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09/05/2018

Israël entre ombres et lumière

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Israël entre ombres et lumière
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Soixante-dix ans après la proclamation de son indépendance, Israël est à l'épreuve de ses contradictions et de la menace intérieure. Celle d'une dérive de sa démocratie vers un nationalisme périlleux.

"Sommes-nous en train de danser sur un volcan, comme le faisaient les Européens à l'été 1914 ? Sommes-nous, comme eux des 'somnambules' pour reprendre le titre du livre de l'historien australien Christopher Clark ?"

Dans le café d'un quartier chic de Tel-Aviv, mon interlocuteur israélien, jeune et cultivé, me fait part de ses inquiétudes. Alors que l'Etat d'Israël célèbre ses soixante-dix ans, il est perplexe. Tout autour de nous la réussite est visible, éclatante même. Les quartiers anciens avec leurs maisons des années 1920 et 1930 se fondent presque harmonieusement dans un environnement de tours toujours plus radicales dans leur modernité. En ce premier jour de mai, sous une température plus estivale que printanière, la capitale économique d'Israël est une véritable célébration de l'hédonisme.

Une Méditerranée policée et occidentalisée

C'est à Tel-Aviv le 14 mai 1948 que David Ben Gourion proclama la création de l'Etat d'Israël. Ce sera à Jérusalem le 14 mai 2018 que Michael Pence, ou Donald Trump lui-même, célébrera le  transfert hautement symbolique de l'ambassade des Etats-Unis vers Jérusalem la capitale de l'Etat hébreu. La "start-up nation" n'a jamais été plus fière de son énergie, de sa réussite, de son attractivité.

La réussite éclatante du présent ne dissipe cependant pas les problèmes non résolus du passé et moins encore ceux du futur. C'est au Moyen-Orient que se situe toujours Israël. Gaza et Damas sont à moins de trois heures de route de Jérusalem.

Trois menaces

Pour expliquer son inquiétude, mon interlocuteur Israélien distingue trois types de menaces : celle qui vient du nord, celle qui vient du sud et, la plus grave sans doute, celle qui vient de l'intérieur.

  • La menace stratégique à la frontière nord du pays s'est soudain réveillée avec la montée en puissance des ambitions iraniennes, de la Syrie jusqu'au Liban. L'Iran constitue une menace bien réelle pour Israël, même si Benyamin Netanyahu tend à surjouer cette partition comme il le fit il y a quelques jours à la télévision israélienne, dans le style théâtral qui est le sien. La révélation de son intervention était moins la poursuite par les Iraniens de leur programme nucléaire que la maîtrise des services secrets d'Israël, capables d'humilier le régime des mollahs en s'emparant de leurs dossiers les plus sensibles.
     
  • La menace venue du sud avec la question de Gaza est bien réelle aussi. Que se passera-t-il le 15 mai - jour, pour les Palestiniens, du soixante-dixième anniversaire de la Nakba (la "catastrophe") - intervenant au lendemain même du transfert de l'ambassade des Etats-Unis à Jérusalem ? Des milliers de Palestiniens vont-ils être tentés de traverser la frontière dans un geste de désespoir et de défiance spontané, à la recherche d'une mort ou d'une blessure glorieuse ? Au-delà du statut de Gaza, c'est celui de la population palestinienne qui est posé, sans oublier celui de la population arabe d'Israël. Les premiers sont ignorés, les seconds sont systématiquement exclus d'une réussite qu'ils auraient pu, dans d'autres circonstances également, considérer comme la leur.
     
  • La troisième menace ne vient ni du nord ni du sud, mais du coeur du projet israélien lui-même. Quel sera le futur de l'Etat et le devenir du rêve sioniste ?

En plein coeur du désert du Néguev, non loin de la ville de Beer-Sheva, il existe un lieu de pèlerinage particulièrement émouvant. Le kibboutz de Sde Boker, où le Premier ministre d'Israël, David Ben Gourion, vécut les dernières années de sa vie et où il repose aux côtés de son épouse, Paula. Dans son petit bungalow rempli de livres, trois personnages apparaissent : Moïse, Abraham Lincoln, Mahatma Gandhi. Tous sont des "libérateurs" ; des Hébreux, des Noirs, de l'Inde.

Le rêve de Ben Gourion

David Ben Gourion rêvait de peupler le désert. Il pensait que deux millions de Juifs pourraient s'installer dans ces terres hostiles à la beauté grandiose : des terres qui n'étaient habitées, ni revendiquées par personne. Son rêve ne s'est pas réalisé, même si Beer Sheva est devenue une des capitales de la high-tech. Les Israéliens sont ailleurs, dans des lieux plus chargés d'histoire et de mystique religieuse, souvent le plus peuplées de Palestiniens aussi.

Non loin de Jérusalem s'élève une ville moyenne, dont le nom, Bet Shemesh (la Maison du Soleil), contraste avec la population à majorité ultra-religieuse. Partout des hommes, des femmes et une multitude d'enfants à la peau très blanche, vêtus de noir, qui semblent sortir tout droit d'un ghetto de l'Europe de l'Est. Comment concilier l'esprit pionner du Néguev, la start-up nation de Tel-Aviv et les ultra-religieux de Bet Shemesh ? Et comment le faire dans l'ignorance délibérée de l'Autre Absolu qu'est le Palestinien ? A l'abri derrière sa supériorité technologique, scientifique et militaire, et ses murs toujours plus envahissants, Israël progresse dans une fuite en avant aussi remarquable qu'inquiétante.

Etat juif ou démocratique ?

Etat Juif ou Etat démocratique ? A terme la démographie obligera les Israéliens à choisir. Il y aura bientôt dans ce petit coin du Moyen-Orient, autant de Palestiniens que d'Israéliens. Israël peut se rêver "asiatique", sa géographie est moyen-orientale et sa vie politique, pour le pire plus que pour le meilleur, semble retrouver le parfum de ses origines est-européennes. La Pologne et la Hongrie peuvent flirter toujours davantage avec l'antisémitisme, la politique israélienne semble inscrire ses pas dans ceux de  la démocratie illibérale à la Orban et Kaczynski. Comme si après soixante-dix ans, il s'était créé une forme d'équilibre paradoxal entre le cosmopolitisme éclairé et mondialisé de l'économie et de la culture, la montée du nationalisme religieux et le "provincialisme ethnique" grandissant des réflexes politiques.

Avec l'aimable autorisation des Echos(publié le 04/05/18)

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