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16/11/2022

Huit milliards, mais pour combien de temps ? 

Huit milliards, mais pour combien de temps ? 
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

À en croire la Division de la population de l'Organisation des nations unies (ONU), le huit milliardième habitant de la planète est né le 15 novembre. Seulement onze ans après le sept milliardième. 

L'ONU n'a évidemment aucun moyen de décompter en temps réel le nombre d'hommes et de femmes vivant sur Terre, et cette date n'est que symbolique. Et elle masque une tendance à long terme qui est de mieux en mieux connue, celle de la perspective d'une décroissance de la population mondiale. Nous avions, l'été dernier, présenté et commenté les principales nouveautés de la mise à jour des projections démographiques onusiennes, les World Population Prospects. Depuis lors, l'idée selon laquelle non seulement l'explosion démographique est bel et bien terminée, mais la courbe de la population mondiale pourrait rapidement s'inverser, s'est imposée dans le débat et les acteurs de la vie économique et financière commencent à l'intégrer. Et certains d'entre eux élaborent leurs propres modèles : une note du service de recherche de la banque HSBC, par exemple, considère que l'ONU est encore trop optimiste et que le pic de population mondiale pourrait intervenir… dès le milieu du siècle. 

Après des décennies d'alarmisme, les organismes internationaux ont un nouveau message  : N'ayez pas peur ! Ce qui trouble ceux des experts qui estiment que le rythme actuel de croissance de la population est encore trop élevé pour garantir la protection de la planète et de sa biosphère. 

Les effets du Covid-19… et de la guerre en Ukraine

En tout état de cause, à cette tendance de long terme s’ajoutent les effets de la pandémie de Covid-19 ainsi que, plus localement, ceux de la guerre en Ukraine. 

À ce jour (début novembre 2022), la pandémie a causé entre 16,5 et 28,1 millions de morts, selon l'estimation fine publiée et régulièrement mise à jour par The Economist. Soit suffisamment pour affecter durablement les pays les plus touchés, et qui, pour certains, s’ajoute à des tendances déjà très préoccupantes. Au niveau mondial, la réduction de l'espérance de vie, en deux ans (2020-2021), aurait connu un recul d'un an et demi, une situation inédite depuis les années 1950. Sur 29 pays étudiés par l'université d’Oxford, 27 avaient connu en 2020 une réduction de l'espérance de vie à la naissance. La même équipe de chercheurs a mis à jour ses travaux en octobre 2022 : elle met en lumière, notamment, l'impact dramatique de la pandémie sur les pays d'Europe centrale et orientale, déjà en dépopulation depuis longtemps (jusqu’à -3,5 ans, pour la Bulgarie). Une forte corrélation est observée avec les taux de vaccination. 

La Russie, déjà mal en point, subit actuellement le double choc de la pandémie et de la guerre en Ukraine.

La Russie, déjà mal en point, subit actuellement le double choc de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Selon une étude du Lancet, elle détiendrait le record du taux de mortalité "en excès" sur les deux années 2020 et 2021. Or les effets de la guerre en Ukraine vont être dévastateurs. Nous avions suggéré, dès avant l'agression russe, qu'une invasion de l'Ukraine pouvait être partiellement "justifiée", du point de vue de Moscou, par des raisons démographiques

La Russie, en annexant ou occupant des territoires - et en déportant désormais, sur son territoire, des populations ukrainiennes - accroît, sur le papier, sa population nationale. Mais la guerre a également eu l'effet de vider le pays d'une partie importante de ses forces vives.

Ce fut le cas dès le début du conflit, et encore davantage depuis l'annonce de la "mobilisation partielle" (elle-même s’adressant à une population déclinante) le 21 septembre dernier. Sans compter l'impact futur de la guerre sur le renouvellement des générations. On sait en effet désormais que le nombre de victimes au sein des forces armées russes - tués et blessés - affectera de manière non négligeable l'importance de la cohorte des hommes en âge de procréer. Avec un taux de fécondité à peine supérieur à 1, le nombre de naissances l'an prochain sera sans doute à peine supérieur à un million. M. Poutine avait déjà été averti, cet été, que la Russie avait perdu 430.000 habitants depuis le début de l'année. Chiffre auquel il faut ajouter sans doute plus de 200.000 personnes depuis la décision du 21 septembre. La reprise de la croissance démographique, qu'il avait planifiée pour 2030, est désormais hors de portée. Notons que l'Ukraine, qui était déjà mal en point du point de vue démographique, ne sortira sans doute pas de la guerre en bien meilleur état… 

Dans le triste classement de la baisse de l'espérance de vie cité plus haut, la Russie est suivie par des États pourtant en meilleure santé démographique, tels que le Mexique, le Brésil, et les États-Unis. Dans ce dernier pays, qui est pourtant au rang des nations industrialisées les plus dynamiques sur le plan démographique, le Covid-19 s’est ajoutée aux ravages des opioïdes dans la population masculine défavorisée pour causer, en deux ans, un déclin de 2,7 années de l'espérance de vie à la naissance. L’importance de ces facteurs conjoncturels laisse à penser que ce déclin pourrait être réversible. En revanche, les fortes disparités entre groupes sociaux (les Indiens et les Noirs étant particulièrement frappés) ne peuvent qu’accroître les fractures du pays. 

Quid de la Chine ? Les statistiques réelles, dans ce pays, sont de plus en plus inaccessibles, et il est difficile de savoir ce qu'y sera le bilan humain de la pandémie. Ce que l'on sait avec certitude, en revanche, c'est que son "dividende démographique" - le bonus économique qui résulte d'un ratio favorable entre actifs et inactifs - est en train de fondre très rapidement - davantage encore que dans ce qui s'est passé dans la plupart des pays parvenus au même stade de développement.

La Russie est suivie par des États pourtant en meilleure santé démographique, tels que le Mexique, le Brésil, et les États-Unis.

On note par exemple que la proportion des plus de 65 ans est déjà de 12 %, alors que le revenu par habitant n'y équivaut qu'à la moitié de ce qu'il était au Japon lorsque ce dernier atteignit, à la fin des années 1980, une telle proportion. 

Un rebond à confirmer

Il y a eu heureusement des effets de rebond après la pandémie : c'est le cas un peu partout dans la partie occidentale du continent, où l'on observait, en 2021, un retour de l'espérance de vie à la naissance aux niveaux pré-pandémiques. Y compris en France, où celle-ci a augmenté de nouveau en 2021 pour atteindre 85,4 ans pour les femmes et 79,3 ans pour les hommes (sans toutefois retrouver encore son niveau de 2019). Alors même qu'en pleine pandémie, le solde naturel était entré dans le rouge : pour la première fois depuis l'après-guerre, les décès avaient été, pendant six mois, supérieurs aux naissances. La natalité a même connu une hausse en 2021, mettant un terme à six années de déclin entre 2015 et 2020. Toutefois, ce rebond reste à confirmer, l'Institut national d’études démographiques ayant noté une forte corrélation entre les confinements et les conceptions (les secondes intervenant immédiatement après - et non pendant - les seconds).

Certains pays européens dans lesquels le rebond n'a pas été aussi marqué ont mis la natalité au cœur de leur programme politique. C'est le cas depuis plusieurs années de la Hongrie de Viktor Orbán, et désormais de l'Italie de Giorgia Meloni. Il n’est pas exagéré de dire que le succès des forces dites populistes est partiellement du à "l'angoisse démographique" qui résulte d'un effondrement du solde naturel et de la perception d'une immigration incontrôlable. La Hongrie a vu sa population diminuer de 350 000 habitants au cours des dix dernières années. L'Italie, pour sa part, a enregistré en 2021 le plus faible nombre de naissances depuis l'unification (moins de 400 000) et pourrait voir, selon une étude réalisée sur place, sa population fondre de 10 % d'ici 2050. Rome veut prendre le même chemin que Budapest : le ministère de la famille s'appelle désormais "et de la natalité". Mais si les politiques volontaristes peuvent avoir un impact - le taux de fécondité en Hongrie est passé de 1,2 à 1,5 naissance par femme au cours des dix dernières années - elles ne permettent pas d’infléchir la tendance à court ou moyen terme. 

Une chose est certaine : il n'est pas trop tôt pour étudier de près les effets possibles de la baisse de la population mondiale sur la croissance, l'innovation et la consommation.

 

 

Copyright : JAM STA ROSA / AFP 

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