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11/06/2020

Europe : les États face au Coronavirus

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Europe : les États face au Coronavirus
 Alexandre Robinet-Borgomano
Auteur
Expert Associé - Allemagne

La crise du coronavirus marque en Europe le grand retour des États. Face à une pandémie contre laquelle elle n’était pas préparée, l’Union européenne a choisi de se mettre en retrait. La suspension des règles budgétaires et du droit de la concurrence, le rétablissement des frontières et la suspension des principales libertés ont rendu aux États européens toute leur capacité d’action. Les États ont ainsi retrouvé pendant la crise leur souveraineté, définie comme la capacité à décider en situation d’exception.

Paradoxalement, cette crise a également permis aux États européens de faire l’expérience de leur proximité. Dans un nouvel essai intitulé "Est-ce déjà demain ? Le monde paradoxal de l'après-Covid-19" (Premier parallèle, 2020) le politologue bulgare Ivan Krastev, montre combien cette crise a accentué la comparaison entre les États européens. "Les comparaisons font partie intégrante des politiques publiques mais habituellement les citoyens mesurent la performance d’un gouvernement en l’opposant à l’efficacité des gouvernements passés ou aux promesses de l’opposition. Le Covid-19 a établi une forme de comparaison différente: les citoyens comparent en temps réel la performance de leur gouvernement à celle des autres pays."

La volonté qui s’exprime aujourd’hui de "juger" l’action du gouvernement français impose de regarder avec attention la façon dont nos voisins européens ont procédé pour faire face à cette épidémie. Comment juger la réaction de la France, tant sur le plan sanitaire qu’économique, au regard de celle de ses voisins ? La crise a t-elle révélé les fragilités de son système de santé, pourtant considéré comme l’un des plus efficaces à l’échelle mondiale ? Et quelles leçons politiques pouvons-nous tirer de la comparaison entre les États européens ?

Le confinement, un quasi-consensus européen

Touchée par l’épidémie avant les autres États européens, l’Italie fut le premier pays à mettre en place une réponse à la crise rompant radicalement avec la conception européenne de la "normalité". En décidant de mettre en quarantaine les principaux foyers de l’épidémie, en instaurant un confinement généralisé à toute la péninsule et en choisissant de suspendre toutes les activités non essentielles à la vie du pays, l’Italie a démontré, en premier, la capacité d’un État démocratique à restreindre drastiquement les libertés pour lutter contre l’épidémie.

Le Covid-19 a établi une forme de comparaison différente: les citoyens comparent en temps réel la performance de leur gouvernement à celle des autres pays.

Le confinement mis en place en l’Italie, et dupliqué dans les autres pays européens, représente une mesure inédite aux effets conséquents pour l’économie. Alors que le virus reflue désormais, et qu’apparaissent des perspectives particulièrement sombres pour l’économie européenne, il convient de rappeler que tous les États européens sont entrés en confinement en l’espace de quelques jours : entre le 5 mars (fermeture des écoles en Italie) et le 23 mars (début du confinement au Royaume-Uni) l’Europe se cloître avec une intensité variable selon les pays. Aujourd’hui, tous les États européens amorcent progressivement les dernières étapes de leur déconfinement.

Seule la Suède fait figure d’exception. Si la recherche de "l’immunité collective" ne saurait définir officiellement la stratégie de l’État suédois, la Suède reste à ce jour le seul État à n’avoir pas imposé de confinement à sa population. Rompant avec l’approche des pays scandinaves, en particulier celle du Danemark, cette stratégie semble aujourd’hui contestée : au 4 juin 2020, le nombre de décès pour 100 000 habitants (45,8) dépassait celui de la France (43,2), plaçant la Suède au cinquième rang européen. Ce lourd bilan humain ne permet par ailleurs pas à la Suède d’éviter une récession, estimée en 2020 à 6,1 % du PIB - un chiffre moins négatif que ce qui est attendu, en moyenne, au sein de l’Union européenne (-7,7 % pour 2020), mais plus que l’Autriche (-5,5 %) ou la Pologne (-4,3 %), dont les mesures restrictives ont permis de protéger davantage la population.

À la croisée des approches italienne et suédoise, une solution pour maintenir l’activité économique tout en préservant un maximum de vies aurait pu résider dans le confinement des seules personnes à risques. Largement débattu dans plusieurs pays d’Europe, le confinement ciblé des personnes âgées de plus de 65 ans ne fut jamais mis en œuvre : seul le canton d’Uri en Suisse a tenté d’imposer cette mesure avant d’être rappelé à l’ordre par l’État fédéral. En Suisse pourtant, comme dans les autres pays d’Europe, l’âge moyen des victimes du coronavirus se situe autour de 80 ans. 

La résilience des systèmes de santé

Tous les pays d’Europe ont poursuivi, de façon plus ou moins immédiate, le même objectif : aplanir la courbe des contaminations pour éviter la saturation du système de soins. Dans ce contexte, la solidité des systèmes de santé de chaque pays, et en particulier le nombre de lits d’hôpitaux disponibles, a joué un rôle essentiel dans la capacité des États à lutter contre l’épidémie.

À cet égard, le surgissement du virus a entraîné une remise en cause de certaines certitudes. Par exemple, le modèle social français bénéficiait jusqu’alors d’une réputation particulièrement positive en Europe : le déclenchement de l’épidémie a révélé que le nombre de lits en soins intensifs était cinq fois plus élevé en Allemagne alors que la part des dépenses de santé ramenées au PIB est similaire dans les deux pays. Pour de nombreux États, la crise du Covid-19 marque la fin des illusions : l’Espagne, persuadée de disposer du "meilleur système santé au monde", n’a pu éviter la saturation de son système de soins. Le pays présente aujourd’hui l’un des bilans humains les plus lourds du continent : 58,6 morts pour 100 000 habitants, peu après le Royaume-Uni (61,1), mais toujours loin derrière la Belgique (84,1). Ces chiffres sont néanmoins à prendre avec précaution, les méthodes de calcul pouvant différer entre les pays.

S’il faut ainsi souligner l’importance de la solidité du système hospitalier dans la gestion de l’épidémie, la principale leçon de la crise demeure une leçon d’humilité. L’analyse de la situation italienne, en particulier la comparaison des stratégies mises en place en Lombardie et en Vénétie, confirme une fois de plus qu’une approche fondée sur la prévention, c’est-à-dire, dans ce cas précis, le dépistage ciblé, s’avère plus efficace que le recours massif aux hospitalisations d’urgence.

Plusieurs États européens, conscients de la fragilité de leur système de soins, ont ainsi rapidement mis en place des mesures spécifiques pour suivre la chaîne des contaminations et éviter la propagation du virus : il en va ainsi de l’Estonie, dont le recours aux outils numériques a permis de contenir efficacement l’épidémie ou de la Grèce, qui s’affirme à travers sa gestion de la crise sanitaire comme un modèle inattendu.

Des réponses plus politiques qu’il n’y paraît.

La solidité des systèmes de santé de chaque pays, et en particulier le nombre de lits d’hôpitaux disponibles, a joué un rôle essentiel dans la capacité des États à lutter contre l’épidémie.
 

Dans l’ensemble des États européens, les gouvernements se sont appuyés sur l’expertise scientifique pour justifier la validité de leurs décisions. La création de Conseils scientifiques ou le recours aux Agences nationales de santé ont permis aux gouvernements de fonder leurs décisions sur un critère de rationalité. Dans la plupart des pays d’Europe, les virologues et les épidémiologistes se sont imposés comme les nouvelles figures du débat politique : Jean François Delfraissy et Didier Raoult, en France, Christian Drosten ou Lothar Wieler en Allemagne, Daniel Koch en Suisse ou Anders Tegnell en Suède... Pour autant, on ne peut parler d’un véritable effacement du politique au profit de l’expertise scientifique. Une observation fine des différentes réponses européennes apportées à la crise révèle que les gouvernements ont su utiliser la gestion de la pandémie pour affirmer un profil politique particulier. On peut ainsi observer une gestion conservatrice, socialiste ou libérale de la crise.

Pour contenir la progression de l’épidémie en Autriche, le Chancelier Sebastian Kurz a choisi d’imposer très tôt des mesures particulièrement strictes, s’imposant comme un leader qui "agit" au milieu d’une Europe qui "attend". En décidant de mettre en quarantaine les principaux foyers de l’épidémie et de fermer rapidement ses frontières avec l’Italie, le Chancelier autrichien a su renouer avec son discours sur la protection des frontières, mise en avant durant la crise des migrants. Cette réponse conservatrice à la crise, que l’on observe également en Pologne ou en République tchèque, se caractérise par l’imposition de mesures particulièrement restrictives, et un appel à la discipline de la population.

À l’autre bout du spectre, certains gouvernements ont pu utiliser la crise pour affirmer la dimension "sociale" de leur action. L’Espagne a mis en place l’un des confinements les plus stricts d’Europe, conduisant à enfermer totalement les enfants pendant près de deux mois. Mais pour protéger les catégories les plus fragiles des conséquences économiques de la crise, le Président socialiste Pedro Sanchez, allié à la gauche radicale, a également choisi de mettre en place un véritable "bouclier social" et accélère la mise en place d’un revenu minimum universel. Au même moment, les socialistes du gouvernement d’Antonio Costa au Portugal régularisaient les demandeurs d’asile pour leur permettre d'accéder au système de soins. Dans ces États, l’existence d’un système de santé universel fut présenté comme un acquis majeur des socialistes, ayant permis au pays d’affronter la crise plus efficacement.

L’approche libérale fut sans doute la plus difficile à tenir durant cette crise. Après avoir renoncé à la théorie de l’immunité collective, le Premier ministre hollandais Mark Rutte a finalement misé sur la "société de confiance" pour instaurer aux Pays-Bas un confinement intelligent. De la même manière, le Premier ministre britannique Boris Johnson a choisi de revenir sur un "laisser-faire" aux conséquences dramatiques pour imposer à partir de la fin du mars un confinement strict au Royaume-Uni.

L’approche libérale fut sans doute la plus difficile à tenir durant cette crise.

La gestion d’une crise s’inscrit toujours dans un projet politique particulier. À leur manière, tous les gouvernements d’Europe ont su faire de leur gestion de l’épidémie un marqueur politique, conforme à la ligne idéologique qu’ils défendaient.

Conclusion

Dans un récent article, le New York Times s’étonnait de la défiance des Français vis-à-vis d’un gouvernement ayant pourtant permis à la France de surmonter efficacement l’épidémie. Juger l’action du gouvernement impose aujourd’hui de l’inscrire dans un contexte européen.

La crise a semblé, dans un premier temps, reléguer dans l’insignifiance le projet européen mais elle a permis aux Européens de prendre conscience qu’ils partageaient un destin commun. Et l’Union européenne apparaît désormais indispensable pour relever les économies des différents États. Comme l’évoque Ivan Krastev dans son dernier essai : "Alors que le retour de l’État-nation était inévitable comme réponse à la crise sanitaire, ce monde, désormais privé du leadership américain et divisé par la rivalité entre les États-unis et la Chine, impose une voie nouvelle ; une Europe plus unie, dotant Bruxelles de pouvoirs spéciaux pourrait se révéler comme la seule solution réaliste permettant à l’Europe d’affronter la prochaine phase de la crise". Alors que la construction européenne s’est trop longtemps fondée sur une limitation de la souveraineté des États membres, cette crise impose aujourd’hui d’investir au niveau européen une souveraineté nouvelle.

 

Copyright : MIGUEL MEDINA / AFP

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