondance de fraude électorale généralisée, bien que lui et ses associés aient voté par correspondance, et bien que ses partenaires de campagne aient encouragé les partisans républicains à voter ainsi. La stratégie de sabotage de Trump et des Républicains a été de lutter contre toute forme d’encouragement du vote par correspondance. Ils se sont opposés à l'utilisation accrue des drop boxes (boîtes de dépôt de bulletins de vote installées en ville), à la prolongation des délais de dépôt des bulletins de vote, et à la décision, prise par certains États, d'envoyer spontanément des bulletins de vote par correspondance à tous les électeurs inscrits actifs.

Un choix que font tout de même quatre États : la Californie, le Nevada, le New Jersey et le Vermont, rejoignant ainsi les cinq autres États qui conduisent déjà leurs élections presque exclusivement par voie postale. Sans succès jusqu’à présent, la campagne Trump a attaqué, au moyen de contentieux, le développement du vote par correspondance au Nevada, et le procureur général William Barr a prétendu, non sans grotesque, qu’avec ce genre de vote, il suffirait que Trump remporte le Nevada pour qu’à la minute même surgissent de nulle part des centaines de milliers de bulletins vote pour Joe Biden.

La stratégie de lutte contre le développement du vote par correspondance est double. L’équipe de Trump semble partir du principe qu'un taux de participation plus faible aux élections favoriserait la réélection du Président. Cela explique peut-être l’intention des Républicains de Pennsylvanie de contester, devant la Cour suprême des États-Unis, un arrêt de la Cour suprême de l'État qui autorise le dépouillement des bulletins de vote arrivés peu après le jour de l’élection sans cachet postal lisible. Pour les Républicains, cette décision prolonge inconstitutionnellement le jour du scrutin au-delà du 3 novembre et retire à l'assemblée législative de Pennsylvanie la possibilité de choisir ses grands électeurs.

Le premier argument est plutôt faible. La décision d'accepter des bulletins de vote sans cachet postal apparent après le jour du scrutin ne prolonge pas le jour de l’élection, mais met plutôt en avant la manière dont les agents électoraux détermineront si un bulletin de vote a été envoyé à temps - en tenant compte du fait que de nombreux bulletins de vote leur parviennent sans cachet de la poste et en considérant qu’un vote arrivé après l’élection équivaut à un vote dans les temps. La Virginie et le Nevada ont récemment adopté des règles similaires, compte tenu des retards de courrier liés à la pandémie. Le Honest Elections Project, rallié à la campagne Trump, lutte contre un consent decree (jugement convenu) établi à l’égard de prolongations du même ordre au Minnesota.

L'argument qui avance que l'arrêt de la Cour suprême de l'État usurperait les pouvoirs législatifs pour fixer ses règles des élections fédérales fait écho à une revendication similaire qui avait été faite lors des élections - très contestées - de 2000. Il s’agit de savoir si la Cour suprême d’un État usurpe le pouvoir législatif lorsqu'elle applique les règles électorales conformément aux lois et à la constitution de l'État. L'argument selon lequel, dans le cas d’un vote, la cour suprême d'un État appliquant la constitution usurpe le pouvoir législatif est plutôt faible à mes yeux, mais il était apparemment convaincant pour les membres les plus conservateurs de la Cour Suprême qui ont rendu l'Arrêt Bush v. Gore.

Les échauffements autour de sujets comme les règles du cachet de la poste sont des disputes de surface, le genre de guerre de tranchées qui n'aura d'importance que si, le jour des élections, le résultat ne se joue qu’à une centaine de bulletins dans un État-clé, au rôle essentiel pour la conclusion du Collège électoral. Mais le revers de ce jeu est encore plus inquiétant.

La manœuvre est de tant embrumer le processus, de tant semer le doute sur l’identité du vrai vainqueur de l'un de ces États-clés, en prétextant d’une part une importante fraude électorale, puis en pointant du doigt le manque de rigueur des règles relatives au vote par correspondance, que le sort de l’élection, le nom du vainqueur, ne sera plus décidé par les électeurs, mais par quelqu’un d’autre. Ce "quelqu’un d’autre" pourrait être la Cour suprême - maintenant privée de Ruth Bader-Ginsburg - qui démêlerait l’affaire à partir d’un échantillon de bulletins.

En effet, le vice-président Mike Pence a laissé entendre qu’il faudrait que la place à la Cour Suprême de la juge Ruth Bader Ginsburg soit réattribuée au plus vite, peut-être sans même passer par une audience, afin de trancher sur "des questions électorales [qui] pourraient être soumises à la Cour suprême dans les jours suivant l'élection", y compris les questions concernant le "universal unsolicited mail" (les bulletins de vote envoyés au domicile des électeurs, laissant ces derniers libres de les retourner par la poste ou de venir voter en personne) et les déclarations "prolongeant le délai imparti" pour la réception des bulletins de vote. (Peu importe le manque de probabilité que les membres de la Cour Suprême se retrouvent à 4 contre 4 sur une question électorale).

La manœuvre est de tant embrumer le processus, de tant semer le doute sur l’identité du vrai vainqueur de l'un de ces États-clés, [...] que le sort de l’élection, le nom du vainqueur, ne sera plus décidé par les électeurs, mais par quelqu’un d’autre.

Ce "quelqu’un d’autre" pourrait aussi être une assemblée législative républicaine dans un État qui lui allouerait le droit, en vertu de l'article 2 de la Constitution, de choisir le vainqueur de l'État en cas d'incertitude. Bart Gellman, dans le magazine The Atlantic, citait récemment un partisan républicain qui, imaginant ces législatures d'État, disait : "Bon, on nous a donné ce pouvoir constitutionnel. Comme nous ne croyons pas que les résultats concernant notre État soient justes, voici donc la liste des grands électeurs qui, selon nous, reflètent plus justement les résultats électoraux de notre État". Enfin, ce "quelqu’un d’autre" pourrait être les Sénateurs républicains - s'ils conservent leur majorité -, qui, alléguant une incertitude fabriquée, ne comptabiliseraient pas les votes du Collège électoral exprimés en faveur de M. Biden. Cela entraînerait un conflit avec la Chambre des Démocrates, et conduirait à une lutte politique pour la présidence.

Pendant des mois, le Président a posé les jalons de toutes ces revendications, et mardi dernier, son fils, Donald Trump Jr., a avancé sans aucun fondement que le plan des Démocrates était d’ajouter "des millions de bulletins frauduleux, pouvant annuler votre vote et renverser l'élection" (bien qu’il s’agisse de désinformation électorale flagrante, la vidéo est toujours accessible sur Facebook, mais le réseau social y a néanmoins apposé une bannière appelant à la vigilance).

Avec un peu de chance, les élections ne seront pas serrées et nous éviterons l'effondrement électoral : un petit répit qui nous permettra de souffler, avant que la panique ne revienne à l’approche de 2024. Mais, si l’élection est serrée… tous les paris sont ouverts.

Nous ne devons pas considérer les contentieux et les allégations de fraude électorale comme deux choses distinctes l'une de l'autre. Au contraire, elles font partie d'une stratégie visant à s'emparer du pouvoir en cas d’élection trop serrée. Contre un coup de force, de bons arguments juridiques peuvent être convoqués, mais si un autre organe politique tente de renverser la volonté du peuple en votant pour le président, des manifestations éclateront dans les rues, et elles seront peut-être violentes.

Chers lecteurs, l’heure est grave. Il est grand temps d’ouvrir les yeux.

 

 

Avec l'aimable autorisation de Slate.com (publié le 23/09/2020)

Copyright : Frederic J. BROWN / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne