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01/12/2022

Iran : Grand entretien avec l'historienne Ladan Boroumand

Grand entretien avec Ladan Boroumand

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Iran : Grand entretien avec l'historienne Ladan Boroumand
 Ladan Boroumand
Historienne et co-fondatrice du Center Abdorrahman Boroumand

En Iran, les protestations ne faiblissent pas depuis le décès de Mahsa Amini. Deux mois après la mort de la jeune femme, Ladan Boroumand, historienne et cofondatrice de l'ONG "Abdorrahman Boroumand Center" de défense des droits humains, a répondu aux questions de l’Institut Montaigne. Elle replace les événements récents dans un contexte historique plus vaste et évoque la nature du régime iranien, la montée en puissance du combat des femmes, et le rôle que peuvent jouer les démocraties occidentales. Cet entretien a eu lieu la veille du 24 novembre, jour où le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a décider de créer une mission pour enquêter sur la répression du régime iranien. 

Quelle est votre perception de l'évolution de la situation en Iran depuis le meurtre de Mahsa Amini ? 

Le meurtre de Mahsa Amini est l'événement qui a mis le feu aux poudres, mais la poudre s'amoncelait depuis des années, voire des décennies, en Iran. 

Dés les années 1990, à la suite de la chute du mur de Berlin et de l'effondrment de l'URSS, on voit de grands débats idéologiques au sein de la jeunesse, des intellectuels et d’une gauche islamiste nourrie par le léninisme. Une plus grande ouverture sur le monde commence à être préconisée. En 1998, une révolte estudiantine au nom des droits humains est violemment réprimée. Dès cette époque, on perçoit les prémices d'une rupture idéologique avec le régime. Mais le monde a tardé à s’en rendre compte, il a longtemps eu une lecture erronée de ce qui se passait en Iran. 

En 2003 et 2005, on assiste à l'émergence d'organisations pour les droits de l’homme, pour les droits des femmes, contre la lapidation par exemple, ou encore des ONGs kurdes pour les droits de l’homme, etc. Avec l'élection d'Ahmadinejad en 2005 tout cela a été réprimé. Après quatre ans d’intense répression, les iraniens ont saisi l’opportunité offerte par les élections présidentielles de 2009. 

Le trucage des élections et la répression atroce du mouvement protestataire qu'il a provoqué, ont convaincu les Iraniens que le dialogue avec le régime était vain.

Ils se sont rendus en masse aux urnes en espérant que les candidats réformistes pourraient restaurer des espaces de liberté, même restreintes, où la société civile pourrait relever la tête et se réorganiser. Mais le trucage des élections et la répression atroce du mouvement protestataire qu'il a provoqué, ont convaincu les Iraniens que le dialogue avec le régime était vain. Ce constat fut à l’origine de profondes transformations culturelles, qui ont pris forme en même temps que s’amoncelaient, jour après jour, mois après mois et année après année, les mécontentements. Il faut noter deux dates clef dans cette dynamique de rupture : 2017 et 2019.

En 2017 des manifestations populaires contre la vie chère ont eu lieu dans plus de cent villes iraniennes. À l’étranger, où le narratif de la République islamiste était prévalent, ces révoltes ont été présentées comme étant strictement motivées par des revendications économiques et n’ayant aucune portée politique. Or durant ces manifestations 60 bureaux des Imams de la prière de vendredi furent mis à feu. La prière de vendredi n’a rien à voir avec les revendications économiques, elle constitue en revanche le lieu par excellence où l’idéologie du régime est promue. Ce geste symbolique indiquait déjà que les manifestants visaient l’idéologie du régime. Il soulignait très clairement la corrélation entre la nature théocratique du régime et la gestion catastrophique de l’économie du pays. Ces révoltes ont eu lieu deux ans après la signature des accords sur le nucléaire iranien et avant le retrait des États-Unis de ces accords. Les sanctions ne pouvaient donc pas être invoquées comme cause de la détérioration continue de la situation économique. 

Que le JCPOA (l’accord nucléaire avec l’Iran) soit respecté ou non, que l’Iran soit ou ne soit pas sous le régime de sanctions, la population constate une baisse continue de son niveau de vie. Les racines de la révolte étaient bien plus profondes. Les manifestants, appartenant majoritairement à la classe moyenne inférieure ou à la classe ouvrière, rejetaient la théocratie et clamaient que les mollahs ne devaient plus être au pouvoir, certains demandant à la place une monarchie, d’autres une république laïque. Or les observateurs étrangers, influencés par le narratif promu par le régime, ont estimé qu’il s’agissait d’une révolte liée à l’économie et non d’une révolte contre le régime ! Deux ans plus tard, en 2019, d’autres révoltes ont éclaté, contre l’augmentation des prix de l’essence. Là encore, la République islamique a brandi l’argument des difficultés économiques, incriminant les sanctions, et écartant toute responsabilité du régime. Les autorités ont coupé Internet et ont violemment réprimé les manifestants. Amnesty International a documenté près de 400 morts, mais des sources à l'intérieur du pays évoquaient plus de 1 500 morts. 

Ces deux révoltes signalaient déjà un changement qualitatif dans les relations entre l’État et la société civile. Les protestataires demandaient la fin de la théocratie. Mais le monde a décidé de ne pas les voir et d’accepter les mensonges du régime. Rétrospectivement, il semble que la révolution "Femme, vie, liberté" a eu pour fin de lever tout malentendu et de faire comprendre au monde que les iraniens ne veulent plus de cette théocratie. 

Ces deux révoltes signalaient déjà un changement qualitatif dans les relations entre l’État et la société civile.

Personne ne peut faire croire que brûler son foulard sur la place publique en risquant sa vie n’est pas politique. Pour la première fois aujourd'hui, le monde entier saisit enfin la véritable nature de la révolte. Toutes les ruses de propagande du régime sont restées inefficaces car les gestes courageux des iraniennes et des iraniens ne laissent aucun doute et résonnent dans le cœur des hommes et des femmes du monde entier. D’où cet extraordinaire élan de solidarité mondiale. Je pense que c’est une très bonne nouvelle pour le monde et pour l’Iran. 

Pourquoi ce mouvement est-il parti des femmes ? Et quelle place ont occupé les réseaux sociaux pour les femmes en particulier dans les développements de cette révolte ? 

Les femmes représentent la catégorie de citoyens la plus lésée dans la société iranienne. Leur réduction à des citoyennes de seconde zone est l’emblème même de ce régime, qui les humilie constamment. Les femmes ne sont pas en sécurité dans la rue en Iran, où elles sont accostées et insultées de façon arbitraire et violente par la police des mœurs. Chaque année, des centaines de milliers de femmes sont verbalisées, et des centaines sont condamnées, et fouettées. Ajoutez à ces humiliations extrêmement violentes une corruption qui prive les citoyens de toute sécurité financière, les femmes étant particulièrement fragilisées. Certes, les femmes font des études en Iran, mais le pays se trouve en bas de l’échelle internationale s’agissant de la participation des femmes aux activités économiques. Elles sont sans doute celles qui ont le plus à gagner dans la chute du régime. Ce n'est donc pas par hasard qu’elles aient été à l'avant-garde du mouvement suscité par la mort de la jeune Kurde Mahsa Amini.

Le combat des femmes contre le voile obligatoire fut d’abord un combat contre le narratif du régime islamique sur les femmes. D’après ce régime les femmes iraniennes veulent porter le voile, c’est leur culture, elles sont croyantes. Certes depuis des décennies les femmes défient les règles vestimentaires imposées par le régime, mais à partir de 2014, une étape importante a été franchie par l’utilisation originale des réseaux sociaux.

Le combat des femmes contre le voile obligatoire fut d’abord un combat contre le narratif du régime islamique sur les femmes. 

Puisque l’État leur interdisait de s’afficher tel qu’elles étaient réellement dans l'espace public en les forçant à s'habiller selon ses ordres, elles ont décidé de créer dans le monde virtuel un espace public parallèle où elles se sont montrées sans voile, telle qu’elles étaient réellement. Par les milliers de vidéos qu’elles ont posté sur les plateformes numériques et notamment sur "My stealthy freedoms," créé par l’activiste Masih Alinejad, elles ont montré au monde la vérité de leur être et démenti le narratif du régime sur les femmes. 

Paradoxalement, cette vérité intérieure s’est affichée dans un espace virtuel, basé à l’extérieur du pays ; un espace qui était hors d’atteinte de la violence policière. Ce mouvement est donc né et a pris conscience de lui-même, et de son étendue, dans le monde virtuel. Toute la politisation du discours des femmes sur le voile obligatoire s’est faite dans ce jeu de miroir entre l’espace réel et l’espace virtuel. Une dynamique qui a aussi brouillé la distinction entre l’extérieur et l’intérieur du pays. 

L’étape suivante, 2017, a vu le débordement du mouvement de l’espace virtuel dans l’espace réel, c'est-à-dire des plateformes digitales aux rues et avenues des villes iraniennes. De l’offensive contre le narratif du régime sur le voile, le mouvement s’est transformé en un mouvement de désobéissance civile. Les femmes ont commencé à glisser leur voile sur les épaules en marchant dans la rue. L’étape suivante fut marquée par le défi lancé à la police des mœurs en filmant la violence policière dont elles étaient victimes. Les femmes qui participaient à ce mouvement ont payé le prix fort : arrestation, condamnation à des coups de fouet, longues peines de prison, etc… En décembre 2017, une autre étape fut franchie dans la dynamique de radicalisation du mouvement. 

Une jeune femme est montée sur un boitier d’électricié publique dans la rue et a enlevé son voile. Elle fut suivie par des centaines d’autres dans de nombreuses villes. D’un acte discret et anonyme de désobéissance civile, le geste s’est transformé en une défiance publique. Les réseaux sociaux furent utilisés comme un antidote contre la violence d’État et la suppression de la vérité. L’arrestation des femmes ne pouvait plus effacer le défi qu’elles avaient lancé à l’autorité de l’État. Leurs vidéos continuaient d’être vues par des millions d’usagers d’internet alors même qu’elles croupissaient en prison.

Les réseaux sociaux furent utilisés comme un antidote contre la violence d’État et la suppression de la vérité. 

La mort de Mahsa Amini a à la fois généralisé et radicalisé le mouvement, car en brûlant leur voile les femmes ont transformé leur désobéissance civile en un mouvement révolutionnaire contre la théocratie et pour "La femme, la vie et la liberté." Et les hommes qui les avaient regardées indifférents au début, puis avec sympathie en 2017, les ont rejoint en 2022 et les ont soutenues. 

Quelle place pour la question kurde dans la révolte ? 

Pendant de nombreuses années, le régime a fait peur aux Iraniens en prétendant que les Kurdes étaient des séparatistes. Ils ont ainsi réussi à désolidariser les Iraniens de leurs compatriotes Kurdes. On peut faire l’analogie avec les femmes, qui subissent une double discrimination par un régime manipulateur. Mais pour la première fois, la solidarité a déjoué cette ruse du régime, les Kurdes ne cessent de revendiquer leur identité de Kurdes iraniens ; ils disent qu’ils n’ont aucune volonté de se séparer de l’Iran. On peut éventuellement discuter de fédéralisme, mais plus aucun parti n’évoque le séparatisme. Cela a déjoué la stratégie propagandiste du régime qui tentait de monter la société contre les communautés kurdes. Des manifestations en solidarité avec le Kurdistan se développent partout en Iran. Le slogan le plus répandu dans le mouvement actuel, "Femme vie liberté", est un slogan kurde (qui se traduit par "Jin, Jiyan, Azadî" ; en perse : زن زندگی آزادی). 

Le régime est atteint dans le cœur de son idéologie. Au point où en sont les choses, que peut-il faire ? Quel est l'avenir de la contestation ?

J'observe le régime depuis 43 ans. Je pense que sa nature et sa constitution ne permettent aucune réforme. Le guide suprême est désigné par Dieu. Quand Ayatollah Khomeini est arrivé au pouvoir, il a précisé dès le mois de février 1979, que certes il s’était appuyé sur le soutien du peuple pour prendre le pouvoir, mais qu’il tenait sa légitimité de la désignation divine. Il avait clairement mis en garde ceux qui voulaient défier son autorité divine. S’opposer à lui était, avait-il affirmé, s’opposer à Dieu, un crime passible d’un sévère châtiment. Une autorité qui émane de Dieu ne se soumet pas à la volonté du peuple.

La diaspora doit soutenir le mouvement de l’extérieur et essayer de capitaliser sur le mouvement de solidarité mondiale.

Le régime est dans une impasse depuis 2017. Quand vous lisez les analyses dans les revues des Gardiens de la Révolution, ils le reconnaissent ! Leur vision du monde ne prévaut plus dans l’esprit des gens. Que peuvent-ils faire face à cette révolte ? Ils vont essayer d’interdire les réseaux sociaux en Iran, ils vont poursuivre les répressions par la force. Mais ça n’est pas une solution durable ! Ce régime est en réalité incapable de gérer le pays. Deux soutiens seront déterminants pour le succès du mouvement : les démocraties occidentales et la diaspora. 

La diaspora doit soutenir le mouvement de l’extérieur et essayer de capitaliser sur le mouvement de solidarité mondiale, pour faire pression sur le régime, baisser l’intensité de la violence d’État afin que les forces d’opposition puissent s’organiser de l’intérieur. Les États démocratiques ont, de leur côté, le pouvoir de faire pression sur le régime. En 1997, lors du procès de Mykonos, tous les pays de l’UE ont rappelé leurs ambassadeurs, c’est cet isolement et la peur du régime qui a permis à Khatami de devenir un candidat sérieux aux élections. 

Comment situez-vous les événements dans le contexte géopolitique très particulier que nous traversons : Ukraine, rivalité sino-américaine ? Quel est le rapport entre les deux phénomènes ? Que peuvent faire les Occidentaux et la communauté internationale ? 

Le choix de l’Est est un choix que l'Ayatollah Khomeini a fait en novembre 1979 en attaquant l’ambassade américaine et en qualifiant les États-Unis de "grand satan" et la France de "petit satan". La Russie et le régime islamique sont alliés depuis le début contre le libéralisme politique. La guerre sainte de l’Ayatollah Khomeini contre la démocratie libérale convenait à l’URSS, pour qui le règne de la Chari’a valait bien la sortie de l’Iran du camp occidental. Après la chute de l’URSS il y a eu un moment où la République Islamique ne pouvait pas compter sur la protection russe, c’est précisément l’époque où le régime a fait des concessions à la société civile en remettant la gestion du pays aux réformistes. Avec l’avènement de Poutine et son autocratie, l’alliance russo-iranienne s’est renforcée de nouveau. Mais aujourd’hui, empêtrée dans la guerre en Ukraine, la Russie n'a plus les moyens de soutenir l’Iran. Les démocraties libérales doivent saisir cette opportunité pour faire pression sur le gouvernement iranien afin qu’il cesse la répression.

S’agissant de la Chine, elle soutiendra sûrement le régime, car son agenda est similaire à l’agenda russe dans l’hostilité au libéralisme politique, mais elle est beaucoup plus loin que la Russie. Si par miracle le régime de Poutine tombe et que la Russie venait à se démocratiser, l’Iran suivra certainement ce mouvement. Et ce sont les démocraties libérales qui ont le rôle le plus déterminant à jouer. Je souligne qu’elles ont commencé à le faire comme en témoigne la récente résolution présentée par l’Allemagne et l’Islande au Conseil des droits de l’homme de l’ONU qui lance la mission pour enquêter sur les violations des droits humains en Iran.

Si par miracle le régime de Poutine tombe et que la Russie venait à se démocratiser, l’Iran suivra certainement ce mouvement. 

Les propos très forts de la ministre des affaires étrangères allemande, Annalena Baerbock, et les rencontres organisées à Paris à l'initiative du président Macron sont également des signes importants. Ils révèlent la prise de conscience des démocraties occidentales de l’intérêt stratégique qu’elles ont à soutenir les aspirations démocratiques du peuple iranien. 

Voyez-vous des divisions possibles au sein du régime ? 

Les réformistes ont été exclus du régime et ils sont très discrédités aux yeux de la population. Mais ils pourraient éventuellement jouer un rôle de transition dans cette dynamique. Rappelons néanmoins que la République islamique a 43 ans, et que les réformistes avaient tous entre 18 et 30 ans au moment de son instauration. Ils ont beaucoup de sang sur les mains. Ils auront des difficultés à incarner cette nouvelle offre démocratique qui se dessine dans le mouvement de protestation actuel. Par ailleurs les récents discours du Guide Suprême et des commandants des gardiens de la révolution se font l’écho d’une peur au sein de l’élite dirigeante et des forces de l’ordre. Khamenei a fait un long discours pour remonter le moral des Bassidjis. Un des commandant des Gardiens de la Révolution s’est publiquement plaint que les élites du régimes se taisent et ne disent rien en faveur du régime et contre les manifestants. Il semble que la peur change de camp. L'armée ne dispose pas de ses armes, elles sont gardées par le Corps des Gardiens de la révolution (CGRI). Le gros de la répression est assuré par les bassidjis (miliciens pro-régime). Ce qu’il faut faire en priorité c’est trouver une solution pour les bassidjis et les gardiens de la révolution, leur assurer que le succès de la révolution n'entraînera pas de lynchages et des exécutions. 

C'est la question la plus importante, et elle doit aller de pair avec la pression occidentale pour baisser le niveau de violence de l'État. Si l'opposition joue intelligemment sur ces deux registres, le régime n'aura plus les moyens de réprimer comme il le fait actuellement. Et la cessation de la répression est nécessaire pour que l’opposition puisse s’organiser.

 

 

Copyright : OLIVIER DOULIERY / AFP

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