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07/04/2021

États-Unis : maxi-relance et Néo-Rooseveltisme

États-Unis : maxi-relance et Néo-Rooseveltisme
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

Après l’annonce d’un premier plan de relance prévoyant d’injecter 1 900 milliards de dollars dans l’économie américaine, Joe Biden est revenu à la charge avec un plan structurel complémentaire de 2 300 milliards de dollars, notamment dans l’infrastructure. Un programme d’une ampleur sans précédent depuis le New Deal des années 1930. Sera-t-il à la hauteur de la crise ? Éric Chaney, conseiller économique de l'Institut Montaigne, nous offre son décryptage économique de ces mesures et leur effet à long terme.

La politique économique du Président Biden, si elle obtient l’approbation du Congrès pour la part qui lui est soumise, marquera une rupture radicale, non seulement avec celle de son prédécesseur Donald Trump, mais également avec celle des trois précédents présidents, Bill Clinton, George W. Bush et même Barack Obama. L’obsession de ne pas augmenter excessivement la dette fédérale, de réduire les charges des entreprises et des ménages et celle de réduire ou tout au moins de contenir le poids de la réglementation font place à des programmes de dépenses publiques d’une ampleur inconnue en temps de paix depuis le New Deal de F.D. Roosevelt, à une augmentation significative des prélèvements sur les entreprises et à un retour de la réglementation, préférée aux solutions de marché.

À court terme, l’économie américaine va bénéficier d’un formidable accélérateur de croissance, dont on peut débattre de l’amplitude exacte et des potentielles conséquences inflationnistes, mais dont on peut dire sans se tromper qu’elle sera considérable, ce dont le reste du monde pourra se féliciter. À moyen terme, le diagnostic est plus difficile à établir : si l’investissement en infrastructures physiques et immatérielles (éducation, recherche, réduction des inégalités) est certainement un facteur de croissance, le retour d’une réglementation fédérale autoritaire, le relèvement des impôts sur les entreprises et l’accent mis sur les "bons" emplois, bien payés et syndiqués - réminiscence de la politique de Roosevelt - pourraient avoir des conséquences moins favorables.

La contradiction est déjà contenue dans la présentation du nouveau plan structurel lancé par l’administration Biden, le "Plan américain pour l’emploi". Il s’agit, selon les explications de la Maison-Blanche, de "créer des millions de bons emplois, de reconstruire les infrastructures du pays, et de placer les États-Unis en position de battre la Chine". Dans le monde néo-Rooseveltien de l’administration Biden, le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire la compétitivité et l’innovation (pour battre la Chine) d’un côté, les "bons emplois", la réglementation et l’augmentation des impôts, vont main dans la main. 

La nouvelle politique économique s’articule autour de deux plans de très grande ampleur, le plan de sauvetage et le plan structurel.

Un plan de sauvetage de 9 % du PIB, qui va stimuler l’économie américaine et mondiale

Le premier, annoncé le 20 janvier et intitulé "Plan de sauvetage américain" vise à augmenter, directement ou indirectement, la dépense publique de 1 900 milliards de dollars (soit 8,8 % du PIB, sur la base du 4ème trimestre 2020 - la relance de la demande par dépense publique du plan de sauvetage est en réalité plus faible que sa valeur faciale, puisque certaines de ses composantes sont supposées être des investissements privés subventionnés en partie par l’État fédéral) pour accélérer massivement le plan de vaccination anti-Covid, soutenir directement le revenu des ménages, aider les petites entreprises les plus touchées par la crise sanitaire et permettre aux écoles de rouvrir rapidement et sans risque sanitaire. Adopté par le Congrès après quelques allers et retours et signé par le Président le 11 mars, ce plan représente dans une certaine mesure un rattrapage par rapport aux politiques budgétaires adoptées en Europe pour le soutien aux entreprises et aux ménages tout en allant plus loin pour ces derniers.

Il est nettement plus ambitieux pour la production rapide de vaccins et leur administration, poursuivant en l’amplifiant la politique "Warp Speed" de la précédente administration, ce qui permet aujourd’hui aux États-Unis d’afficher un taux de vaccination de 32 %, contre 13 % pour l’UE.

La nouvelle politique économique s’articule autour de deux plans de très grande ampleur, le plan de sauvetage et le plan structurel.

Mais c’est surtout son ampleur et la souplesse de sa mise en œuvre qui font la différence avec l’Union européenne, précoce dans l’adoption du plan "prochaine génération" de 750 milliards d’euros (5,3 % du PIB sur la base du 4ème trimestre 2020), mais très lente à le mettre en œuvre, en raison de tensions avec des États membres parfois peu transparents sur l’usage qu’ils comptent faire des fonds financés en commun. Dans l’UE, le soutien budgétaire à l’économie et la relance restent donc principalement du ressort des autorités nationales tandis que sur l’autre rive de l’Atlantique, les efforts des États et de l’État fédéral sont maintenant alignés.

Un plan structurel de 11 % du PIB, étalé sur 10 ans…

Le second plan, annoncé le 31 mars, vise explicitement à transformer l’économie par des investissements massifs en infrastructures, ce qui le rapproche du plan "Prochaine génération" de l’UE, dans l’esprit du moins. Formulé par une administration démocrate qui doit composer avec les demandes des différentes tendances du parti, le plan Biden a aussi une coloration politique plus marquée. Conçu pour être mis en œuvre sur une durée de dix ans, soit plus de deux mandats présidentiels, il frappe au premier regard par son envergure : le total des dépenses que le nouveau Président demande au Congrès de ratifier s’élève à 2 290 Mds$, soit 10,7 % du PIB annuel. Mais à la différence du "Plan de sauvetage", le "Plan américain pour l’emploi" (en réalité un plan dédié aux infrastructures) se présente sous une forme fiscalement neutre, puisqu’il est assorti de relèvements d’impôts sur les entreprises sur lesquelles on reviendra et dont il est dit qu’ils devraient rapporter "plus de 2 000 Mds$ sur quinze ans".

… et qui vise à transformer l’économie, pas à la stimuler

Comme les relèvements de taxes sont supposés permanents tandis que les dépenses en infrastructures ne seront que ponctuelles, le plan devrait à la longue se traduire par une baisse des déficits et de la dette publique. Il ne s’agit là en réalité que d’un effet d’annonce : ni le programme de dépense, fortement coloré politiquement, ni l’alourdissement de la fiscalité des entreprises, n’ont de grandes chances d’être maintenues sur une durée de trois mandatures. C’est donc la part du plan qui pourra être mise en œuvre jusqu’en 2024 qui importe véritablement, y compris l’équilibre entre augmentation des dépenses et des impôts, à supposer que le plan soit adopté sans trop de modifications par le Congrès, ce qui est loin d’être gagné. Sous cette hypothèse et en supposant que les calendriers des dépenses et des prélèvements soient uniformément répartis dans le temps, le plan structurel représenterait un stimulus budgétaire annuel de l’ordre de 80 Mds$, soit 0,4 % du PIB (le cumul des dépenses annoncées étant de 2 290Mds sur 10 ans, soit environ 230Mds par an, et le cumul des nouvelles recettes étant supposé dépasser "significativement" 2 000Mds sur 15 ans, en supposant un cumul de 2 200Mds, le supplément de recettes annuels serait de l’ordre de 150Mds par an. Pour l’économie, le stimulus net serait de 80Mds par an, soit 0,4 % du PIB). Comme ce stimulus serait constant, son impact sur la croissance ne dépendrait que de l’impulsion initiale, soit 0,4 % du PIB, ce qui est négligeable par rapport à la taille du plan de sauvetage, 8,8 % du PIB. Même si cette estimation est fragile car fortement dépendante des calendriers politiques et de mise en œuvre, elle montre que l’enjeu du plan structurel n’est pas tant de stimuler l’économie - c’est le rôle du plan de sauvetage - que de la transformer. C’est donc à cette aune qu’il faut l’analyser.

1. Restaurer et développer les infrastructures de transport …

Côté dépenses, le programme le plus massif vise à restaurer et développer les infrastructures de transport pour un montant de 621 Mds$. Le délabrement des 32 000 km des réseaux routiers, ferroviaires et aéroportuaires est une réalité admise depuis longtemps par les deux camps, et il avait fallu l’obsession infantile et raciste de Donald Trump pour son fameux "mur" le long de la frontière mexicaine pour que la rénovation du réseau soit retardée. 

Le plan comporte également deux objectifs transformateurs, liés à l’objectif de réduction des émissions de CO2, dont la décarbonation de la production électrique d’ici 2035.

Tout d’abord une enveloppe de 174Mds pour "gagner le marché des véhicules électriques" et destinée à subventionner les acheteurs de véhicules électriques "faits aux États-Unis", une mesure clairement protectionniste, mais aussi les États et les communes pour quintupler le nombre de chargeurs électriques publics, soit un objectif de 500 000 d’ici 2030 (selon Statista, il y avait 97 589 bornes de chargement aux États-Unis en février 2021, dont près d’un tiers en Californie).

L’enjeu du plan structurel n’est pas tant de stimuler l’économie - c’est le rôle du plan de sauvetage - que de la transformer.

Une somme pratiquement équivalente au plan électrique, 165Mds, serait affectée à la modernisation des réseaux de transports publics et au réseau ferroviaire, l’accent étant à nouveau mis sur l’électrification.

2. … mais aussi de distribution d’eau, d’électricité et d’accès à internet

Les autres réseaux constitutifs de l’infrastructure du pays, eau, électricité, internet, sont aussi dans un état jugé déplorable, avec des investissements qui seraient même inférieurs à ceux de la Chine, selon la présentation très politique du plan ! Le reliquat de canalisations en plomb devrait être éliminé et l’ensemble du réseau de distribution d’eau modernisé, pour un coût de 111Mds. Le réseau électrique devra être mis à niveau et rendu plus résilient, confronté aux fortes variations de demande et à leur hétérogénéité géographique, la production d’électricité non carbonée subventionnée (y compris, il faut le souligner, l’électricité d’origine nucléaire), le tout pour un coût de 100Mds. L’accès généralisé à l’internet haut débit et la réduction du coût des abonnements bénéficieront d’une subvention de 100Mds également. Notons que, pour baisser les coûts d’abonnement aux fournisseurs d’accès à Internet, le plan Biden met l’accent sur l’acquisition de réseaux par les collectivités locales et assure que "des solutions seront trouvées en collaboration avec le Congrès", sans autre précision. L’idée que les prix élevés des abonnements aux FAI puisse être dus à une concurrence défectueuse entre opérateurs n’est avancée nulle part.

3. Une enveloppe de 780Mds pour logement, écoles, bâtiments publics et système de santé

La partie la plus coûteuse du plan, mais aussi la plus disparate, visera le logement des familles à revenus modestes, la rénovation des écoles et des bâtiments publics et, surtout, le système de santé et de soins des seniors et personnes handicapées, dont l’épidémie de Covid-19 a montré les déficiences, pour un coût total de 400 Mds, soit près de 2 % du PIB. Le plan insiste sur le ciblage de ces mesures, qui devront tout à la fois, créer de "bons emplois syndicalisés", contribuer à réduire les inégalités raciales et géographiques, ainsi que celles touchant les populations indiennes.

4. Un soutien vigoureux à l’industrie domestique, et un effort pour la recherche et la formation

En sus du financement des infrastructures, le plan vise la réindustrialisation du pays, but qui était également poursuivi par la précédente administration, mais par le truchement de barrières protectionnistes. 300 Mds seront consacrés à l’industrie manufacturière et aux SME, 180 Mds à la R&D et la technologie, et 100 Mds au capital humain via la formation permanente. La part du lion de ce chapitre ira directement aux entreprises et aux filières jugées stratégiques, comme les semi-conducteurs (50Mds), l’électricité décarbonée (46Mds), ou l’accès au financement pour les SME (83Mds).

Un financement qui pèserait uniquement sur les entreprises et conserve l’essentiel de la réforme Trump

Pour atteindre un semblant de neutralité fiscale, le plan Biden propose de relever significativement l’imposition des entreprises, plutôt que des individus, que ce soit par la création d’une tranche pour les "super-riches" ou une taxe sur la richesse, réclamées par la gauche du parti démocrate, représentée par Elizabeth Warren, Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez.

Le plan Biden propose de relever significativement l’imposition des entreprises, plutôt que des individus [ ... ] Si les taux d’imposition sont fortement relevés, la structure profonde de la réforme Trump de 2017 reste pratiquement inchangée.

La principale mesure est de relever le taux d’imposition sur les bénéfices domestiques, de 21 % à 28 % (contre 35 % avant la réforme Trump), ce qui relèverait le taux d’imposition statutaire moyen combiné de l’État fédéral et des États à 33,5 %. Parallèlement, toute une série de mesures visent à réduire l’érosion de la base fiscale, en taxant à 21 % les profits sur les investissements immatériels dans des pays tiers (dont l’acronyme GILTI - Global Intangible Low-Taxed Income - témoigne du sens de l’humour de l’administration fiscale américaine), et un plancher d’imposition pour les plus grandes entreprises calculé non pas sur les profits mais sur le chiffre d’affaires, à hauteur de 15 %, à condition que les profits soient positifs -une sorte de "provision Amazon".

L’administration Biden se dit aussi favorable à une négociation internationale visant à établir un plancher de taux d’imposition, de façon à prévenir l’érosion de la base fiscale par la concurrence de petits pays susceptibles d’attirer les multinationales, une position proche de celle que défend la France dans les négociations menées au sein de l’OCDE. La ministre des Finances Janet Yellen a d’ailleurs placé cette nouvelle position dans le cadre plus général du retour des États-Unis dans la coopération internationale : "L’Amérique est la plus forte lorsqu’elle coopère avec le reste du monde", disait-elle lors de son adresse au Chicago Council on Global Affairs le 5 avril dernier, en référence aussi bien à la Grande Dépression qu’à la Seconde Guerre mondiale.
En revanche, il est intéressant de noter que, si les taux d’imposition sont fortement relevés, la structure profonde de la réforme Trump de 2017 reste pratiquement inchangée, entre autres la déductibilité totale des investissements jusqu’en 2023, suivie d’un amortissement sur 5 ans, ou la limitation à 30 % de la déductibilité des intérêts, qui visait à équilibrer la taxation des deux sources principales de financement des entreprises, dette et fonds propres. Malgré la rhétorique de la nouvelle administration, pour qui la réforme de 2017 n’avait fait que "rendre un système injuste encore plus injuste", cette continuité n’est pas aussi surprenante qu’elle puisse paraître : en ce qui concerne les entreprises, la réforme de 2017 avait emprunté, en l’édulcorant, à un projet bipartisan qui s’inspirait des travaux d’Alan Auerbach. 

Quels effets à long terme ?

En investissant massivement dans les infrastructures, en subventionnant les nouvelles technologies les plus prometteuses, en investissant dans la partie du système éducatif la plus délabrée et en allouant les fonds publics à la réduction des inégalités, raciales en particulier, les États-Unis devraient accroître leur croissance potentielle à long terme, en accélérant les gains de productivité. Si l’importance de maintenir la suprématie américaine dans la rivalité stratégique avec la Chine est dorénavant assumée aussi bien chez les Démocrates que les Républicains, la méthode Biden a une bien plus forte probabilité de succès que la guerre commerciale engagée par Trump, purement défensive et mercantiliste, et qui, en taxant les consommateurs américains, affaiblissait l’économie sans encourager pour autant l’innovation.

Le rendement économique et social des infrastructures est élevé, ne serait-ce que par les effets de réseau (rendements d’échelle croissants) qu’il libère, mais à condition que ces infrastructures soient opérationnelles, ce que le plan Biden entend assurer. De même, l’investissement public dans la R&D, dans les domaines où incertitudes à long terme et coûts fixes sont trop élevés pour que les entreprises privées y consacrent un niveau d’effort optimal pour l’économie, a un haut rendement. De ce point de vue, la part des 300Mds destinés à l’industrie manufacturière et aux petites entreprises, allouée à la R&D pour les semi-conducteurs, les réacteurs nucléaires avancés ou l’Institut national des standards et de la technologie (NIST), une institution de recherche appliquée et d’élaboration des normes créée en 1901 … pour aider les États-Unis à rattraper le niveau d’excellence de la Grande Bretagne et de l’Allemagne, vont clairement dans le bon sens.

Cependant, derrière le flou qui entoure beaucoup des propositions du plan, on ne voit pas se dégager une claire volonté politique de favoriser la recherche et l’innovation. Sur les 2 290 Mds annoncés, la part dédiée à la recherche, fondamentale et appliquée, et à l’innovation industrielle, qui sont les meilleurs garants de la compétitivité future, ne dépasse pas 10 %. Il est possible que l’effort budgétaire dans cette direction vienne du budget annuel, mais on peut craindre que l’ampleur des dépenses d’infrastructures, étalées sur plus de deux législatures, laisse moins d’espace pour la recherche et l’innovation.

Les États-Unis devraient accroître leur croissance potentielle à long terme [ ... ] La méthode Biden a une bien plus forte probabilité de succès que la guerre commerciale engagée par Trump.

Par ailleurs, plusieurs aspects plus politiques du plan risquent d’affaiblir la compétitivité et la capacité d’innovation de l’économie. En voici deux exemples.

Pour asseoir la crédibilité des nouveaux engagements américains sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, le plan structurel, inspiré du programme électoral du candidat Biden, mise sur des dépenses massives, comme celles destinées à développer le parc de véhicules électriques, sur la suppression d’avantages fiscaux indus pour les combustibles fossiles, et sur un durcissement de la réglementation. Une approche plus efficace et moins coûteuse aurait été d’introduire un prix du carbone sur le marché intérieur, assorti d’un ajustement à la frontière, comme l’avaient proposé les économistes qui conseillaient le candidat Biden. Dans un pays où la taxation des carburants est l’une des plus faibles du monde -cinq fois plus faible qu’en France, six fois plus faible qu’au Royaume-Uni par exemple- l’introduction d’une taxe sur le carbone, avec redistribution des recettes de façon égale, ou utilisation de ces recettes pour financer les stations de recharge (plutôt que de taxer les entreprises), aurait été économiquement bien plus efficace, utilisant les mécanismes de marché plutôt la carotte et le bâton fédéral. Il semble que ce soit sous la pression de la gauche du parti démocrate, y compris de sa composante écologiste militante, que ce choix fut fait.

Les subventions à l’industrie et aux infrastructures sont explicitement décrites comme devant permettre de créer de bons emplois, bien payés et syndicalisés : "le Président Biden croit que l’Amérique peut et doit retenir les emplois bien payés et syndicalisés et en créer plus partout dans le pays", lit-on dans la présentation de la Maison Blanche. Même si le plan n’est guère explicite sur la façon de s’assurer que les subventions à l’industrie, aux PME ou aux collectivités locales se traduisent effectivement par la création de tels emplois, il est probable que l’allocation des subventions obéisse à des critères en partie politiques et sociaux, plutôt que strictement économique et visant à augmenter la productivité. À son crédit, le plan structurel prévoit également d’investir dans la formation professionnelle. Mais, à 4,3 % de l’enveloppe totale du plan, l’effort pour la formation ne paraît pas à la hauteur des enjeux. Un investissement formation plus important aurait probablement été un plus sûr moyen d’augmenter les rémunérations grâce à une meilleure qualification de la force de travail, plutôt qu’un filtrage des subventions qui risque de comporter une part d’arbitraire et de donner prise aux pressions politiques locales.

Enfin, le financement du plan structurel est surprenant. Le relèvement du taux d’imposition des bénéfices de 21 % à 28 %, celui de 11 % à 21 % de l’imposition sur les bénéfices liés aux investissements immatériels à l’étranger pourraient se traduire par une baisse des profits de 5 % à 10 % selon les secteurs, les services de télécommunication, les entreprises technologiques et pharmaceutiques étant les plus touchées, selon une première estimation faite par Goldman Sachs. Que ces secteurs, les plus intensifs en R&D et les plus innovateurs, voient leurs profits baisser aussi significativement ne peut avoir qu’un impact négatif sur leurs investissements et leur capacité d’innovation, ce qui n’est évidemment pas le but recherché par le plan. Si l’administration Biden considère qu’une excessive concentration dans ces secteurs a créé des rentes de monopole, ce que beaucoup d’experts pensent, il serait plus approprié d’utiliser les outils anti-monopole et de préservation de la concurrence plutôt qu’une hausse de la taxation.

La négociation avec le Congrès, où l’équipe Biden ne dispose d’aucune marge de manœuvre, aboutira probablement à des modifications significatives de la version initiale.

De façon générale, il est difficile de comprendre pourquoi seules les entreprises, donc leurs actionnaires et leurs clients, c’est à dire la grande majorité des américains, actionnaires par leurs fonds de pension et leur épargne retraite (401k), devaient financer un plan destiné à restaurer la compétitivité, créer de "bons emplois", et réduire les inégalités. Une taxe temporaire sur les plus grandes fortunes, une tranche supplémentaire de l’impôt sur le revenu pour les revenus les plus élevés auraient pu être envisagées, en complément d’une augmentation plus modérée de l’impôt sur les sociétés.

En réalité, la négociation avec le Congrès, et tout particulièrement le Sénat, où l’équipe Biden ne dispose d’aucune marge de manœuvre, ne fait que commencer, et elle aboutira probablement à des modifications significatives de la version initiale. Il est par exemple imaginable qu’un compromis se fasse avec un relèvement de l’IS à 25 % plutôt que 28 %, mais avec l’introduction d’une taxe carbone avec ajustement à la frontière, ce qui mettrait les États-Unis dans une position plus forte dans les négociations internationales qui se dessinent pour les politiques climatiques.

Un pas en avant, combien en arrière ?

Même amendé par le Congrès, le "Plan américain pour l’emploi" marquera une rupture capitale dans la politique économique des États-Unis. Depuis la première présidence Clinton, un consensus s’était formé sur l’intérêt à long terme de mener une politique budgétaire prudente, de conserver l’essentiel de la dérèglementation économique des mandats Reagan et de préserver le multilatéralisme commercial. La crise financière de 2008 avait déjà bien entamé ce consensus, comme en témoigne la forte re-règlementation du secteur financier qu’elle provoqua. Le libéralisme commercial, tout relatif qu’il ait été, fut torpillé par la présidence Trump, sans que la nouvelle équipe n’envisage de revenir au statu quo ante. La crise du Covid-19 et l’exacerbation des inégalités qu’elle a mises au grand jour auront finalement eu raison des restes du consensus clintonien et préparé l’entrée en scène du Néo-Rooseveltisme.

Si l’investissement dans les infrastructures, traditionnelles et liées aux nouvelles technologies est une excellente nouvelle pour l’économie américaine, l’orientation politique du plan structurel et son financement par les entreprises pourraient en réduire les effets positifs à long terme. La récession de 1937-1938, quatre ans après le New Deal, que certains attribuent à un resserrement budgétaire trop précoce mais que d’autres relient à l’excès de zèle de contrôle et de réglementation de l’administration Roosevelt semble avoir été bel et bien oubliée.
 

 

Copyright : DREW ANGERER / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / GETTY IMAGES VIA AFP

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