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02/07/2018

Erdogan ou l'art de se maintenir au pouvoir

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Erdogan ou l'art de se maintenir au pouvoir
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

L'architecture nous dit qui nous sommes, ce que nous pensons, comment nous nous voyons et comment nous voulons être perçus par les autres. Ainsi existe-t-il une "architecture de la démocratie" parfaitement reconnaissable aux Etats-Unis à travers les résidences des Pères fondateurs, de George Washington à Thomas Jefferson : une architecture lumineuse et simple.

Il existe aussi une architecture de l'autoritarisme. Le palais présidentiel construit au-dessus d'Ankara par Recep Tayyip Erdogan en est l'illustration la plus récente. Difficile, quand on contemple ce palais, de ne voir en Erdogan qu'un leader pragmatique qui adapte son projet au fil des circonstances. Lorsque l'on construit un tel ensemble immobilier pour soi-même, on veut se donner les moyens institutionnels et politiques de s'y installer le plus longtemps possible, surtout si, venant d'un milieu modeste, on a une revanche à prendre sur la société.

Par sa démesure et son style, le palais d'Erdogan fait penser à une version néo-ottomane du palais construit par Nicolae Ceausescu à Bucarest pour lui-même. Avec une différence majeure : le palais d'Erdogan n'a pas empêché le président turc d'être réélu avec une confortable majorité dès le premier tour des élections présidentielles et d'avoir même une majorité relative au Parlement.

En 2018, les personnalités fortes et narcissiques à la Erdogan ou à la Poutine sont dans l'esprit du temps. Tous les commentateurs qui - à partir de certains sondages - ont prédit la défaite de Recep Tayyip Erdogan et de son parti, l'AKP, ont surestimé la force des opposants et sous-estimé le talent exceptionnel du président en place à gagner des élections. Ce qu'il a fait sans discontinuer depuis 1994 et sa première élection à la mairie d'Istanbul.

"Maître des horloges"

Il y a eu certes des fraudes, des pressions, des conditions inégales, mais au bout du compte, la majorité des Turcs s'est exprimée en faveur du régime en place. A l'heure où les populismes triomphent, des Etats-Unis à l'Europe, à l'heure où les nationalismes identitaires - de nature souvent religieuse - s'imposent élection après élection, comment la Turquie d'Erdogan aurait-elle pu faire exception ? N'était-elle pas au contraire à l'avant-garde de ce mouvement comme la Hongrie de Viktor Orbán ?

Le vote de la diaspora turque - très clairement en faveur du pouvoir en place - est la plus parfaite illustration de cette expression identitaire. Après des années d'humiliation, de rejet par l'Europe, les Turcs, dans leur majorité, ont choisi de voter à nouveau pour un homme qui a su utiliser leurs peurs et incarner leurs frustrations. "Maître des horloges", Erdogan a parfaitement choisi son calendrier en anticipant les élections de manière significative ; avant que l'économie ne se détériore trop, avant aussi que les bénéfices en matière de sécurité des derniers développements en Syrie ne s'estompent ou ne se retournent brutalement. Il n'y a pas eu d'attentats sérieux en Turquie depuis plus d'un an.

Erdogan a donc gagné comme l'avait fait avant lui, il y a quelques mois, son allié de circonstances, Vladimir Poutine. Il contrôle pour cinq ans au moins - la durée de son mandat présidentiel - tous les rouages du pouvoir. Il n'y a pas dans le nouveau régime présidentiel turc qui se met en place autour de Recep Tayyip Erdogan un système de "checks and balances" ("poids et contrepoids") comme cela est, pour partie au moins - où va la Cour suprême ? -, toujours le cas aux Etats-Unis. Héritier - non laïque - de Mustafa Kemal Atatürk, Erdogan être au pouvoir en 2023, lorsque la Turquie célébrera avec tout le faste qui se doit le centenaire de la naissance de la République.

La livre turque, premier opposant

S'il contrôle de facto tous les rouages du pouvoir, il fait face néanmoins à deux défis, l'un économique, l'autre géopolitique. "Le premier parti d'opposition est la livre turque", comme le disent avec humour et tristesse des économistes libéraux du pays. Si le président Erdogan entend tenir ses promesses de grands travaux d'ici à 2023, les marchés ne le suivront pas et la livre turque continuera de s'affaiblir et avec elle l'économie.

Le rapprochement diplomatique et stratégique avec la Russie de Poutine ne signifie pas que la Turquie veuille devenir comme son nouveau modèle politique, la "puissance pauvre" de l'Orient. Mais ce sera peut-être la résultante des contradictions du nouveau régime. Ambitions populistes et rationalité économique ne vont pas toujours de pair.

Le contexte géopolitique, dans sa complexité, constitue pour Erdogan un atout mais aussi un risque. Toujours membre de l'Otan, la Turquie entend mettre en avant son identité musulmane, son identité ottomane, mais avant tout le charisme de son leader, qui jusqu'à présent, a moins bien fonctionné à l'international qu'à l'intérieur. Le dilemme turc a surtout changé de nature. Il ne s'agit plus de choisir entre l'Europe et l'Orient, sinon l'Asie. L'Europe a dit non à la Turquie."Voyez dans quel état elle se trouve", dit-on aujourd'hui à Ankara. "Pourquoi rejoindrions-nous un club à la dérive ? Que l'Europe se contente de nous payer pour traiter à sa place la question des migrants."

Le jeu turc est désormais ailleurs, entre le Moyen-Orient et l'Asie. La priorité turque est de contenir les Kurdes, la priorité américaine de contenir les Perses, celle de la Russie de maintenir ses positions en Syrie. Comment concilier ces exigences et priorités qui ne sont pas fatalement en contradiction les unes avec les autres, mais qui ne sont pas facilement conciliables non plus ? Erdogan est passé maître dans l'art de rester au pouvoir. A l'international, il peine à prouver qu'il est un nouvel Atatürk.


Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 29/06).

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