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19/03/2019

Erythrée-Ethiopie : à qui profite la "paix éclair" ?

Trois questions à Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

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Erythrée-Ethiopie : à qui profite la
 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer
Directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) au ministère des Armées

Addis-Abeba était, après Djibouti, la deuxième étape du déplacement du président de la République en Afrique de l’Est du 12 au 15 mars 2019. Quelques mois plus tôt, entre l’Ethiopie et son voisin direct, l’Erythrée, une "paix éclair" a vu le jour, après des années de guerre (1961 - 1991) et un statu quo depuis 2000. Quelles sont les raisons de cet accord de paix ? Quelles sont les implications internationales de ce rapprochement et quel rôle la France doit-elle jouer ? Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’IRSEM et auteur de la note "Contre toute attente", la paix entre l'Ethiopie et l'Erythrée : causes, conséquences, scénarios, répond à nos questions.

Cette paix entre l'Erythrée et l'Ethiopie a-t-elle des chances de perdurer et d'être profitable aux deux nations ?

L’accord a de sérieuses chances d’être durable parce qu’il est dans l’intérêt de chacune des parties. Côté éthiopien, il présente un intérêt économique évident, moins pour l’accès au marché érythréen qui est modeste que pour l’accès à ses ports. Cette "détente" permet aussi à Addis-Abeba de soulager la pression non seulement militaire mais aussi politique que constituait le maintien d’une posture défensive lourde sur le front nord, pour se concentrer sur les autres enjeux régionaux, à commencer par la Somalie. C’est du même coup un moyen de saborder l’alliance de l’Erythrée et de l’Egypte contre elle, qui commençait à devenir menaçante.

D’autre part, en faisant la paix avec Asmara (capitale de l’Erythrée), l'Ethiopie se donne le beau rôle, alors qu’elle occupait illégalement une portion du territoire érythréen. Et surtout, elle porte le coup de grâce au régime d’Issayas en lui enlevant sa principale justification, la menace éthiopienne, et ouvre la voie à la normalisation du régime. Enfin, il ne faut pas non plus ignorer le paramètre de politique intérieure dans la motivation d’Abiy : la paix affaiblit l’armée et les services de renseignement donc les Tigréens qui dominent traditionnellement ce secteur. Cela contribue à marginaliser encore plus le Front populaire de libération du Tigré (FLPT), qui a dominé la coalition au pouvoir de 1991 à 2018 – un objectif que l’Ethiopie partage avec l’Erythrée.

Côté éthiopien, la paix présente un intérêt économique évident, moins pour l’accès au marché érythréen qui est modeste que pour l’accès à ses ports [...] Côté érythréen, elle n’est pas seulement avantageuse : elle était devenue une nécessité.

Côté érythréen, la paix n’est pas seulement avantageuse : elle était devenue une nécessité. Le régime n’avait plus guère le choix pour éviter l’asphyxie : depuis la fermeture de la frontière soudanaise début 2018, la seule qui pouvait encore l’alimenter, l’Erythrée était dans une situation économique très difficile – qui constituait indirectement un risque pour le maintien au pouvoir d’Issayas. Non parce que la population se serait soulevée – cela fait longtemps qu’elle est brisée – mais parce que certains membres du régime auraient pu tenter un coup d’Etat, en particulier les généraux commandant les régions dont la loyauté n’est garantie que parce qu’Issayas les laisse s’enrichir personnellement par divers trafics. La principale motivation d’Issayas est donc son maintien au pouvoir et la survie de son régime.

Une autre motivation était d’obtenir la levée des sanctions onusiennes après avoir tout essayé les années précédentes, en vain. Non qu’elles concernent la relation avec l’Ethiopie – le Conseil de sécurité des Nations unies reprochait à l’Erythrée de soutenir des groupes armés somaliens et de ne pas chercher à résoudre son conflit avec Djibouti – mais un rapprochement donnait des gages de bonne volonté et surtout permettait de recruter Addis-Abeba pour obtenir la levée des sanctions : c’est exactement ce qui s’est passé.

Enfin, comme Abiy, Issayas voit aussi la paix comme un moyen de marginaliser le FPLT, son ennemi historique. Défait par Abiy, replié à Mekele, il est pris en tenaille. Il y a une alliance objective d’Issayas et d’Abiy contre ce qui reste du FPLT, et plus largement une préoccupation commune d’éviter la montée du sentiment indépendantiste tigréen.

Pour toutes ces raisons, parce que la paix est dans l’intérêt de chacune des parties, elle devrait durer – et même survivre aux chefs d’Etats. Si Abiy était assassiné (il a déjà échappé à une attaque à la grenade le 23 juin 2018), ou si Issayas mourrait de maladie ou était déposé par un coup d’Etat – autant de scénarios qu’il faut envisager –, les raisons précédentes subsisteraient. Le pire pour l’Ethiopie, déjà entourée de la Somalie et du Soudan du sud, serait la "somalisation" de l’Erythrée, c’est-à-dire l’effondrement de l’Etat, le morcellement du territoire et l’émergence d’un foyer jihadiste. Elle sera donc prête à faire des concessions le cas échéant pour éviter ce scénario noir.

Quels sont les liens entre la Chine et Djibouti, et quelle est la stratégie Chinoise que Washington essaie de contrer ?

Les Etats-Unis sont l’un des trois parrains régionaux de la paix éthio-érythréenne, avec les Emirats arabes unis (EAU) et l’Arabie saoudite. Chacun a ses raisons. Dans le cas américain, il s’agit effectivement et en premier lieu de contrer les ambitions chinoises dans la région. La Chine est très présente en Afrique de l’Est d’une manière générale mais le cas de Djibouti est particulier puisque ce petit État accueille la première base militaire chinoise outre-mer. Celle-ci permet à Pékin d’accroître ses capacités de projection dans l’Océan indien et en Afrique, Djibouti étant à un endroit stratégique, à l’entrée du détroit de Bab el-Mandeb, au carrefour de la mer Rouge et du golfe d’Aden. La Chine n’est d’ailleurs pas la seule à l’avoir compris, puisque beaucoup d’autres Etats ont une présence militaire à Djibouti (France, Etats-Unis, Japon, Italie, Allemagne, Espagne), ce qui constitue une manne financière importante pour ce petit Etat qui est l’un des plus pauvres au monde.

La base chinoise fait l’objet de nombreuses spéculations sur sa taille et sa fonction réelles, qui semblent s’éloigner de ce qui était initialement présenté comme une "base de soutien logistique". Elle est notamment dotée d’un impressionnant complexe souterrain qui ferait environ 23 000 m2, relié à un réseau de tunnels et de bunkers. On parle d’une capacité théorique de 10 000 hommes, même si elle en a aujourd’hui beaucoup moins. Pour Pékin, cette base n’est que le premier jalon d’un réseau de ports à l’usage au moins dual (d’abord civil mais potentiellement militaire) sur tout le pourtour de l’Océan indien, que l’on appelle le "collier de perles" et qui inquiète non seulement les Etats-Unis mais aussi l’Inde, qui s’estime victime d’une stratégie d’encerclement.

La stratégie chinoise est aussi voire essentiellement économique : elle consiste à faire tomber les Etats dans un "piège de la dette", en leur prêtant plus qu’ils ne pourront jamais rembourser. A Djibouti, la Chine a investi massivement dans les infrastructures (ports, ligne ferroviaire). Aujourd’hui, Djibouti est endetté à 80 %, et 60 % de sa dette serait chinoise. Difficile, dans ces conditions, de refuser quoi que ce soit à son créancier. Cela menace la souveraineté djiboutienne. C’est d’ailleurs le message envoyé par le Président Macron lorsqu’il a déclaré : "Je ne voudrais pas que des investisseurs internationaux viennent affaiblir la souveraineté de nos partenaires".

Aujourd’hui, Djibouti est endetté à 80 %, et 60 % de sa dette serait chinoise.

C’est précisément cela que les Américains (mais aussi la France) craignent : que les Chinois finissent par contraindre le gouvernement djiboutien à prendre des décisions contraires aux intérêts américains (et/ou français). Par exemple, la base américaine à Djibouti – qui est la plus grande base américaine en Afrique – dépend pour s’alimenter du terminal de conteneurs du port de Doraleh. Jusqu’en février 2018, celui-ci était contrôlé par une compagnie émiratie mais le gouvernement l’a nationalisé, s’aliénant au passage les EAU (ce qui n’a fait que renforcer leur détermination à travailler à la paix éthio-érythréenne, qui donne à ce géant enclavé qu’est l’Ethiopie une alternative à Djibouti pour son accès à la mer). La crainte désormais est que le gouvernement djiboutien confie la gestion du terminal à la Chine, qui se trouverait alors en position d’affecter le ravitaillement non seulement de la base américaine mais aussi des bâtiments de l’US Navy dans la région.

Cette évolution a de facto dégradé la confiance des Etats-Unis dans Djibouti et, comme pour les EAU, a corrélativement contribué à renforcer leur motivation dans la paix éthio-érythréenne, qui présente l’avantage de réduire la situation monopolistique de Djibouti, donc l’importance des risques qui en découlent.

En plus des intérêts militaires Français à Djibouti, quelle est la nature des intérêts de la région que le président de la République a défendu lors de sa visite ?

A l’échelle continentale, il y a d’abord un intérêt en termes de perception de la "politique africaine" de la France qui, pour des raisons légitimes, est très présente à l’Ouest, et qui doit donc régulièrement montrer qu’elle n’oublie pas l’Est pour autant. À Nairobi, le Président Macron a rappelé qu'"aussi fou que cela puisse paraître, ceci est la première visite d'un président français au Kenya". Ce rééquilibrage est d’autant plus nécessaire que la région a de nombreux atouts et est le lien d’un "grand jeu" entre les grandes puissances. Nous avons parlé des Etats-Unis et de la Chine mais il y aurait aussi des choses à dire sur la Russie, notamment au Soudan.

Il y a des enjeux militaires à Djibouti en effet, avec le plus gros contingent français en Afrique, dont beaucoup sont venus en famille, ce qui n’est pas non plus négligeable pour la présence française dans le pays. Cette présence n’est pas qu’un héritage colonial, elle a aujourd’hui une triple légitimité : la protection des ressortissants français et du trafic maritime le long de l’une des principales routes commerciales du monde ; la protection d’une zone de responsabilité formalisée par des accords de défense avec non seulement Djibouti mais aussi les Comores ; enfin, ses départements et régions d’outre-mer dans l’océan Indien (la Réunion et Mayotte) font de la France un pays riverain. Djibouti offre aussi d’excellentes possibilités d’entraînement, en termes de terrains libres et de champs de tir, pour la préparation opérationnelle des militaires, dans des conditions climatiques et géographiques très proches de celles des théâtres d’opérations actuels, notamment dans la bande sahélo-saharienne (Opération Barkhane).

Compte tenu de ces liens forts et anciens, le Président Macron ne pouvait pas faire une tournée régionale sans passer par Djibouti. Il fallait en outre rassurer le pays sur le soutien de la France à un moment où le poids relatif de Paris décroît dans le pays, en même temps qu’augmente celui de Pékin, et où Djibouti craint de pâtir de la paix éthio-érythréenne, c’est-à-dire de la concurrence des ports érythréens – une crainte qu’il faut à mon avis relativiser. Assab et/ou Massawa n’ont en effet pas les qualités, à moyen terme, pour devenir des alternatives sérieuses à Djibouti. Mais cette crainte fait l’affaire d’Addis-Abeba en attendant, car cette concurrence psychologique fait pression sur Djibouti en termes de prix et de qualité de service.

L’un des objectifs de la tournée du Président était la signature d’un accord de défense avec l’Ethiopie, qui implique notamment le développement d’une marine éthiopienne.

Il y a aussi des enjeux militaires ailleurs, puisquel’un des objectifs de la tournée du Président, qui pour l’occasion était accompagné de la Ministre des Armées, était la signature d’un accord de défense avec l’Ethiopie, qui implique notamment le développement d’une marine éthiopienne. La paix avec l’Erythrée, et plus généralement l’activisme pacificateur déployé dans toute la région par le nouveau Premier ministre éthiopien depuis son arrivée au pouvoir il y a moins d’un an, sont une raison de le soutenir.

Il y a aussi, bien sûr, des intérêts économiques. L’Ethiopie et le Kenya n’ont pas été choisis au hasard : ce sont des pays importants, dynamiques et prometteurs. L’Ethiopie, 105 millions d’habitants et une croissance à 8 %, est devenue en 2017 le premier excédent commercial de la France en Afrique subsaharienne. Au Kenya, qui connaît aussi une forte croissance et est un hub régional dans plusieurs domaines (financier, aérien, portuaire), le Président Macron a annoncé plusieurs milliards d’euros de contrats pour des groupes français.

Enfin, il ne faut pas non plus oublier qu’Addis-Abeba, siège de l’Union africaine (UA), est la capitale diplomatique de l’Afrique. Plus de 110 pays y ont une ambassade et la plupart des organisations internationales y ont leur siège continental. C’est, structurellement, un lieu d’influence important, et pas seulement sur les problématiques africaines. Cette scène est dominée par l’anglais alors que près de la moitié des pays africains sont francophones et que la promotion de la langue française est l’un des enjeux à l’UA. La langue n’est pas neutre, elle véhicule une vision du monde et une partie de l’élite internationale présente à Addis exprime un besoin de français. Il y a donc, pour la France, une carte à jouer.

 

Copyright : EDUARDO SOTERAS / AFP

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