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20/01/2023

France-Allemagne : une réconciliation impossible ? 

Trois questions à Alexandre Robinet-Borgomano

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France-Allemagne : une réconciliation impossible ? 
 Alexandre Robinet-Borgomano
Expert Associé - Allemagne

Le 22 janvier 1963, moins de 20 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, le chancelier Konrad Adenauer et le président Charles de Gaulle signent un traité de coopération destiné à sceller la réconciliation entre la France et l'Allemagne. Ce traité, qui reconnaît que la coopération entre les deux pays constitue une étape indispensable sur la voie d'une Europe en paix, ouvre une nouvelle ère de la relation franco-allemande. 
 
Les commémorations organisées à Paris ce weekend à l’occasion des 60 ans du Traité interviennent cependant dans un contexte troublé : alors que les tensions géopolitiques imposent à l'Europe d'afficher un front uni, l'accumulation des sujets de tension entre Paris et Berlin fragilise la crédibilité de "couple" franco-allemand en Europe. Le changement d'époque (
Zeitenwende) théorisé par le chancelier Olaf Scholz au lendemain de l'agression russe en Ukraine contribue-t-il à reléguer au passé le caractère spécifique de la relation franco-allemande ? Éléments d’analyse par Alexandre Robinet Borgomano, conseiller pour l’Allemagne de l’Institut Montaigne. 

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l'Allemagne vit un changement d'époque (Zeitenwende), qui conduit la première économie d'Europe à remettre en question les fondements de son modèle. En quoi ce changement d’époque a-t-il un effet déstabilisateur sur la relation franco-allemande ? 

Au lendemain de l'agression russe en Ukraine, le chancelier Olaf Scholz a prononcé au Bundestag un important discours sur le changement d'époque (Zeitenwende), annonçant une remise en cause par l'Allemagne de ses fondamentaux. Ce changement d’époque est particulièrement significatif dans le domaine énergétique et dans celui de la politique étrangère de sécurité. 

Reconnaissant l'erreur qu’avait constituée la mise en place d'une dépendance excessive au gaz russe, le Chancelier confirme la volonté de l'Allemagne d'accélérer le passage aux énergies renouvelables et de substituer le gaz russe par du gaz naturel liquéfié (GNL). Constatant que plusieurs décennies de sous-investissements avaient laissé l’armée allemande dans un état de dénuement total, le Chancelier annonce aussi sa volonté d'élever à 2 % du PIB les dépenses allemandes de défense, tout en promettant la création d'un fonds spécial de 100 milliards d'euros pour faire de la Bundeswehr (les forces armées allemandes) la première armée d'Europe. 
 
En France, cette annonce fut accueillie avec intérêt et prudence. Cela semblait signifier la remise en cause de la Energiewende  - la sortie de l'Allemagne du nucléaire, décidée au lendemain de la catastrophe de Fukushima - mais également la possible conversion de l'Allemagne au concept d'Europe de la défense poussée par la France depuis des années. 

Les Verts (Die Grünen) [...] sont parvenus à imposer la sortie définitive de l'atome par l'Allemagne. 

La déception fut à la hauteur des attentes : la nouvelle coalition au pouvoir a certes choisi de prolonger jusqu'au printemps le fonctionnement des dernières centrales nucléaires, mais les Verts (Die Grünen), qui au sein de la coalition dirigent le ministère de l'Économie et de l'Énergie, sont parvenus à imposer la sortie définitive de l'atome par l'Allemagne.

Dans le domaine militaire, les annonces du Chancelier se sont soldées par plusieurs décisions perçues depuis Paris comme favorisant les États-Unis plutôt que l'Union européenne : l'achat de F-35 américains, inscrit dans le cadre du Nuclear Sharing, et la décision de développer un système de bouclier aérien (European Skyshield) en recourant à des technologies américaines et israéliennes, ont pu donner l'impression que l'Allemagne continuait de miser sur les États-Unis pour assurer la défense de l'Europe.
 
À l'inverse, les décideurs allemands reprochent à la France de rester figée sur ses positions, en continuant de miser sur le nucléaire alors que la mise à l’arrêt forcée d'une partie du parc rend la France dépendante de l'Allemagne pour son approvisionnement en électricité. Ils regrettent que les Français continuent de vivre au-dessus de leurs moyens, alors que la dette française atteint désormais 113 % du PIB, contre 70 % en Allemagne. Berlin considère également comme excessives les critiques adressées par Paris à l’égard de l'achat de de F-35 Américains, dans la mesure où une alternative européenne immédiatement disponible restait, à ce stade, inexistante. 

Depuis son élection à la tête de l'Allemagne, Olaf Scholz a eu, à plusieurs reprises, l'occasion de formuler sa vision de l'avenir de l'Europe, comme l'avait fait Emmanuel Macron au lendemain de son élection. Appliquées à l'Europe, les visions françaises et allemandes du concept de souveraineté sont-elles fondamentalement divergentes ?    

Des divergences persistent mais les visions françaises et allemandes sur l'avenir de l'Europe n'ont jamais été aussi alignées. Dans son discours sur l'Europe prononcé à Prague à la fin du mois d'août, le chancelier Olaf Scholz a largement insisté sur le nécessité de conférer à l'Europe les moyens d’une nouvelle souveraineté, dans les domaines énergétique et militaire, mais également dans le domaine économique, en esquissant les contours d'une véritable politique industrielle européenne. Il s'agit là d'un véritable tournant pour l'Allemagne. Après des années de confrontations autour du concept "d'autonomie stratégique" la France et l'Allemagne s'alignent désormais sur la volonté de promouvoir une Europe plus souveraine et résiliente. 
 
Au-delà du concept, ces visions s'entrechoquent néanmoins sur certains points qui sont loin d'être des points de détail. 

Même s'il se dit favorable à une modification des traités, pour permettre dans certains domaines, comme la coopération en matière de politique étrangère, le passage à la majorité qualifiée, le Chancelier continue de faire de l'élargissement une priorité de sa politique étrangère. La France, longtemps opposée à l'ouverture de négociations d’adhésion avec les pays des Balkans, est récemment revenue sur sa décision, sous réserve de réformes internes à l'Union européenne, dont une réforme de sa gouvernance. 

La France et l'Allemagne s'alignent désormais sur la volonté de promouvoir une Europe plus souveraine et résiliente. 

La France et l'Allemagne ne partagent pas non plus la même conception d'une Europe de la Défense. Pour l'Allemagne, il ne s'agit pas d'opposer le renforcement des capacités de défense de l'Europe et l’engagement au sein de l'OTAN, bien au contraire. C'est pour rester un partenaire crédible des États Unis au sein de l'alliance atlantique que l'Allemagne (et l'Europe) doivent investir massivement dans leur défense. Berlin reste par ailleurs sceptique vis-à-vis des projets français d'Europe de la Défense, dans la mesure où ceux-ci apparaissent encore trop souvent comme un moyen pour Paris de privilégier ses propres industries alors que les États-Unis restent le principal garant de la sécurité de l'Europe. 

La position allemande est par ailleurs ambiguë en ce qui concerne sa relation avec la Chine. La crise ukrainienne lui a ouvert les yeux sur le risque de dépendance d'un régime autoritaire. Le gouvernement fédéral encourage ainsi les entreprises allemandes à ne plus dépendre trop exclusivement du marché chinois. Mais la récente visite à Pékin du Chancelier allemand en compagnie d'une délégation commerciale et sans associer le Président français, a suscité de l'inquiétude et de nombreuses critiques en France. Pour Paris, la dépendance de l'économie allemande à l'égard de la Chine reste, malgré des débats constructifs au sein de l'Union Européenne, une entrave à l'affirmation d'une véritable souveraineté européenne.

Finalement Paris et Berlin se reprochent réciproquement de faire "cavalier seul". On l'a vu lorsque Emmanuel Macron a annoncé unilatéralement, début janvier, la livraison de chars de combat légers à l'Ukraine, amenant Berlin et Washington à annoncer la même décision à peine quelques heures après.

Quelles seraient les mesures concrètes qui pourraient permettre de relancer le dialogue entre Paris et Berlin ? 

Paris et Berlin devraient pour commencer prendre conscience que leur éloignement fragilise la crédibilité du couple franco-allemand en Europe. Vis-à-vis des pays d'Europe centrale et orientale, les deux puissances sont restées trop longtemps aveugles à la menace que représentait la Russie de Vladimir Poutine. Leur incapacité à définir aujourd'hui une position commune vis-à-vis de cette agression - incapacité manifestée avec éclat lors de l’annonce par Emmanuel Macron de l'envoi de chars de combat en Ukraine à peine 24 heures avant l'annonce de cette même décision par Olaf Scholz et le président américain Joe Biden - donne le sentiment que les deux puissances européennes ne sont pas à la hauteur du drame qui se joue aux frontières de l'Europe. 

On voit néanmoins ces derniers temps se dessiner des initiatives concrètes qui témoignent de la volonté des deux pays d'avancer ensemble sur des sujets "limités mais décisifs".

On voit néanmoins ces derniers temps se dessiner des initiatives concrètes qui témoignent de la volonté des deux pays d'avancer ensemble sur des sujets "limités mais décisifs", selon la célèbre formule de Jean Monnet. En janvier, les ministres française et allemande des Affaires étrangères se sont rendues en Éthiopie pour renforcer le processus de paix, dessinant ainsi la possibilité d’une nouvelle politique franco-allemande en Afrique. Les ministres français et allemand de l'Économie ont publié en novembre une stratégie commune pour permettre à l’industrie européenne de faire face aux conséquences de l'Inflation Reduction Act, mis en place par les États-Unis.

Et la Première ministre Elisabeth Borne a signé avec le chancelier Olaf Scholz un accord de solidarité et d'approvisionnement énergétique inédit, qui rappelle l'importance de la coopération franco-allemande en cas de crise.

L'enjeu des commémorations liées au 60ème anniversaire du traité de l'Élysée n'est pas d'effacer les divergences de vue et d'intérêt entre les deux pays. Il s'agit d'identifier les projets sur lesquels la France et l'Allemagne veulent avancer ensemble dans l’intérêt de l’Europe : à cet égard la France et l'Allemagne pourraient se concentrer sur trois grands projets, identifiés par les décideurs français et allemands réunis par l'Institut Montaigne et la Hertie Stiftung en novembre dernier : définir en commun les scénarios possibles pour l'issue du conflit ukrainien ; soutenir au niveau européen l’introduction d'un prix commun du CO2 ; et pousser pour un meilleur contrôle par la Commission européenne des investissements chinois en Europe.

Il n’est pas souhaitable que la France et l'Allemagne soient alignés sur tout, mais il est nécessaire que les deux puissances manifestent leur volonté de porter une nouvelle ambition pour l'Europe. 

 

 

Copyright image : John MACDOUGALL / AFP

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