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12/10/2021

Evergrande : quels risques de contagion économique ?

Trois questions à Philippe Aguignier et François Godement

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Evergrande : quels risques de contagion économique ?
 Philippe Aguignier
Expert Associé - Asie
 François Godement
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Depuis de nombreuses semaines se pose la question de la faillite - ou non - du groupe immobilier chinois Evergrande, dont la dette accumulée avoisine 2 % du PIB chinois. Après la publication d’un article de Philippe Aguignier, chercheur associé à notre programme Asie, notamment sur la question des garanties implicites sous-tendant le cas Evergrande, et la publication d’une analyse en deux volets de François Godement sur la nouvelle économie politique de Xi Jinping (le raisonnement à l’œuvre, et ses risques), nous avons souhaité croiser leurs analyses au moyen d’un entretien. Celui-ci suggère combien ce processus de "faillite au ralenti" est le symptôme d’une lame de fond économique plus large. 

En cas d'un très probable défaut de paiement du groupe, c'est-à-dire s'il s'avérait que Pékin ne volait pas entièrement à son secours, comment évaluez-vous à ce stade les risques de contagion de la crise et quels secteurs ou acteurs pourraient être particulièrement touchés ?

François Godement

On a pu lire qu’Evergrande ne saurait être un "Lehman Brothers" à la chinoise, mais même s’il ne fait pas de doute que la Chine a de quoi étancher l’incendie, elle ne pourra le faire qu’à un prix de plus en plus élevé, qui est aussi celui de la croissance - c’est en cela un "moment Lehman" en tant que tel. Ce que j’exclus en revanche, c’est la perte de contrôle complète de la situation. 
 
En réalité la contagion a déjà lieu, d’abord à l’intérieur du secteur immobilier chinois avec la chute forte voire très forte constatée sur les valeurs boursières des autres entreprises immobilières et de construction. Au-delà du secteur, se déploie un effet classique, celui d’un réflexe de défiance générale : des acteurs et individus qui auraient ordinairement investi dans l’immobilier ou consenti des crédits fournisseurs aux entreprises prennent peur et sont déstabilisés par l’affaire Evergrande - j’y inclus l’attitude des autorités locales, en première ligne. Viennent ensuite deux impacts concentriques importants. 
 
D’abord, le prix des matières premières et des matériaux de construction (de l’acier jusqu’au cuir, en passant par le nickel et l'aluminium) baisse déjà à l’échelle internationale, même si cette baisse est peu commentée car éclipsée par le renchérissement des prix de l’énergie. À ce titre, on aurait pu s’attendre à ce que les conséquences des difficultés d’Evergrande sur les prix de l’énergie soient également immédiates, ce qui n’est pas le cas. Mais tout laisse à penser que d’ici deux ou trois mois, on assistera à un refroidissement qui aura un impact international du côté de l’énergie - une évolution qui ne sera pas mauvaise pour les autres économies non exportatrices de ces produits...

Deuxième impact concentrique, celui du ralentissement de la croissance chinoise, que l’on commence à sentir à la lecture des chiffres conjoncturels chinois du mois de septembre. Ce ralentissement est explicable par un accès de prudence chez les consommateurs en réaction à la perspective d’une crise importante à venir. 

Enfin, les gouvernements locaux sont en train de reprendre à la casse les projets Evergrande, ce qui pèse sur leurs finances. Du côté des acquéreurs, j’ai été frappé par cet épisode saisissant d’acheteurs ayant recours à des drones, afin de vérifier que la construction de l’immeuble dans lequel ils avaient acheté un bien se poursuivait… Et sur la question de la contagion internationale, il convient de noter l’avertissement formulé par le secrétaire d’État américain Antony Blinken invitant la Chine à "prendre ses responsabilités sur Evergrande". Cet avertissement traduit peut-être la crainte d’une transmission économique globale, car si on additionne les mille milliards de dollars de pertes en bourse du secteur digital et le défaut de paiement potentiel d’un cinquième du secteur immobilier dont l’endettement total atteint cinq mille milliards de dollars, la somme représente environ un septième du PIB chinois : ce n’est pas négligeable... Autrement dit, si cela n’implique pas une contagion financière globale, il s’agit d’une rupture qui affecte le rôle de financier international de la Chine en matière de redistribution des flux de capitaux hors de son territoire. 

Philippe Aguignier

Il me semble que la référence à Lehman risque d’obscurcir plutôt que d’éclairer le débat : la caractéristique principale de la situation de Lehman était qu’un très grand nombre de banques et d’institutions financières aux quatre coins de la planète étaient exposées à Lehman Brothers, et que son défaut était donc une menace directe pour le système financier international. Ce n’est pas le cas pour Evergrande, dont la dette est portée en grande majorité par des acteurs domestiques. Il n’y a "que" 20 milliards environ d’obligations internationales, un montant certes important mais sans conséquence systémique. Ceci dit, la faillite possible d’Evergrande est un évènement majeur et son potentiel de déstabilisation de l’économie chinoise et même mondiale est réel. Simplement, les mécanismes ne sont pas les mêmes que dans le cas de Lehman.

La probabilité d’un défaut de paiement d’Evergrande est aujourd’hui extrêmement forte : on voit difficilement comment le groupe immobilier pourrait s’extirper seul du trou dans lequel il est tombé.

On voit difficilement comment le groupe immobilier pourrait s’extirper seul du trou dans lequel il est tombé. 

Tout d’abord, des mécanismes d’anticipation auto-réalisatrice sont en effet à l'œuvre - et c’est assez classique dans ce genre de situations, en Chine comme ailleurs : lorsqu’un débiteur rencontre des difficultés, tous ses créanciers cherchent nécessairement à protéger leurs intérêts en réduisant leurs encours par tous les moyens possibles et en stoppant l’octroi de crédits nouveaux.

De leur côté, certains gouvernements locaux s’efforcent de protéger les projets Evergrande qu’ils accueillent dans la ville qu’ils administrent pour éviter que les fonds concernés n’aillent ailleurs. Ces précautions anticipatrices forment un premier cercle vicieux. 

Le second cercle vicieux est, lui, inhérent à la manière dont se finance Evergrande, mais aussi l’ensemble des promoteurs immobiliers sur le marché chinois. Le gouvernement chinois limite l’octroi de prêts aux promoteurs par les banques, et environ la moitié des ressources des promoteurs viennent directement du public, en particulier à travers le mécanisme des ventes d’appartements sur plan. Face à l’inquiétude des acheteurs potentiels qui craignent que leur appartement ne soit pas construit ou pas livré, c’est toute la pompe à finances d’Evergrande qui s’arrête, un problème accru par une anticipation de la baisse des prix qui ralentit davantage encore l’achat. Cela touchera Evergrande mais aussi l’ensemble des promoteurs. Et même si, du fait d’effets de latence, toutes les conséquences sur le marché immobilier chinois ne seront pas visibles tout de suite, on constate dès à présent une réduction du nombre de transactions immobilières. 

Les acteurs qui sont déjà ou vont être fortement pénalisés sont multiples : 

  • les actionnaires d’Evergrande, 90 % de la valeur boursière du groupe ayant déjà été annihilée ; 
     
  • les banques, et même si les banques sont relativement bien protégées, les autorités leur demanderont des efforts en matière de restructuration de crédits - il convient cependant de noter que le système bancaire chinois a les moyens de cette crise, hormis peut-être certaines petites banques des villes moyennes, qui sont moins bien gérées ; 
     
  • les porteurs d’obligations domestiques (fonds de pension, assurances…), moins protégés que les banques car ne bénéficiant pas de garantie directe sur leurs actifs - pour eux, la crise fera mal mais restera, disons, absorbable ; 
     
  • les porteurs d’obligations internationales, très peu protégés - il s’agira sans doute de la catégorie la plus directement atteinte après les actionnaires d’Evergrande - notons néanmoins que ces porteurs se situent hors de Chine mais sont très souvent des filiales de banques ou d’établissements chinois ou des clients chinois de banques privées… ;
     
  • les employés, la sclérose économique d’Evergrande affectant les dizaines de milliers d’employés du groupe, et par cascade l’ensemble des fournisseurs et prestataires, autrement dit tout l’écosystème d’Evergrande - ici, il faut s’attendre à ce que les autorités locales déploient certains efforts pour limiter les dégâts sur l’emploi, car l’effet macroéconomique de ralentissement de la croissance se fera sentir ; 
     
  • les acquéreurs des biens immobiliers concernés, dont les signes d’un mécontentement sont déjà évidents, avec la tenue de manifestations à Shenzhen - un risque social que Pékin ne va pas tolérer, et qui conduira vraisemblablement à des efforts concédés pour ménager cette population ; 
     
  • enfin, les gouvernements locaux, auxquels va être délégué l’endiguement des risques sociaux, avec un impact sur leurs finances - la vente de terrains ou les taxes fondées sur ces mêmes terrains représentant environ la moitié de leurs revenus en moyenne et donc une véritable drogue financière dont ils peineront à se passer. Il y a ici un vrai risque de recrudescence de techniques de shadow banking

Dans l’ensemble cependant, je pense que les autorités chinoises ont les moyens de gérer ces risques, via une injection de liquidités à même de permettre de limiter la panique sur le marché interbancaire, ou en relâchant les contraintes sur les financements imposés par les banques aux promoteurs - mais le prix sera colossal. Et certains risques ne seront pas éliminés, mais simplement différés dans le temps.

A quel point le cas Evergrande illustre-t-il l'ampleur de la bulle immobilière en Chine, et présagerait-il de son éclatement prochain ?

François Godement

Le logement représente la principale tirelire des Chinois, notamment pour tous ceux qui ne bénéficient pas de délits d’initiés sur le marché boursier... En l’absence de retraites suffisantes, surtout pour les employés du privé, le principal capital retraite de la population chinoise réside dans l’immobilier. Enfin, et c’est là une coutume ancestrale dont on pourrait dire qu’elle a, en fin de compte, survécu, la jeune population masculine, si elle désire se marier, a toujours besoin de faire valoir la possession d’un logement. Mais il serait déraisonnable, quand on parle de la bulle immobilière chinoise, de passer sous silence l’autre côté de la pièce : dans presque toutes les villes chinoises, la surface moyenne disponible par habitant est aujourd’hui supérieure à celle dont disposent les Français urbains...

Force est de constater que malgré les ambitions énoncées par Xi Jinping en matière de limitation de la bulle immobilière, le secteur ne s’était pas du tout plié aux obligations formulées par les autorités. C’est comme si Xi JInping avait tapé dans le vide en donnant un avertissement au phénomène de spéculation immobilière : les dernières statistiques chinoises du mois de septembre indiquent certes une forte baisse des transactions immobilières en glissement annuel, mais une hausse qui perdure par rapport au mois de janvier. 

Le logement représente la principale tirelire des Chinois, notamment pour tous ceux qui ne bénéficient pas de délits d’initiés sur le marché boursier...

Autrement dit, la bulle immobilière a repris de plus belle au début de l’année 2021, et ceci après l’édiction des directives d’encadrement du crédit par la Banque populaire de Chine. 

Il s’agit d’un dérapage dont ces compagnies immobilières et de construction sont les moteurs principaux et dans lequel les investisseurs et acheteurs individuels ont joué un rôle important. Il convient de comprendre que la leçon donnée par Pékin est adressée à ces deux catégories d’acteurs : les promoteurs et les investisseurs à la fois. 

Philippe Aguignier

Il ne faut pas regarder la situation simplement à la lumière de la bulle immobilière en tant que telle, mais à la lumière du modèle économique chinois dans son ensemble, qui privilégie l’investissement sur la consommation, aboutissant ainsi à un excès d’épargne, donc de liquidités. Par ailleurs, l’inefficacité généralisée de l’allocation des ressources en Chine nourrit des surcapacités, qui trouvent une traduction particulièrement vigoureuse dans le secteur immobilier. La bulle immobilière chinoise est encore amplifiée par le fait que l’immobilier y est un substitut à un produit d’épargne et de thésaurisation. 

La bulle immobilière arrangeait tous les acteurs, du fait des effets multiplicateurs de l’immobilier sur l’économie.

La bulle immobilière arrangeait tous les acteurs, du fait des effets multiplicateurs de l’immobilier sur l’économie. La construction est une source de revenus pour les gouvernements locaux, qui a pu les inciter à promouvoir des projets immobiliers devenus moins utiles, en particulier certains projets de réaménagement urbain. Mais comme François, je rappellerais qu’il y avait en Chine un besoin réel de logements, auquel il fallait répondre.

Le problème avait été identifié depuis plus de dix ans par les autorités chinoises, mais elles avaient soigneusement évité de le traiter. En cela, l’approche de Xi Jinping, malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, présente une certaine cohérence, dans sa priorité accordée à la stabilité financière et à la lutte contre l’excès de l’endettement. Aujourd’hui, tout le monde - les économistes chinois comme étrangers - est d’accord pour dire que le dégonflement de la bulle immobilière chinoise est nécessaire. L’enjeu se situe davantage du côté de la méthode : l’approche brutale et autoritaire de Xi Jinping implique une prise de risque majeure, et d’autres agendas viennent s’additionner au motif purement économique, soulevant des risques collatéraux qui pourraient être gigantesques et dont l’impact pourrait être international. Les épisodes d’instabilité financière sont nombreux en Chine depuis 2015, et c’est leur multiplication et le risque de leur simultanéité qui sont aujourd’hui impressionnants. 

Convient-il alors de voir dans le cas Evergrande une tendance bien plus profonde, celle d’un tournant décisif que les politiques économiques chinoises semblent aujourd'hui prendre ? 

François Godement

Pour aller dans le sens de ce qu’a suggéré Philippe, en effet, l’ambition de Xi Jinping, dont on ne peut pourtant pas dire qu’il soit proche de l’ex-Premier ministre chinois Wen Jiabao, réside dans un véritable changement de paradigme pour l’économie chinoise. C’était ce que Wen Jiabao réclamait il y a une décennie. Pour cela, Xi n’hésite pas à accepter des prises de risques importantes. Et je partage l’analyse de Philippe quant à la violence de ce tournant économique, qui est pratiquement inédite depuis le lancement des réformes en 1978-1981. Pour revenir au cas Evergrande, il est clair que le gouvernement chinois avait soupesé au moins une partie des risques et choisi de les assumer pour dégonfler la bulle immobilière. La façon dont le gouvernement laisse se dérouler ce processus de faillite au ralenti est impressionnant, car jusqu’ici le cas étaient isolés et très vite étanchés ; cette fois, nul doute que cela va plus loin. 

Rappelons que jusqu’à très récemment, les produits immobiliers n’étaient pratiquement pas taxés (ni pour la détention de biens, ni plus la plus-value) et la surabondance de l’immobilier coïncidait avec un mur de l’argent pour les jeunes générations. Et pour la première fois, des mesures de limitation sont prises par Pékin : limitation de la hausse des loyers dans les grandes villes, fixation de prix planchers dans les villes de troisième et quatrième rang.

L’ambition de Xi Jinping [...] réside dans un véritable changement de paradigme pour l’économie chinoise. 

Ce qui se déroule sous nos yeux, c’est le passage d’un système où l’immobilier se situait au zénith d’un marché spéculatif à un système très encadré, où l’épargne elle-même​ sera réorientée vers d’autres cieux. Les sommes investies sur les marchés boursiers augmentaient déjà cet été. On constate, depuis, une rétraction due à l’inquiétude des investisseurs : c’est un des risques que prend Xi, ses mesures affectant avant tout la classe aisée épargnante et investisseuse en bourse. La question qui va se poser à terme est celle des produits d’épargne qui resteront accessibles et de leur sécurité ; il y a en Chine d’autres secteurs d’épargne déjà surinvestis, eux aussi en situation de bulle. Depuis quinze ans, des voix s’élèvent pour promouvoir le rééquilibrage d’une partie de l’épargne chinoise vers la consommation, afin de répondre à la surabondance de liquidités du pays, mais ce rééquilibrage n’a jamais eu lieu… L’immobilier, véritable fontaine qui a arrosé tous ceux qui l’ont approchée, en est bien sûr le symptôme.​
 
Il est intéressant de se pencher sur les décisions prises quant aux acteurs qui seront dédommagés de la crise Evergrande, car s’y dessinent des priorités politico-sociales claires : les acquéreurs bénéficieront d’une partie de ce dédommagement, les investisseurs beaucoup moins, et les investisseurs étrangers ou délocalisés à l’étranger - pratiquement rien. En germe, dans ces choix politiques, apparaît une forme de découplage financier et de repli chinois sur des fondements de développement autonomes et autochtones, à l’image de l’effondrement provoqué des géants digitaux (dans lesquels la part d’investissement étranger était importante) ou du retrait brutal de Didi Chuxing après son introduction en bourse. Mais on peut douter de l’efficacité de ces mesures de repli pour assurer à terme la croissance du pays...
 
Reste aujourd’hui à savoir si Xi Jinping ne va pas changer de direction au milieu du gué et si les autorités financières ne vont pas prendre peur et décider d’inverser la vapeur. On aurait alors simplement un nouveau cycle, plus brutal que les précédents. La question se pose aussi pour le secteur de l’énergie, où la crainte d’un trouble politico-social inhérent à une possible pénurie fait déjà fléchir la volonté de limiter la dépendance au charbon.

Philippe Aguignier

J’ajouterais simplement sur ce dernier point que la Chine est aussi familière du fait, car il y a déjà eu un précédent en 2015 : la crise violente sur le marché boursier chinois, devenue crise du marché des changes, avait été causée par une approche excessivement volontariste, et les autorités s’étaient alors efforcées de contrôler les dégats causés par un changement de direction politique brutal. 
 
Enfin, je rejoins François sur l'utilité de comprendre qu’il peut y avoir dans le cas Evergrande, chez Xi Jinping ou les autorités chinoises, une volonté plus générale que certains investisseurs essuient des pertes. 

 

Copyright : Hector RETAMAL / AFP

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