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24/10/2022

En route vers la COP27 : quelle coopération Europe-Inde en matière de politique climatique ?

En route vers la COP27 : quelle coopération Europe-Inde en matière de politique climatique ?
 Joseph Dellatte
Auteur
Expert Résident - Climat, énergie et environnement

L'Inde et l'Union européenne sont confrontées à la même crise énergétique mondiale et aux conséquences géopolitiques de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Pour y répondre, elles font des choix fondamentalement divergents, en premier lieu en ce qui concerne l’importation des ressources russes. Mais ces divergences n’effacent pas leurs points communs : l’Inde comme l’UE sont toutes deux des importateurs nets de combustibles fossiles et font face aux mêmes défis. En vue de la COP27, que feront l'Europe et l’Inde pour adapter leurs plans de transition à la nouvelle donne ? De quelle manière peuvent-elles coopérer sur ce front ? Joseph Dellatte, Research Fellow climat, énergie et environnement au sein du programme Asie de l'Institut Montaigne, dresse un état des lieux et avance plusieurs recommandations. 

En complément aux plans de décarbonation adoptés par les États membres, l'Union européenne (UE) s’est récemment dotée d’un Green Deal et d’un plan de décarbonation intitulé "Ajustement à l’objectif 55" (en anglais Fit for 55). Pris ensemble, ils visent une réduction d’au moins 55 % des émissions d'ici à 2030 (année de référence 1990). Ce plan de décarbonation cible l'ensemble de l'économie européenne et comprend la taxation de l'énergie, la décarbonation de l'industrie et, surtout, la mise en place d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF).

De son côté, l'Inde s'est engagée lors de la COP26 à atteindre la neutralité carbone d'ici 2070 - un défi majeur pour le pays. En termes d’infrastructures de production d'énergies renouvelables, pour atteindre l'objectif de 2030 (accroître les capacités énergétiques non fossiles de l'Inde de 50 GigaWatts à 500 GigaWatts d'ici 2030), l'Inde doit ainsi installer au moins 10,5 MW de capacité d'énergies renouvelables par heure ouvrable au cours des neuf prochaines années, ce qui équivaut à l'installation d'un réacteur nucléaire français moyen tous les 3,5 jours…

Le mix énergétique de l'Inde repose déjà sur près de 40 % de production d'énergie propre. Pourtant, le pays dépend encore fortement du charbon (50 %), et cette dépendance ne va pas disparaître du jour au lendemain.

Le mix énergétique de l'Inde repose déjà sur près de 40 % de production d'énergie propre. Pourtant, le pays dépend encore fortement du charbon (50 %), et cette dépendance ne va pas disparaître du jour au lendemain. La dépendance indienne au charbon explique en partie le débat capital qui a eu lieu lors des discussions ayant abouti à la signature du Pacte de Glasgow pour le climat, entre les défenseurs d’une "disparition progressive" (phase out) du charbon et ceux qui lui ont préféré l’expression de "réduction progressive" (phase down). Beaucoup y ont vu une tension que l’on pourrait résumer par l’idée d’un affrontement des "pays développés contre l’Inde et la Chine". La formule a bien une signification politique, en particulier car la géopolitique est plus présente que jamais dans l'arène climatique.

S’agissant du changement climatique, l’appel à la différenciation des responsabilités reste au premier plan de tout approfondissement de la relation entre l'Europe et l’Inde.

Néanmoins, il ne fait pas de doute que la neutralité carbone est source de promesses pour l’économie indienne. Elle pourrait en effet stimuler le PIB de l'Inde par rapport à un scénario où son économie dépendrait encore des combustibles fossiles. Dans le cas de l'Inde, la nécessaire transition énergétique doit coïncider avec un maintien du développement rapide du pays - c’est là un prérequis, valable pour de nombreux autres pays. Si l'Inde parvient à entretenir sa croissance tout en décarbonant son économie, cela aura inévitablement un impact positif sur les trajectoires de transition des autres pays émergents en développement. Il est donc impératif que les pays développés comme les États membres de l’UE aident l'Inde à prouver qu'il existe un moyen viable de lutter contre le changement climatique qui n’entrave pas la poursuite du développement économique.

Convergences et divergences

En matière de climat et de transition énergétique, il existe des points de divergence évidents entre l'Europe et l'Inde. Le vieux débat entre responsabilité et différenciation, qui n'est d’ailleurs pas propre aux relations Europe-Inde, reste évidemment irrésolu. Ce débat, ancré dans le principe des "responsabilités communes mais différenciées" de l'Accord de Paris, porte sur la place des émissions passées par rapport aux efforts à fournir aujourd’hui pour le climat. Pour le résumer à grands traits, les pays développés (États-Unis, Europe, Japon) ont historiquement été les plus grands émetteurs, empiétant sur "l’espace carbone" aujourd’hui disponible pour les pays en développement. Ce débat a de beaux jours devant lui, en témoigne l'appel récemment lancé par certaines parties prenantes indiennes faisant valoir que les pays développés devraient non seulement viser la neutralité carbone d'ici à 2050, mais même aller au-delà et viser des émissions nettes négatives de carbone (c’est-à-dire retirer plus de carbone dans l’atmosphère qu’ils n’en émettent). Cet appel n’a pas été bien accueilli dans de nombreuses capitales occidentales. Dans un même ordre d’idée, les notions de justice et d'équité climatique, tout comme l’enjeu du financement des pertes et dommages seront des questions cruciales lors de la COP27. Nul doute que les débats seront houleux.

Le nouveau mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l'UE n’aura sans doute que peu d’impact sur l'Inde. Malgré cela, l’Inde a sévèrement critiqué ce mécanisme, ce aux côtés de la Chine dans les cadres BRICS et BASIC (dont les pays membres comprennent le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Inde et la Chine). Ce type de rhétorique n'est pas de bon augure pour le renforcement de la coopération climatique Europe-Inde.

Enfin, la dépendance à l'égard des importations de combustibles fossiles russes est devenue une question centrale en Europe. L'objectif aujourd’hui affiché est de cesser complètement les importations russes dès que cela semblera raisonnablement possible (en mars 2022, la Commission a esquissé les grandes lignes d'un plan tablant sur 2030 comme date butoir). De son côté, face au même contexte, l’Inde a choisi une autre voie : se saisir de cette opportunité pour acheter du pétrole russe à prix réduit.

La dépendance à l'égard des importations de combustibles fossiles russes est devenue une question centrale en Europe.

Pour répondre aux critiques qui lui sont adressées, l'Inde met en avant l’argument d’une dépendance "justifiée" et difficile à infléchir, mais aussi l’argument d’une relation spéciale avec le régime russe. Si l’Europe et l’Inde divergent dans leurs ajustements, leur dépendance commune aux importations de combustibles fossiles est un élément qui, en fin de compte, les approche. Elle favorise en réalité la possibilité d’un renforcement de leur coopération en matière de développement des énergies propres, mais aussi de partage de technologies en faveur de l'efficacité énergétique.

L'Europe et l’Inde se retrouvent aussi dans la prise de conscience croissante du changement climatique, qu’elles ont toutes deux en commun. Bien sûr, l'Inde, exposée à l’intensification du climat chaud et humide qui la caractérise, est en première ligne puisque particulièrement vulnérable à ces changements. Les sécheresses et les températures élevées qui ont frappé l’Europe au cours de l'été 2022 montrent que l'Europe n’est pas non plus exemptée.

Dans ce contexte, l'UE et l’Inde ont pour l’instant une relation relativement timide dans l'arène multilatérale de la CCNUCC. Toutefois, elles se considèrent mutuellement comme des partenaires clés en matière de politique climatique. L'Inde, la Commission européenne et les États membres de l'UE mettent d’ailleurs régulièrement l'accent sur leurs coopérations existantes, notamment à travers :

  • le partenariat pour une énergie propre et le climat, établi par l’Europe et l’Inde en 2016 ;

  • l’alliance solaire internationale, proposée conjointement par l'Inde et la France ;

  • le Leadership Group for Industry Transition ;

  • la Plateforme internationale sur la finance durable ;

  • la Coalition pour des infrastructures résilientes face aux catastrophes (Coalition for Disaster Resilience Infrastructure).

Ces nombreux cadres de coopération reflètent le fort potentiel d'une collaboration Europe-Inde accrue pour leurs politiques climatiques respectives. Ils identifient les futurs points de coopération possibles avant et après la COP27 qui s’avèrent aujourd’hui capitaux pour la lutte contre le changement climatique.

Financements climat

Lors de la COP26, le Premier ministre Modi a demandé aux pays développés de mettre à disposition 1 000 milliards de dollars en financements climat, notamment pour aider l’Inde dans sa transition énergétique et ses mesures d’adaptation au changement climatique. Cette prise de position, qui a fait beaucoup de bruit, rappelle la cruelle réalité : les financements climat restent aujourd’hui insuffisants, en particulier pour les pays en développement. Il faut s’attendre à ce que la finance climat soit un élément clé des négociations lors de la COP27, en premier lieu en ce qui concerne les mesures d’adaptation. Obtenir des financements climat, à la fois publics et privés, est essentiel pour l’Inde, et relève d’un sujet qui sera au cœur des futures relations entre l'UE et l'Inde. Mais quels en seront les fondements ?

L'augmentation significative des financements climat implique une action réglementaire et une coopération importantes, notamment au niveau des critères de référence pour le financement de la transition. La feuille de route conjointe Europe-Inde à l'horizon 2025 évoque cet enjeu. Mais quels leviers convient-il d’activer ?

Le financement public ne saurait être la seule solution face à l’étendue des besoins en financements climat. L'Inde et d'autres pays doivent attirer des financements privés. Pour ce faire, il faut des normes reconnues au niveau mondial et davantage de coopération sur la meilleure manière de flécher les investissements sur les projets les plus pertinents.

L'UE, malgré de nombreuses dissensions internes sur la question, est leader dans le développement d'une taxonomie verte. Il serait donc avantageux pour l'Inde et l'UE de coopérer sur des critères de référence pour le financement de la transition.

L'UE, malgré de nombreuses dissensions internes sur la question, est leader dans le développement d'une taxonomie verte. Il serait donc avantageux pour l'Inde et l'UE de coopérer sur des critères de référence pour le financement de la transition. L'Inde est en train de développer sa propre taxonomie verte. Le pays a fait valoir que la taxonomie verte de l'UE ne devait pas être considérée comme universelle et ne devait pas être imposée aux autres, et a plutôt appelé à un développement commun. Des discussions sur la convergence des critères de référence devraient être organisées afin d'éviter que les deux taxonomies ne soient trop éloignées l'une de l'autre et ne créent de l'incertitude pour les investisseurs avec, par exemple, un investissement labellisé "vert" en Inde qui serait qualifié de "greenwashing" dans l'UE. Un tel cas de figure doit évidemment être évité.

L'UE tente de s'assurer que les obligations vertes soient véritablement vertes et souligne le manque de transparence des critères de référence existants ou l'absence de critères de référence fiables dans des pays comme l'Inde. Cela ouvre la voie à davantage de coopération pour la surveillance, la notification et la vérification (measurement, reporting, verification, ou MRV) nationales - pour surveiller non seulement les émissions mais aussi les flux financiers afin de s'assurer qu'ils soient attribués au bon projet neutre en carbone et d’ainsi éviter des phénomènes de greenwashing. Une coopération entre l'UE et l'Inde dans ce domaine serait extrêmement avantageuse.

Décarbonation des secteurs industriels

Les deux parties souhaitent préserver ou développer leurs industries tout en travaillant à leur décarbonation. Il apparaît ainsi de plus en plus nécessaire d'adopter des approches sectorielles. À cet égard, l'hydrogène vert et l’énergie propre sont les deux secteurs stratégiques choisis par l'UE et l'Inde pour une coopération approfondie.

Dans ce domaine, la poursuite de la coopération entre les deux parties passe par le partage d'expériences. Le savoir-faire de l'UE tiré du développement de son propre parc d'énergies renouvelables et de sa stratégie en matière d'hydrogène gagnerait à être davantage partagé avec l'Inde. Il s'agit aussi de développer des technologies existantes pour décarboner un secteur industriel spécifique. Ceci soulève un point critique, relatif aux droits de propriété intellectuelle : comment l'UE et l’Inde pourraient-elles se mettre d'accord sur des réglementations qui favoriseraient les transferts de technologie ? La réponse réside probablement dans la co-innovation et le co-développement. Dans ce contexte, l'hydrogène joue un rôle central et le co-développement de normes sectorielles avec l'Europe est souhaité par l’Inde, qui cite en exemple la réussite du partenariat lancé par l'Inde et le Japon pour l'énergie propre.

Méchanismes de marché

Les mécanismes de marché restent une question sensible. Toutefois, après l'adoption à Glasgow de réglementations portant sur l'article 6 de l'Accord de Paris, les pistes de coopération entre l'UE et l’Inde sont désormais claires. L'UE bénéficie d’une grande expérience de la mise en place de systèmes d'échange de droits d'émission et cette expérience a aidé d'autres pays, comme la Chine et la Corée du Sud, à développer les leurs. L'Inde développe désormais des mécanismes de marché relatifs à l'efficacité énergétique sans contrainte carbone. Les marchés du carbone sont également de mieux en mieux considérés en Inde, tant pour leur efficacité en matière de réduction des émissions que pour leur rôle dans l’obtention des financements climat. Il y a là une claire opportunité de coopération Europe-Inde, l'UE étant l’acteur le plus avancé dans ce domaine.

La surveillance, la notification et la vérification des réductions d'émissions apparaissent comme un autre domaine de coopération prometteur. L'amélioration de la transparence est essentielle pour une collaboration avec l'UE et relève désormais de la responsabilité de chaque pays, y compris du côté indien. Ce sera le sujet d'une discussion cruciale lors de la COP27 en vue de la préparation du premier bilan mondial  de l'Accord de Paris, prévu pour avoir lieu lors de la COP28 en 2023.

L'amélioration de la transparence est essentielle pour une collaboration avec l'UE et relève désormais de la responsabilité de chaque pays

L’approfondissement de la coopération Europe-Inde en matière de politique climatique doit pouvoir s’appuyer sur un partage mutuel d'expérience dans l'utilisation des revenus d'un marché du carbone, au service des besoins indiens en financements climat. Il s'agit là d'un point évident de collaboration avec l'UE. Enfin, le lancement d’un débat sur les mécanismes de marché favoriserait une meilleure compréhension du mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières, un sujet de grande tension entre les deux juridictions.

Atténuation de la dépendance croissante à l'égard de la Chine

D'où viennent les technologies nécessaires à la transition vers la neutralité carbone ? En pratique, la Chine s'est déjà emparée de la plupart des chaînes d'approvisionnement en minéraux cruciaux nécessaires à la transition (en premier lieu pour le photovoltaïque et les batteries). Pour l'Europe, l'Inde et d'autres pays, cela crée évidemment une situation problématique de dépendance excessive vis-à-vis de la Chine, avec le risque d'un goulet d'étranglement potentiel si aucune solution alternative n'est mise en œuvre. L’Inde, notamment, risque de se retrouver coincée en tant que perpétuel acheteur d'innovations essentielles à sa transition verte et à son développement.

Les États-Unis, à travers notamment l’adoption de la loi sur la réduction de l'inflation (Inflation Reduction Act en anglais) en août 2022, prennent des mesures importantes pour juguler cette dépendance à la Chine : renforcement de la production d'énergie propre et de produits neutres en carbone, émergence d’une chaîne d'approvisionnement alternative pour les matériaux essentiels à la décarbonation. Quels enseignements l'UE et l'Inde peuvent-elles tirer de l'approche américaine ? L'UE et l'Inde peuvent-elles agir en tant que partenaires dans le développement de chaînes d'approvisionnement alternatives ?

L' alliance solaire internationale joue un rôle essentiel. Le solaire photovoltaïque occupe une place centrale dans la relation Europe-Inde. Les deux parties sont ici complémentaires : l’UE dispose des fonds et du savoir-faire, et l’Inde présente un vaste potentiel de production d’électricité photovoltaïque qui pourrait aussi contribuer à son développement économique.

Sur ce front des dépendances excessives, l’hydrogène vert est le prochain enjeu incontournable. Il s’agit d’une technologie vitale pour la transition des secteurs industriels difficiles à décarboner, et potentiellement pertinente pour le secteur des transports de demain. À nouveau, l’Europe et l’Inde présentent des complémentarités encourageantes. L'Europe dispose des technologies nécessaires mais n'est pas encore en mesure de développer des chaînes d'approvisionnement résilientes, ni d’en intensifier le développement. De son côté, l’Inde est dotée d'une importante capacité de production d'hydrogène vert. Une alliance internationale pour l'hydrogène qui réunirait l'Europe, l'Inde et d'autres partenaires devrait être soutenue. L’accord de libre-échange qui fait actuellement l’objet de négociations entre l’UE et l’Inde constitue à ce titre une opportunité évidente pour faciliter leur coopération en matière d'hydrogène.

La réponse de l'Inde à l'initiative portée par le G7 en faveur d’un club climat 

La relation Europe-Inde en matière de climat pourrait être renforcée si l'Inde endossait l'initiative portée au G7 visant à créer un club climat ambitieux. L'Inde rejoindrait-elle un club climat ouvert à la différenciation, permettant une coopération plus approfondie en matière de décarbonation des secteurs industriels critiques, mais comprenant un mécanisme de conformité à l’image d'un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ? L'Inde prendra la présidence du G20 l'année prochaine ; elle pourrait montrer la voie aux autres membres du G20 si elle choisissait d’aller dans ce sens, et ainsi contribuer à l’accélération des ambitions mondiales, aujourd’hui délicate dans l'arène multilatérale.

 

Copyright : Money SHARMA / AFP

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