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03/09/2021

Energiewende : la révolution en 20 ans ?

Energiewende : la révolution en 20 ans ?
 Patrice Geoffron
Auteur
Professeur d’Économie à Dauphine
 Jean-Paul Tran Thiet
Auteur
Expert Associé - Justice et Affaires Européennes

Engagée par l’Allemagne il y a 20 ans, l’Énergiewende (tournant énergétique) s’est principalement traduite par le choix de développer les sources d’énergie nouvelles et renouvelables (EnR) et de sortir du nucléaire. En 2011, fut notamment décidé d’arrêter définitivement l'ensemble du parc nucléaire allemand, qui représentait alors une puissance installée de 8,5 GW et 22 % de la production nationale annuelle d’électricité, en 2022 au plus tard. Si cette politique bénéficie d’un large soutien de l'opinion, des voix émergent outre-Rhin pour considérer que le mouvement est trop rapide ou, au contraire, trop lent (comme la Cour Constitutionnelle fédérale) ou que les choix retenus sont problématiques (voir notamment un récent rapport de la Cour des Comptes fédérale). Vingt ans après l’amorce de cette transition, et alors qu’a été adopté en juin 2021 un ambitieux objectif de neutralité carbone à l’horizon 2045, quel bilan peut-on en tirer ?

Pour esquisser ce point d’étape, l’Institut Montaigne a demandé à deux experts, Patrice Geoffron (professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine et directeur du Centre de Géopolitique de l'Énergie et des Matières Premières) et Jean-Paul Tran Thiet (Senior Fellow à l’Institut Montaigne sur les questions européennes et d’énergie) d’analyser les résultats, de tracer les perspectives et d’identifier les défis à venir. Dans cette série de billets, les auteurs évalueront les résultats atteints sur la menace climatique et la crédibilité des ambitions des prochaines décennies, puis examineront le financement de la transition et ses effets sur les consommateurs, avant d’étudier les autres impacts de l’Énergiewende sur l’économie allemande. Après les élections fédérales du 26 septembre, un dernier article clôturera cette série en abordant, dans une perspective européenne, les orientations retenues par la nouvelle coalition.

Si ces analyses sont nourries d’entretiens avec plusieurs experts allemands, les opinions exprimées dans ces articles sont propres à Patrice Geoffron et Jean-Paul Tran Thiet.

Des résultats qui semblent alignés avec les objectifs mais souffrent d’un léger trompe-l’œil

En 2020, l’Allemagne a atteint les objectifs fixés de réduction des émissions de gaz à effet de serre (légèrement au-delà du but des -40  % par rapport à 1990). Ce résultat pourrait conduire à un satisfecit, validant la stratégie du "tournant énergétique" (Énergiewende) amorcée au début du siècle.

Mais la réalité conduit à un constat plus alarmant. Au plan purement comptable, ce résultat est notamment le fruit de deux années exceptionnelles (2019, en raison d’un hiver particulièrement doux, et 2020, sous l’effet de la crise sanitaire), alors que l’objectif paraissait encore hors d’atteinte en 2018. 

Cette performance en "trompe-l’œil" soulève des interrogations à l’abord d’une période qui implique d’accélérer le rythme des transformations : le Bundesrat a entériné en juin 2021 un objectif de neutralité carbone en 2045 (contre 2050 auparavant visé), nécessitant une réduction de 65 % des émissions d’ici 2030 (contre -55 %), qui ne pourra être atteint en suivant la même trajectoire que durant les années 2010.

La production d’énergie a été l’un des secteurs les plus contributeurs au recul des émissions allemandes, avec une baisse de plus de 45 %. Cette performance d’ensemble est en fait séquencée en plusieurs périodes : jusqu’en 2000, le recul a été marginal (-7,5 %), ouvrant même sur une hausse entre 2000 et 2007 (+4,7 %), avant une nouvelle baisse de 20 % entre 2007 et 2018, et de près de 17 % pour la seule année 2019. 

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Source : UBA, Clean Energy Wire

L’avenir dira si la performance de 2019 était significative ou surdéterminée par des circonstances météorologiques particulières (en raison d’un hiver particulièrement clément). Les données requises pour apprécier la réalité de la tendance ne seront guère disponibles avant fin 2022, compte tenu de la persistance de la crise sanitaire. Mais observons que les calculs préliminaires d'Agora Énergiewende, à mi-2021, annoncent un rebond des émissions sur l’année, phénomène mécanique lié à la reprise économique. De sorte que la performance allemande se trouverait à un niveau de réduction d’environ 37 % par rapport à 1990, soit en-deçà de l’objectif fixé pour 2020. Selon Patrick Graichen, directeur d'Agora Énergiewende, "au cours de l'année électorale 2021, l'Allemagne enregistrera la plus forte augmentation des émissions de gaz à effet de serre depuis 1990. Cela dépasse même l'augmentation enregistrée après la crise économique de 2009/2010".

Elektrizitätwende plutôt qu’Énergiewende

Dans le domaine de l’énergie, c’est sur le secteur électrique qu’a porté la part prépondérante de l’Énergiewende. Les observateurs les mieux informés confirment que la priorité affichée, entre 1990 et 2015, était la sortie du nucléaire et que la préoccupation climatique n’a émergé que récemment.

Tout d’abord, la production brute d’électricité a stagné durant la décennie, chutes de 2019 et de 2020 mises à part.

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Source : BDEW-Énergie Wasser Leben

L’évolution des émissions électriques ne s’explique donc que très marginalement par une variation en volume, de sorte qu’il importe surtout de considérer les transformations structurelles de la production, selon les sources d’énergie primaire  :

  • De 1990 à 2000, peu de changements significatifs sont observables : la part des EnR augmente de 3 %, celle du charbon et du lignite (réunis sous la dénomination "Charbon" dans les statistiques du ministère fédéral de l’économie) baisse de 6 %, tandis que le nucléaire reste stable et le gaz progresse de 7 % à 9 %.
     
  • De 2000 à 2010 : la part des EnR fait plus que doubler (de 7 à 17 %), marquant l’amorce de l’Énergiewende, le nucléaire recule significativement (-7 %), le charbon et le lignite également (de 51 % à 41 %) et le gaz augmente de 9 % à 14 %.
     
  • De 2010 à 2015 : l’apport des renouvelables augmente encore (+12 % en cinq ans) et devient très significatif à presque 30 %. Cette progression, si elle était venue en substitution du lignite, aurait eu un effet environnemental considérable (voisin de -10 % des émissions globales). Mais, face à une baisse du nucléaire de 49 TWh, le lignite et le charbon ont progressé (respectivement de 8 et 1 TWh), évinçant même le gaz naturel (-27 TWh) dans un contexte de faible prix du CO2.
     
  • De 2015 à 2020 : la période est plus difficile à interpréter, dès lors qu’elle englobe une année 2019 atypique par son climat et la crise sanitaire. Mais des lignes de force se confirment, en dépit de ces aléas : la diminution du lignite et de la houille reprend fortement (de 42 à 24 %), marginalement compensée par le gaz (de 10 à 16 %), tandis que le recul nucléaire est accentué (de 14 à 11 %). Surtout, les EnR dépassent les 45 % (contre 30 %), avec une très notable percée de l’éolien (à l’origine de près du ¼ de la production électrique). 
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Source : BDEW-Énergie Wasser Leben

Et au-delà de l’électricité ?

Quelle que soit la force du changement dans le secteur électrique en Allemagne, il ne saurait infléchir significativement la trajectoire des émissions, dès lors que ses usages ne pèsent que pour moins de 20 % dans la consommation totale d’énergie. Certes, les transferts d’usages (véhicules électriques, pompes à chaleur, chauffage, domotique, production d’hydrogène par électrolyse, etc.) augmenteront cette proportion (y compris la dynamique des technologies de l’information), mais cette évolution structurelle prendra du temps dès lors qu’elle est notamment subordonnée à des transformations infrastructurelles (dans le domaine de la mobilité, elle est subordonnée au déploiement d’un réseau de recharges très maillé, la massification de l’hydrogène pourrait supposer des réseaux de transport dédiés, etc.). Cela conduit à rappeler que si les filières décarbonées sont désormais majoritaires dans le mix électrique, elles ne représentent que 20 % du mix énergétique (cela avant la fermeture des dernières centrales nucléaires en 2022).

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Source : BDEW-Énergie Wasser Leben  

(*) Nous avons ici préféré retenir les données de 2019, celle de 2020 étant trop distordues par la crise sanitaire pour fonder une comparaison. 

Au total, si l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) reconnaît les efforts allemands dans la transformation du parc de production électrique, elle est plus circonspecte au-delà de ce périmètre : "les transports sont la cause principale du retard dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre et l’obstacle majeur à la réalisation des objectifs climatiques allemands". "Au-delà des transports, le chauffage est responsable de 40 % des émissions de gaz à effet de serre et consomme la moitié de l’énergie… Ce secteur est fortement tributaire des combustibles fossiles (25 % de chauffage au mazout dans le secteur résidentiel du fait d’une faible taxation du mazout)". Une des difficultés pour accélérer des transferts d’usages vers une électricité en voie de décarbonation est la structure comparée des fiscalités : les prix élevés de l'électricité, dus aux prélèvements, aux redevances et aux taxes, empêchent d'utiliser davantage d'électricité dans le secteur du chauffage, en particulier dans un contexte de faible taxation des combustibles fossiles. Nous approfondirons prochainement cette question mais soulignons dès à présent que, selon l'AIE, le prix moyen de l'électricité pour les ménages allemands était, en 2019, supérieur de 68 % à celui des ménages français, de 52 % à celui des britanniques et de 156 % à celui des américains. 

À l’évidence, les vraies difficultés de l’Énergiewende restent à venir

Cela d’autant que les dernières centrales nucléaires (qui produisent encore plus de 10 % de l’électricité consommée) seront mises hors circuit en 2022. Dans le prolongement, l’indispensable décrue des usages du charbon placera le système électrique sous pression accrue, tout en représentant un défi social majeur. De surcroît, la Cour des Comptes fédérale a réitéré en mars 2021 ses critiques à l’égard de la conduite du "tournant", pointant à la fois les tensions sur la sécurité d’approvisionnement et le prix de l’électricité et rappelant (dans le prolongement de ses alertes de 2016 et 2018) que l’acceptabilité sociale de l’Énergiewende est un enjeu critique (ce qui fera l’objet de notre 3ème article).

Certes, un tableau non moins préoccupant pourrait être dressé chez la plupart des États-membres de l’UE (à l’exception peut-être des pays scandinaves), et plus encore lorsque l’ambition Fit for 55 se traduira en objectifs nationaux et sectoriels (et nous ne perdons pas de vue que le Conseil d’État et le Haut Conseil pour le Climat viennent de pointer les insuffisances de la France dans l’action climatique). Mais, eu égard à la place de l’Allemagne dans l’UE (à la fois économiquement, industriellement et géographiquement avec des interconnexions électriques et gazières multiples), les conditions de mise en œuvre de l’Énergiewende constituent un sujet d’attention de tout premier ordre pour les Européens, notamment de notre côté du Rhin.

Ce qui nous conduira, dans le prochain article de cette série, à esquisser l’exigeant "cahier des charges" auquel devra se soumettre l’Allemagne pour viser la neutralité carbone en 2045 et dès à présent pour relever les défis des prochaines décennies.

 

Copyright : David GANNON / AFP

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