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15/06/2021

Élections présidentielles en Iran : un paradoxe stratégique

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Élections présidentielles en Iran : un paradoxe stratégique
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

La prochaine élection présidentielle en République islamique d’Iran aura lieu le 18 juin. Mais, selon la plupart des observateurs, elle s’est jouée plusieurs semaines plus tôt, à savoir le 25 mai dernier.

C’est en effet à cette date que le Conseil des Gardiens - l’organe chargé de "filtrer" les candidats autorisés à se présenter - a rendu sa décision. Aucun représentant connu du camp modéré ne figure dans la liste des candidats sélectionnés par le Conseil des Gardiens. Le principal candidat conservateur, Ebrahim Raïssi, actuellement chef du pouvoir judiciaire, apparaît donc pratiquement sans rival.

Vers une inflexion du régime

Parmi les postulants éliminés, on trouve notamment le vice-président de l’actuelle administration Rouhani, Eshaq Djahanguiri. Celui-ci s’était déjà présenté en 2017 et avait à cette occasion démontré de sérieuses qualités de débatteur. Il s’était alors retiré avant le scrutin en faveur de M. Rouhani. Le seul candidat de tendance réformiste à ces élections sera donc Abdolnaser Hemmati, ancien président de la Banque centrale, technocrate sans expérience politique ; celui-ci, d’ailleurs, n’a pas bénéficié au cours de la campagne d’une forte mobilisation du camp réformiste.

On se souvient que Djavad Zarif, ministres des Affaires étrangères populaire dans certaines couches de l’opinion, avait été éliminé avant le 25 mai par un autre moyen : des fuites organisées d’un enregistrement de propos qu’il avait tenus contre les Gardiens de la Révolution ont coupé court à toute velléité de candidature de sa part.

Dans le filtrage opéré par le Conseil des Gardiens, un choix a surpris : l’exclusion d’Ali Larijani, classé parmi les conservateurs, ancien président du Majlis (l’Assemblée nationale) et proche conseiller du Guide de la Révolution, l’Ayatollah Khamenei. On peut difficilement imaginer que M. Larijani ait présenté sa candidature sans un feu vert du Guide ou au moins du cabinet de ce dernier. Le refus opposé par le Conseil des Gardiens à M. Larijani signifie donc soit que, dans les querelles internes au camp conservateur, le Guide n’a pas nécessairement le dernier mot, ou alors que lui-même, ou son entourage, a changé d’avis. 

Bien entendu, de nombreuses interprétations ont circulé dans les milieux politiques iraniens sur les raisons qui ont poussé le Conseil des Gardiens à écarter un homme qui fait partie des piliers de la République islamique. On avance par exemple que son accession à la présidence aurait donné un avantage à son frère Sadeq, lui-même membre du Conseil des Gardiens, qui de son côté ambitionne de remplacer le Guide Suprême le jour où la succession de celui-ci sera ouverte. Sadeq Larijani a officiellement protesté contre la décision du Conseil. 

Une autre explication serait qu’Ali Larijani aurait progressivement évolué vers des positions moins conservatrices. En toute hypothèse, le Guide a exprimé publiquement son souhait que les personnalités dont l’exclusion par le Conseil des Gardiens aurait eu lieu sur la base de fausses informations soient dédommagées. Il n’a pas pour autant remis en cause la décision du Conseil, comme certains l’ont espéré pendant quelques jours.

Si l’on écarte les rumeurs, plusieurs indications se dégagent de ce qui s’est passé. Il est clair d’abord que les conservateurs ont voulu ne prendre aucun risque pour s’assurer la victoire de leur champion, M. Raïssi, qui s’était déjà présenté en 2017 et avait été battu. Il est vraisemblable que la perspective d’une succession possible du Guide - qui aura 82 ans dans quelques semaines - a constitué un facteur important. Ebrahim Raïssi apparaît depuis un certain temps comme le candidat des conservateurs à la succession de l’Ayatollah Khamenei. 

Pour la première fois depuis la fondation de la République islamique, l’élection du Président se fera sans véritable compétition.

Son parcours présente aux yeux des "durs" du régime de solides garanties : il a une longue expérience de la répression, de bons contacts avec les Gardiens de la Révolution, il a dirigé l’une des principales fondations religieuses du pays, sorte de bras armé économique de la République islamique, et il a donné toute satisfaction dans son rôle de chef du pouvoir judiciaire.

On considère généralement que la présidence de la République serait pour lui une rampe de lancement vers la Guidance, comme cela avait été le cas pour l’Ayatollah Khamenei (président pendant deux mandats, de 1981 à 1989). 

Dernière leçon, la plus importante, de cet épisode : pour la première fois depuis la fondation de la République islamique, l’élection du Président se fera sans véritable compétition, sauf percée inattendue de l’un des concurrents de M. Raïssi, que rien ne laisse présager. Au sein même des conservateurs, cette situation a été critiquée. Jusqu’ici, le "filtrage" des candidatures avait permis d’offrir un choix aux électeurs, entre personnalités toutes acquises aux fondamentaux de la République islamique certes, mais représentant des tendances différentes ou des intérêts variés.

Si l’on extrapole, on peut en déduire une inflexion du régime, qui se rapproche ainsi des régimes autoritaires classiques, alors qu’un élément de pluralisme avait jusqu’ici caractérisé la République islamique. Dans cette hypothèse, la légitimité, déjà déclinante, du régime ne pourrait qu’en souffrir.

Dans l’immédiat, il fait peu de doutes que le taux de participation aux élections sera particulièrement faible. En préférant assurer la victoire de son candidat sans vraie concurrence, la caste militaro-religieuse qui gouverne le pays paraît avoir fait le choix d’assumer le déficit de légitimité du régime. Elle semble considérer que le temps est révolu où il était opportun de ménager l’opinion dans sa diversité. Cela conforte donc l’hypothèse d’une inflexion, voire d’une mutation de la République islamique 

Quel impact sur la politique extérieure ? 

On en arrive au paradoxe. Il n’est pas certain qu’une administration dirigée par M. Raïssi modifierait beaucoup la ligne de politique étrangère de l’Iran - de toute façon fixée pour l’essentiel par le Guide. 

Autant que l’on puisse en juger, il semble que les conservateurs partagent avec le camp réformiste le constat d’une situation dramatique pour l’économie et la situation sociale du pays. Le PIB se serait contracté de -12 % au cours des deux dernières années, le Covid-19 ajoutant ses effets aux pressions maximales de Donald Trump - et à la mauvaise gestion du pays. 

Une levée, ou au moins une atténuation, des sanctions américaines apparaît comme un enjeu vital pour tous les responsables iraniens, quelles que soient leurs affiliations. C’est la raison pour laquelle les négociations, certes difficiles, ont repris à Vienne sur l’accord nucléaire, assez vite après l’installation d’une nouvelle administration à Washington, sans les multiples préalables dont les porte-paroles iraniens avaient brandi la menace avant les élections présidentielles américaines. 

Il semble que les conservateurs partagent avec le camp réformiste le constat d’une situation dramatique pour l’économie et la situation sociale du pays.

Certains diplomates estiment même que les discussions avec une administration iranienne conservatrice pourraient être techniquement plus faciles, puisque contrairement à la situation prévalant depuis des années, les différents centres de pouvoir seraient cette fois alignés : guidance, administration, militaires et même fondations. Il en résulterait aussi une plus grande cohérence dans la mise en œuvre des décisions prises. D’autres observateurs vont jusqu’à dire que s’il parvient bien à la présidence, M. Raïssi aurait alors un intérêt personnel - en raison de son manque de popularité - à une amélioration réelle de la situation de son pays, donc à une normalisation des relations avec l’Occident. 

Nous éviterons sur ces sujets de faire des plans sur la comète : dans la tradition iranienne, un changement d’administration représentera aussi un changement de personnel administratif, y compris dans le corps diplomatique ; ce peut être un facteur de complication. Par ailleurs, la situation régionale continue de représenter un champ de mines. Dans tous les cas de figure, les Européens jouent actuellement à Vienne un rôle discret mais majeur d’honnêtes courtiers entre les États-Unis et l’Iran. Il est très important qu’ils se préparent à densifier leurs contacts avec l’Iran et commencent à imaginer comment tirer profit du paradoxe stratégique que l’on vient d’évoquer. 

 

 

Copyright : ATTA KENARE / AFP

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