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04/01/2022

Géopolitique - 2022 sera-t-elle l’année de Vladimir Poutine ?

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Géopolitique - 2022 sera-t-elle l’année de Vladimir Poutine ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Ce passage d’une année à l’autre est marqué par un évident paradoxe géopolitique : 2021, à la suite de 2020, avait érigé l’affirmation de la Chine et la confirmation de la rivalité sino-américaine en paramètres structurants de la situation internationale. Or l’année s’est achevée par un retour spectaculaire de la Russie sur le devant de la scène  : concentrations de forces massives aux frontières de l’Ukraine, quasi-ultimatum vis-à-vis des États-Unis et de leurs alliés, sommés de fournir des "garanties écrites de sécurité" à la Russie, qui renverseraient les équilibres régionaux établis en Europe dans l’après-guerre froide.

Les Occidentaux ont accepté d’entrer en négociation avec Moscou : des rencontres sont prévues entre la Russie et les États-Unis dès le 10 janvier, avec l’Otan et avec l’OSCE dans les jours qui suivront.

Que veut Vladimir Poutine ? 

Pourquoi toutes ces manœuvres de la part de Moscou ? De nombreuses explications circulent depuis quelques semaines. On peut les regrouper en deux hypothèses principales, non exclusives l’une de l’autre, à laquelle nous ajouterons une troisième :

  • Les Russes saisissent un moment qui leur est favorable : ils perçoivent l’administration Biden comme faible, surtout depuis le retrait précipité et mal maîtrisé d’Afghanistan ; le départ de Mme Merkel les conforte dans leur idée que l’Europe ne compte pas ; et dans le même temps la prolongation du statu quo en Europe n’irait pas dans leur sens puisque la même administration Biden s’est engagée dans une politique de transferts d’armes à l’Ukraine (qui bénéficie en outre de drones turcs) tandis que l’OTAN se montre plus actif, par exemple en mer Noire. Les "garanties" recherchées par Moscou correspondraient à cet état d’esprit  : non-extension de l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie, non-armement de ces pays - et pour faire bonne mesure, retrait des forces et des équipements stationnés dans les pays ayant rejoint l’OTAN depuis 1997 et non déploiement de nouvelles armes nucléaires tactiques. Pour une présentation des exigences russes avec un éclairage favorable à Moscou, on se reportera à l’article de Dmitri Trenin dans Foreign Affairs

  • Vladimir Poutine lui-même est animé par une "obsession de l’Ukraine" le conduisant à vouloir à tout prix dépecer ce pays. Son article du mois de juillet soutenant la thèse de l’unité historique des peuples russe et ukrainien est à cet égard illustratif, de même que la propagande incessante des médias et des porte-paroles du régime russe : "L’Ukraine n’est pas un vrai pays", un gang "fasciste" gouvernerait à Kiev et l’éloignement de l’Ukraine à l’égard de la Russie ne s’expliquerait que par l’influence occidentale. Dans cette optique, parvenu au faîte de sa carrière, Vladimir Poutine souhaiterait passer à l’Histoire en "rassembleur des terres russes" ; il voudrait venir à bout du "travail inachevé", selon la formule d’Eugene Rumer et Andrew S. Weiss pour la Carnegie ; 

  • Sans contredire ces deux types d’interprétations, suggérons que le paradoxe que l’on a signalé en introduction trouve peut-être sa résolution en lui-même : Vladimir Poutine a fait en 2011-2012 le choix d’un retour à la confrontation systématique avec l’Ouest ; 2014 et la crise ukrainienne ont renforcé dans son esprit l’opportunité pour son pays d’une "re-polarisation" du monde, d’autant qu’à cette époque il était devenu possible pour lui de s’appuyer sur une Chine devenue presque aussi puissante que l’Amérique. Peut-être que la crise du Covid-19 lui a apporté la révélation que la "re-polarisation" est bien en train de se produire mais autour d’un axe Chine-États-Unis risquant en fait de marginaliser la Russie. C’est ce que M. Poutine n’est pas prêt à accepter.

"Que veut Vladimir Poutine" ? "Finir le travail", dépecer l’Ukraine en envoyant ses troupes ? Pour acquérir des gages territoriaux supplémentaires ou même pour aller jusqu’à Kiev ? Personne ne peut l’exclure.

Au total, "que veut Vladimir Poutine" ? "Finir le travail", dépecer l’Ukraine en envoyant ses troupes ? Pour acquérir des gages territoriaux supplémentaires ou même pour aller jusqu’à Kiev ? Personne ne peut l’exclure. Dans ce scénario, les demandes de "garanties de sécurité" sont destinées à échouer (car effectivement inacceptables par les Occidentaux) afin de justifier une action militaire. Ou le Président russe ne peut-il pas, après avoir fait monter les enchères, se replier sur l’option d’une négociation ? En cas de succès de sa part, il obtiendrait la reconnaissance d’une sphère d’influence, la reconstitution d’un "glacis" entre la Russie et l’OTAN, indispensable selon lui à la sécurité de son pays. 

Il s’agit là d’un second scénario, peu différent en termes de résultats du premier que nous avons décrit, mais plus confortable puisqu’évitant la cascade de sanctions économiques qu’impliquerait une attaque contre l’Ukraine.

Il est probable que le président Poutine n’a pas choisi entre ces deux scénarios. Lui-même et ses porte-paroles soufflent comme d’habitude le chaud et le froid, un jour se félicitant de la réaction des Occidentaux, un autre n’hésitant pas à les accuser de se préparer à attaquer le territoire russe depuis l’Ukraine. Le Kremlin attend évidemment de voir ce que sera la stratégie de l’administration américaine. M. Biden - lui-même un revenant de la guerre froide - a en tête de son côté un troisième scénario : il perçoit sans doute les faiblesses de la position russe derrière les rodomontades de son homologue ; il escompte probablement qu’une vraie discussion, sans doute difficile, si jamais elle devait se révéler productive, peut dans l’absolu aboutir à un "give and take", une transaction, permettant de restabiliser les données de la sécurité en Europe.

La dimension intérieure russe 

Dans quelle mesure la politique intérieure russe constitue-t-elle un facteur ? Pour certains, la préparation de sa réélection en 2024 apparaît comme l’une des motivations de Vladimir Poutine. Il a besoin de redorer un blason singulièrement terni par la gestion calamiteuse du Covid-19 par le Kremlin (un million de morts en Russie, un des pires résultats dans le monde). Un nouveau succès en Ukraine, quelle que soit sa forme (agression ou négociation réussie), remplirait cet objectif. D’autres relèvent au contraire que toute aventure extérieure serait impopulaire dans l’opinion russe actuelle. Cela relativiserait le risque d’une option militaire ; les autorités de Moscou font en effet preuve de prudence quand il s’agit de prendre l’opinion à rebrousse-poil, ce qui est d’ailleurs une des causes de la faiblesse de la campagne de vaccination dans le pays. 

À tout cela, on peut opposer que depuis plusieurs années maintenant, depuis en tout cas les premiers mois de 2020, le pouvoir poutinien est engagé dans une stratégie de verrouillage de plus en plus complet de la société russe. Une répression implacable s’est abattue sur les partisans de M. Navalny. Les médias indépendants sont en voie d’élimination. La mise à mort de l’association Memorial et de son centre pour les droits de l’Homme marque une sorte de point de non-retour dans l’asphyxie de tout esprit d’indépendance à l’égard du pouvoir.

Il faut s’arrêter au cas de Memorial, dont l’interdiction va très au-delà d’une mesure répressive. Elle touche aux soubassements en quelque sorte anthropologiques du régime de M. Poutine. La Russie post-guerre froide n’a pas connu de dé-communisation ; il n’y a pas eu pour les crimes de Staline d’équivalent du Tribunal de Nuremberg. Le grand Andreï Sakharov et ses collègues qui ont fondé Memorial avaient cette intuition forte : la vérité devait être établie sur les crimes du passé pour éviter qu’ils ne se renouvellent à l’avenir. N’en sommes-nous pas là précisément ? Le régime actuel va très loin dans la réhabilitation de Staline. 

Il faut s’arrêter au cas de Memorial, dont l’interdiction va très au-delà d’une mesure répressive. Elle touche aux soubassements en quelque sorte anthropologiques du régime de M. Poutine. 

Des historiens officiels en viennent à nier la responsabilité de la Russie dans le massacre de Katyn - alors que l’aveu officiel de la vérité à ce sujet sous la présidence d’Eltsine avait constitué un tournant.

Dans un livre saisissant, Les Amnésiques (Flammarion 2017), Géraldine Schwartz a montré comment la prise de conscience en profondeur des réalités de la Shoah, dans les années 1980, avait définitivement rompu tout lien de nostalgie entre la population allemande et l’époque hitlérienne. Le clan au pouvoir au Kremlin paraît souhaiter que la Russie effectue le chemin inverse s’agissant du régime de Staline. Sur ce fond de tableau, les grandes manœuvres du Kremlin autour de l’Ukraine prennent un jour particulièrement inquiétant. L’interdiction de Memorial incite à considérer les menaces sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine comme quelque chose de beaucoup plus sérieux qu’un coup de bluff destiné à lancer une négociation raisonnable.

L’absence des Européens ? 

Un autre sujet de préoccupation tient à ce que l’Europe en tant que telle paraît absente de la négociation qui s’engage. Comme au bon vieux temps de la guerre froide, Poutine fait tout pour que l’Europe ne soit que la toile de fond de sa discussion bilatérale avec Biden. 

Certes, M. Biden - en cela fort différent de M. Trump - a ostensiblement pris l’attache de quelques alliés européens dont ceux du Quint (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni). Certes, l’OTAN et même l’OSCE seront officiellement de la partie. C’est la moindre des choses puisqu’une bonne partie de l’actuelle "architecture de sécurité européenne" résulte d’accords conclus dans ces enceintes (accords d’ailleurs foulés au pied depuis des années par les Russes) : Charte de Paris, Accord Fondamental OTAN-Russie, document de Vienne, Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE), Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), etc. Cependant ce sera bien entendu essentiellement la discussion russo-américaine qui comptera. Et il ne faut pas prendre les Américains trop au pied de la lettre quand ils affirment qu’ils ne négocieront pas par-dessus la tête de leurs alliés. 

Autant que celle des bases de la négociation, il est donc opportun de poser d’entrée de jeu la question des circuits dans lesquels celle-ci se déroulera. 

Autant que celle des bases de la négociation, il est donc opportun de poser d’entrée de jeu la question des circuits dans lesquels celle-ci se déroulera. Dans le monde actuel, il n’est pas certain que l’Amérique puisse aussi facilement qu’autrefois tordre le bras de la Pologne, des Scandinaves et des Baltes, de la France et de l’Allemagne, surtout si les uns et les autres sont unis. Si les Européens se divisent, ils ne pèseront rien. S’ils sont amenés à faire front commun contre les États-Unis, l’Alliance sera affaiblie. Dans un cas comme dans l’autre, le jeu russe se trouvera facilité. 

Par ailleurs, l’Ukraine ne peut être oubliée puisqu’elle est au centre du jeu. Et l’UE ne devrait pas être écartée pour une raison simple : en cas d’échec des négociations qui s’amorcent, entraînant une attaque contre l’Ukraine, ce sera l’Union européenne qui sera appelée à faire l’effort principal - c’est-à-dire de nouvelles sanctions - comme c’est elle qui depuis des années porte le poids de celles qui sont en place. Alors qu’il y a peu de chance que l’OTAN tire un seul coup de canon. 

Qu’en conclure en termes de "formats", comme disent les diplomates ?

  • Une solution pourrait être de faire une place au "format Normandie" dans la négociation puisque ce regroupement inclut l’Ukraine, aux côtés de l’Allemagne, de la France et de la Russie. Le groupe de Normandie pourrait être complété par une représentation de l’UE (le SEAE, service d’action extérieure de l’UE, comme c’est le cas de la négociation nucléaire avec l’Iran) compte tenu du rôle potentiel important de l’UE que l’on vient d’évoquer. Si l’on greffe cela sur la négociation russo-américaine, on parvient à un "groupe de contact" composé de l'Allemagne, la France, les États-Unis, la Russie, l'Ukraine, le SEAE. Il s’agirait d’un format suffisamment restreint pour permettre de vraies discussions, et cela sans écarter l’Europe. La France, qui assume la présidence du Conseil de l’UE, la France devrait y attacher une importance particulière ; 
  • Les négociations avec la Russie sur la sécurité européenne n’épuisent pas le paradoxe par lequel nous avons commencé, s’il est exact que celui-ci réside au moins en partie dans la volonté de la Russie de Poutine de ne pas se trouver marginalisée dans le grand jeu sino-américain. De toute évidence, celui-ci va se poursuivre par ailleurs. Aussi, la Maison-Blanche serait-elle bien avisée d’accepter une autre demande du Président russe : la réunion des cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, France, États-Unis, Russie, Royaume-Uni) au niveau des chefs d’État et de gouvernement, qui par définition a une vocation globale. Tout en étant conscient que ce format pose d’autres problèmes : quel agenda traiter ? En quoi la Chine serait-elle intéressée ? La piste mérite néanmoins d’être explorée. 

2022 sera-t-elle l’année de Vladimir Poutine ? A vrai dire, cela paraît difficile à imaginer, tant les acteurs - et les problèmes - se pressent sur la scène internationale. 2022 sera notamment l’année du 20ème Congrès du Parti Communiste Chinois, qui ne manquera pas de confier un troisième mandat à M. Xi. Ou encore l’année de mid-term elections sans doute défavorables aux Démocrates américains. Ou celle enfin d’un dénouement quelconque de la crise iranienne. Ce qui est vrai, c’est que le Président russe fera en sorte de ne pas se faire oublier, pour des motifs opportunistes sans doute, mais aussi peut-être pour des raisons tenant à la dynamique de fond de son régime. 

 

Copyright : Alexey Nikolsky / Sputnik / AFP

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