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26/10/2022

France-Allemagne : remettre les pendules à l'heure

France-Allemagne : remettre les pendules à l'heure
 Alexandre Robinet-Borgomano
Auteur
Expert Associé - Allemagne

La visite à Paris du Chancelier Olaf Scholz, mercredi 26 octobre 2022, intervient dans un contexte de tensions aiguës entre Paris et Berlin. L’annulation du conseil des ministres franco-allemand, qui devait se tenir en France le même jour, et les déclarations du Président français affirmant à Bruxelles qu’il n’était bon "ni pour l’Allemagne ni pour l’Europe que l’Allemagne s’isole", révèlent avec une intensité inhabituelle les difficultés inhérentes à la coopération entre les deux pays.

Alors que les conséquences de la guerre en Ukraine accentuent les divergences entre la France et l’Allemagne, principalement dans les domaines de la défense et de l’énergie, la remise en cause par Berlin des fondements de son modèle économique fragilise la relation que l’Allemagne entretient avec ses principaux partenaires européens. Malgré les inquiétudes exprimées dans la presse française ces derniers jours, Paris et Berlin restent convaincus de la nécessité d’une alliance indépassable pour permettre à l’Europe d'afficher, dans un contexte de guerre, un front uni.

Le mirage du virage stratégique

L'élection du Chancelier Olaf Scholz à la tête de l’Allemagne en décembre dernier aurait dû représenter un moment crucial pour la relation franco-allemande.

Paris et Berlin restent convaincus de la nécessité d’une alliance indépassable pour permettre à l’Europe d'afficher, dans un contexte de guerre, un front uni.

Au lendemain de son élection, le nouveau Chancelier affirmait sa volonté de consacrer à Paris son premier déplacement officiel, reconnaissant dans une interview au ZEIT que "l’amitié entre la France et l’Allemagne est la condition nécessaire pour qu’une coopération au niveau européen puisse aboutir." La vision d’une Europe plus souveraine, défendue par la coalition tripartite qu’il dirige dans le contrat de coalition, préfigurait par ailleurs un alignement inédit des visions françaises et allemandes sur l’avenir de l’Europe.

Cette entente possible tranchait avec la période précédente : Si Merkel avait accueilli favorablement l'élection du jeune Président français élu sur la promesse de restaurer les finances du pays et capable d’enrayer la montée du front national, l’entente entre Merkel et Macron était restée plutôt froide jusqu’à ce que la crise Covid ne force les deux dirigeants à engendrer un fond de relance européen de 750 milliards d’euros.

Moins d’un an plus tard, ce moment franco-allemand semble révolu. Analysant les derniers discours du Chancelier, de nombreux observateurs dénoncent désormais le virage stratégique de Berlin, qui conduirait l’Allemagne à se détourner de sa relation privilégiée avec la France pour réorienter sa politique en direction de la Mitteleuropa et de ses seuls intérêts. Plusieurs éléments viennent conforter cette interprétation :

  • Dans le discours sur l’avenir de l’Europe qu’il prononce à l’Université Karl de Prague en août 2022, le Chancelier allemand a certes repris la proposition du Président français d’associer les pays voisin de l’Union au sein de la Communauté politique européenne, mais il s’est abstenu de mentionner, même symboliquement, le rôle que devait jouer le couple franco-allemand dans la construction de l’Europe de demain.

  • De manière plus significative, la présentation en octobre d’un projet de bouclier antimissile réunissant près de 14 États européens - à l'exclusion de la Pologne et de la France, qui développe avec l’Italie son propre système de défense aérien - fut d’autant plus mal accepté par Paris que ce projet prévoit de recourir aux technologies américaines et israéliennes, au détriment des technologies militaires développées par la France.

Un troisième élément est venu renforcer l’impression que Berlin était prêt à sacrifier le relation franco-allemande sur l’autel de ses intérêts nationaux. En annonçant début octobre un plan de soutien massif à l’économie allemande de 200 Milliards d’euros sans concertation préalable avec ses partenaires européens, l’Allemagne a suscité la colère de nombreuses capitales et celle du Commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton, qui voit dans cette décision unilatérale une menace pour le marché unique et sa cohésion.

Plus qu’un virage stratégique en direction de l’Est, ces déclarations traduisent l’affirmation de l’Allemagne comme puissance centrale en Europe, sa volonté d’assumer les responsabilités géopolitiques que son statut de première économie d’Europe lui impose, mais également les difficultés du nouveau gouvernement allemand à intégrer dans ses raisonnements la façon dont ses décisions seront reçues par ses partenaires européens.  Comme l’affirme Anton Hofreiter, député vert et Président de la Commission européenne au Bundestag, “il revient désormais au Chancelier de redéfinir son positionnement vis-à-vis d’Emmanuel Macron, et d’associer davantage ses partenaires européens à ses décisions”. 

L'entente entre Merkel et Macron était restée plutôt froide jusqu’à ce que la crise Covid ne force les deux dirigeants à engendrer un fond de relance européen de 750 milliards d’euros.

Renouveler le dialogue franco-allemand

Si les signes d’apaisement envoyés par la visite à Paris du Chancelier devraient conduire à rassurer l’opinion publique française sur la persistance d’une relation privilégiée entre Berlin et Paris, trois conditions sont aujourd’hui nécessaires pour renouveler en profondeur le dialogue franco-allemand.      

La première condition consiste à reconnaître clairement les divergences entre la France et l’Allemagne, en acceptant que ces contradictions peuvent parfois conduire à renforcer l’Europe. Dans le domaine de l’énergie, la France (en relançant la construction de centrales nucléaires) et l’Allemagne (en accélérant le développement des énergies renouvelables et en confirmant la fermeture de ces dernières centrales, repoussée à avril 2023) ont confirmé leurs orientations divergentes. L’actuelle crise de l’énergie a cependant révélé l’aberration que constituait la dépendance excessive au gaz russe entretenue par l’Allemagne à la suite de sa sortie du nucléaire, tout comme les défaillances du modèle énergétique français, fondé sur une confiance excessive dans l’atome et des efforts insuffisantes pour décarboner son économie. Ce double échec devrait inviter la France et l’Allemagne à plus d’humilité et les inciter, à l'avenir, à ne plus critiquer de façon radicale les choix énergétiques de leur partenaire.

La première condition consiste à reconnaître clairement les divergences entre la France et l’Allemagne, en acceptant que ces contradictions peuvent parfois conduire à renforcer l’Europe.

Il en va de même dans le domaine de la défense : alors que l’aide militaire apportée par les États-unis à l’Ukraine depuis le début de la guerre est venu rappeler que l’OTAN, loin d’être en état de "mort cérébrale", était indispensable pour assurer la sécurité en Europe, Berlin et ses partenaires sont désormais conscients qu’une capacité d’action militaire autonome de l’Europe relève moins de l’"illusion" que de la nécessité. Prendre au sérieux nos différences d’approche, en valorisant les complémentarités qu’elles offrent, devrait ainsi nous inciter à sortir d’une logique de confrontation. 

La deuxième condition nécessaire au renouveau du dialogue franco-allemand réside dans l’achèvement des projets initiés par le passé, pour démontrer que la coopération franco-allemande ne se réduit pas à des effets d’annonce, rarement suivis d’effets. L’incapacité des industriels français et allemands de défense à s’entendre jette actuellement un doute sur la volonté de la France et de l’Allemagne d’avancer ensemble. Lors de son discours sur le Changement d’époque (Zeitenwende) en février dernier le Chancelier Olaf Scholz a pourtant clairement affirmé qu’il voyait comme une priorité la réalisation des projets d’armement franco-allemands, qu’il s’agisse de l’avion de combat du futur (SCAF) ou du char franco-allemand (MGCS). Cette priorité accordée par Berlin aux projets d’armement conjoints a également été rappelée par la Ministre allemande de la défense, Christine Lambrecht, dans son discours sur la nouvelle stratégie allemande de sécurité. Dans la mesure où les industries de défense sont profondément dépendantes de la commande publique, il appartient aujourd’hui aux deux gouvernements d’imposer aux industriels de dépasser leurs différends pour faire advenir ces projets communs. Achever les projets initiés par le passé consiste également à réaliser les promesses du traité d’Aix la Chapelle de 2019, lequel prévoyait la création d’un espace économique franco-allemand intégré grâce à l’unification du droit des affaires entre les deux pays. La mise en place d’un suivi sérieux de la coopération franco-allemande à tous les niveaux est aujourd’hui nécessaire pour assurer sa pérennité.

La troisième condition nécessaire au renouveau du dialogue entre la France et l'Allemagne consiste à regarder la réalité en face, en prenant en compte les nouveaux équilibres européens.

Sur le plan politique, la période du Leading from Behind, qui voyait l’Allemagne agir en Europe en faisant passer ses initiatives pour des projets franco-allemands ou européens, est aujourd’hui révolue. L’Allemagne s’affirme désormais comme une puissance centrale en Europe, en considérant parfois trop rapidement que ce qui est bon pour le pays est également bon l’Europe, et il revient à la France de rétablir sa crédibilité et sa compétitivité - en réalisant les réformes structurelles nécessaires et en rétablissant l’équilibre de ses comptes publics - si elle souhaite redevenir un partenaire crédible aux yeux des Allemands.

La mise en place d’un suivi sérieux de la coopération franco-allemande à tous les niveaux est aujourd’hui nécessaire pour assurer sa pérennité.

Paradoxalement, cette affirmation de l’Allemagne comme puissance géopolitique s’accompagne d’une remise en cause profonde de son modèle économique, dont la France aurait tort de sous-estimer les effets. Après 16 années de paix et de stabilité, l’Allemagne entre dans une période de turbulences qui l’oblige à revoir ses fondamentaux : fragilisée par la crise de l’énergie, l’Allemagne entre en récession et il ne fait aucun doute qu'un affaiblissement durable de son industrie entraînerait dans son sillage toute l’économie européenne. De façon plus fondamentale, le risque que fait peser sur l’économie allemande sa dépendance excessive à la Chine représente le principal défi des décennies qui viennent. L’actuelle polémique liée à la prise de participation chinoise dans une infrastructure aussi stratégique que le port de Hambourg est révélatrice des incertitudes dans lesquelles le pays s'enfonce.

La gravité des crises auxquelles l’Europe se prépare, ou peine à se préparer, rendent aujourd’hui dérisoires le maintien des rivalités franco-allemandes. Alors que Paris et Berlin ont désormais des conceptions bien plus alignées que par le passé, la construction d’un nouveau dialogue franco-allemand qui ne soit plus fondé sur l’incantation ou la commémoration apparaît comme une priorité.

Copyright : John MACDOUGALL / AFP

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