Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
04/04/2019

"Donald Trump ne croit pas en l'OTAN, il a même cherché à la diviser"

Discussion entre Nicholas Burns et Soli Özel

 Nicholas Burns
Ancien ambassadeur des États-Unis auprès de l'OTAN
 Soli Özel
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie

Cette semaine, l'OTAN célèbre son 70ème anniversaire à Washington. Les inquiétudes à l’égard de l’avenir de cette organisation ont été intensifiées par la turbulence des relations transatlantiques, la pression de Washington sur la part du budget porté par les alliés européens ainsi que par les rumeurs selon lesquelles le président Trump aurait envisagé de retirer les Etats-Unis de l’Alliance. L'Union européenne de son côté prend des mesures visant à renforcer son "autonomie stratégique" afin d’anticiper la perte potentielle du cadre de sécurité américain.

Le président américain a le pouvoir de choisir de se retirer, mais ni le Congrès, ni l’opinion américaine n’y sont favorables. De nombreux observateurs affirment que l’agitation créée par Donald Trump, conjuguée à la détérioration des relations avec la Russie et à l'évolution de la situation en Ukraine, renforce le bien-fondé de l'OTAN. Les Européens dépensent davantage pour la défense, des bataillons prêts au combat ont été implantés dans les pays baltes et en Pologne, Washington s'est engagé à déployer des troupes américaines supplémentaires et deux nouveaux commandements ont été créés pour renforcer la sécurité des liaisons maritimes entre l'Amérique du Nord et l'Europe, ainsi que la mobilité des forces au sein du continent européen. 

Afin de discuter de l'avenir de l'Alliance, Soli Özel, Visiting Fellow spécialiste des relations internationales à l’Institut Montaigne, a rencontré à Cambridge (Massachusetts) l'ancien représentant permanent des États-Unis auprès de l'OTAN, Nicholas Burns, qui a récemment cosigné, avec l’ambassadeur Douglas Lute, un rapport intitulé NATO at Seventy: An Alliance in Crisis. Les deux auteurs font de l'absence de leadership américain la principale source des problèmes de l'OTAN. Au nom de l’avenir de l’organisation, ils identifient dix défis à relever. Il est intéressant de noter que l'un de ces défis, considéré comme nuisant au bon fonctionnement et à la cohérence de l'organisation, réside dans le nombre croissant d'Etats membres peinant à "faire respecter les valeurs démocratiques de l'OTAN".

 

SOLI ÖZEL

Monsieur l’Ambassadeur, bonjour et merci d'avoir trouvé le temps de me parler de votre récent rapport, NATO at Seventy: An Alliance in Crisis. Ce rapport, que vous avez co-signé, en tant qu’ancien ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'Alliance, avec une autre personnalité ayant exercé cette fonction, Douglas Lute, arrive à point nommé. En plus des articles de foi habituels défendant le but et l'importance de l'organisation, ce rapport comprend un certain nombre de propositions importantes. Vous êtes très critique à l'égard de l'administration Trump et la façon dont elle traite avec l'organisation. Vous faites confiance au Congrès et à l’opinion américaine. Mes questions seraient donc les suivantes : le Congrès peut-il vraiment compenser l'absence de l'exécutif ? Et combien de temps encore l’opinion américaine continuera-t-elle à soutenir l'OTAN ?

NICHOLAS BURNS

D'abord, je ne pense pas que le Congrès puisse compenser complètement l'exécutif. Dans notre système politique, rien ne saurait remplacer les paroles et les actes du président des États-Unis. Mais le Congrès a tout de même un rôle - utile - à jouer. Il est très intéressant de constater que notre président ne croit pas en l'OTAN, qu'il ne l’a pas dirigée, qu'il a même cherché à la diviser et, surtout... qu'il n'a pas tenu tête au président russe Vladimir Poutine. En 70 ans, c'est le premier président américain que l’on ne saurait qualifier de dirigeant fort de l'OTAN.

En 70 ans, Donald Trump est le premier président américain que l’on ne saurait qualifier de dirigeant fort de l'OTAN.

Le Congrès, par contre, a fait preuve d’une grande unité - du côté des Démocrates comme de celui des Républicains - en faveur de l'OTAN. Et eux, ont la possibilité de bloquer l'exécutif. Le Congrès a la capacité de s'affirmer ; c'est ce qu'il a fait pour l'OTAN. Des résolutions ont été adoptées pour soutenir l'engagement américain à l'article 5. Et ces résolutions ont été adoptées (ce, contre la volonté du président) afin de sanctionner la Russie pour son ingérence dans nos élections. 

SOLI ÖZEL

Dans votre rapport, vous évoquez également le pouvoir budgétaire du Congrès (i.e. vote de l’appropriation bill, équivalent des lois de finances). 

NICHOLAS BURNS

C'est très juste. Le Congrès a le pouvoir de voter les crédits. Il peut contester le président et tâcher de le maintenir dans son engagement à l'égard des politiques établies en faveur de l'OTAN. Soulignons une chose remarquable : les récents sondages montrent que l'opinion publique soutient fortement l'OTAN. Pourquoi cela ? Je pense que l'OTAN est considérée par une vaste majorité d’Américains (65 % selon un sondage) comme le vecteur qui nous unit à nos alliés démocratiques les plus proches. 

Deuxièmement, aux États-Unis, Vladimir Poutine est fortement perçu comme un homme qui a activement agressé notre pays. Ingérence dans nos élections, cyber-actions... L'opinion publique voit ce que la Russie a fait en Géorgie et en Ukraine ; elle voit la menace qui pèse sur les États baltes. La Russie est encore vue comme un agresseur qu'il faut contenir. L'OTAN est la seule voie pour y parvenir.

SOLI ÖZEL

Les ressources des États-Unis sont aujourd'hui plus limitées qu'elles ne l'étaient auparavant. Je n’adopte pas là une posture "décliniste". La question asiatique est beaucoup plus importante pour l'avenir que les enjeux européens qui avaient façonné l'OTAN. Comment maintenir les relations avec les alliés, comment leur donner une nouvelle impulsion pour faire face à ces nouveaux défis, ce en tant que bloc de l'Ouest ? D’ailleurs, existe-t-il, peut-on encore parler d'un "bloc de l'Ouest" ? Cela fait aussi partie du débat, n'est-ce pas ?

NICHOLAS BURNS

Il ne fait aucun doute que pendant les trente ou quarante années à venir, le plus grand des enjeux résidera dans la limitation des ambitions chinoises en Asie orientale et dans l'océan Indien. Le président Obama avait raison de dire, dès 2011, qu'il fallait rééquilibrer la situation. Cela dit, les États-Unis sont une puissance mondiale. Nous ne pouvons nous permettre de ne concentrer nos efforts que sur un dossier. Nous avons beaucoup de dossiers. Le maintien de notre engagement envers l'OTAN nous est vital. L'Europe reste notre principal partenaire commercial. Elle est le premier investisseur dans notre économie. Elle a le plus grand nombre d'alliés américains au monde. Ce n'est donc pas comme si les États-Unis ne pouvaient travailler que dans l'océan Indien et le Pacifique occidental - nous devons être actifs dans les deux régions. Je pense que pour le Congrès et l’opinion américaine, l'OTAN sera une priorité pour les 10 à 15 prochaines années.

Cela étant, nous attendons des alliés européens qu'ils assument davantage leurs responsabilités. Un exemple éloquent en la matière est l'Allemagne : son armée est faible et elle alloue seulement 1,2 % de son PIB à la défense. Il faut s’attendre à ce que les Républicains et les Démocrates exercent une pression forte à l’égard de leurs alliés européens pour que ces derniers augmentent leurs budgets de défense et que le partage des responsabilités soit plus fort. 

L'Europe reste notre principal partenaire commercial. Elle est le premier investisseur dans notre économie.

Votre dernière question est : "L’"Ouest" existe-t-il ?". Oui. L’Ouest, c'est un ensemble d'idées. De croyances démocratiques. L'Occident englobe le Japon et l'Inde. Si vous et moi avions eu cette conversation n'importe quand entre 1945 et il y a peu, nous aurions dit que Truman est le leader de l'Ouest, ou Kennedy, ou Reagan est le leader de l'Ouest. Le problème à l’heure actuelle, c’est que Trump n'est pas le leader de l'Ouest. Il rejette ce rôle.

SOLI ÖZEL

C'est un point que vous avez soulevé à plusieurs reprises dans votre rapport.

NICHOLAS BURNS

Angela Merkel est le leader de l'Ouest - temporairement. Le gouvernement d’Angela Merkel ne dépensera peut-être pas assez pour la défense. Néanmoins, pour ce qui est de la protection de valeurs fondamentales (arrêter Poutine, imposer des sanctions après la Crimée), c’est bien Angela Merkel qui a été à la manœuvre. Et elle occupera cette position jusqu'à ce qu'un président américain arrive, dise : "je crois en la démocratie et en nos valeurs" et reprenne le flambeau. 

SOLI ÖZEL

Vous dites, dans votre rapport, que "l'Occident est un mélange d'idées, de valeurs et de principes", mais vous admettez qu'il y a une certaine régression en la matière. À la fois au sein de certains pays occidentaux - et vous en citez quelques-uns, comme la Hongrie, la Pologne et la Turquie -, dont vous affirmez qu’ils rechutent dangereusement. Mais même aux États-Unis : certaines choses qui étaient tenues pour acquises, pour toujours, dans un ordre démocratique libéral, ne sont plus si certaines désormais. Vous recommandez donc que l'OTAN, qui ne peut exclure ses membres, publie un rapport annuel dépeignant l’état de la démocratie dans ses pays membres, afin de pouvoir exercer une pression morale sur ces derniers. Est-ce là une position défendable ? Ce d'autant plus que ces pays ne sont pas tous d'accord sur ce qui constitue les fondamentaux d’une démocratie ? 

NICHOLAS BURNS

Nous avons tous signé le Traité de Washington. Nous serons bientôt 30, avec la Macédoine du Nord qui nous rejoint. Le Traité de Washington est très précis. Son deuxième alinéa affirme bien que les "[Etats parties au présent Traités sont] déterminés à sauvegarder la liberté de leurs peuples, leur héritage commun et leur civilisation, fondés sur les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit". Dans le passé, nous avons fait l’expérience de la dictature des colonels en Grèce entre 1967 et 1974, des dictatures militaires turques ou encore des dictatures portugaises. Mais nous n'avions jamais connu une période où trois gouvernements d’Etats très importants deviennent autoritaires. Cette nouvelle donne affaiblit l'Alliance de l'intérieur. L'OTAN ne possède pas de procédure d'expulsion de ses membres, mais elle devrait mettre au point une façon de juger ces derniers sur une base annuelle (et lorsque je dis cela, je dis bien juger tous les membres) et selon des critères démocratiques. C'est ce que nous proposons dans le rapport. Si nous ne le faisons pas, le noyau démocratique de l'OTAN s’affaiblira. Cela est très dangereux.

Si nous ne publions pas un rapport annuel sur chacun de ses membres, le noyau démocratique de l'OTAN s’affaiblira. Cela est très dangereux. 

Néanmoins, force est de constater que cette proposition ne suscite pas un grand enthousiasme. L'ambassadeur Lute et moi-même avons interrogé plus de 60 dirigeants européens et américains. Ainsi, la plupart d'entre eux tenaient des propos qu’on peut résumer ainsi : "Vous avez raison, mais cela affaiblirait l'Alliance militairement". Ce à quoi nous répondions que "ne rien faire l'affaiblira politiquement ; nous devons faire quelque chose"

SOLI ÖZEL

Si ma mémoire est bonne, vous avez été l'un des premiers à mettre en garde contre le Brexit, à alerter l'élite britannique à ce sujet, avant que le vote n'ait lieu. Vos conseils n'ont pas été suivis. Ceux du président Obama, non plus. Nous sommes le 13 mars et il ne nous reste plus beaucoup de temps avant la fin du compte à rebours ; la Grande-Bretagne semble être dans une situation chaotique. Quelles sont les implications d'un "no deal" ou d’un "deal" sur le Brexit pour l'Alliance atlantique ?

NICHOLAS BURNS

Si nos échanges avaient eu lieu il y a 10 ans et que nous avions eu une telle conversation, nous nous serions accordés à dire que les deux démocraties les plus fortes et les plus durables en Occident sont probablement la Grande-Bretagne et les États-Unis. Toutes deux traversent désormais une crise existentielle. Les États-Unis, à cause du "trumpisme", et le Royaume-Uni, à cause du Brexit. Je vais être franc avec vous : j’estime que Theresa May a échoué. Il faudrait qu’elle démissionne et qu’un nouveau gouvernement soit constitué. Même un gouvernement d’unité nationale. C'est une crise existentielle. La Grande-Bretagne devrait prendre un temps supplémentaire et réfléchir à cette question. Peut-être que de nouvelles élections auront lieu. Ce serait une voie possible vers un second référendum - c’est ce que beaucoup réclament. J'espère pour ma part que la Grande-Bretagne restera dans l'Union européenne. 

Bien sûr, je comprends ces Brexiters qui demandent : "Comment pouvons-nous dire, à ces 52 % de citoyens qui ont voté pour quitter l’Union européenne, que nous sommes désolés mais que nous n'aimons pas leur décision ?". Mais changeons de perspective : on peut aussi bien considérer qu’en juin 2016, le peuple britannique n'était pas en mesure de saisir pleinement les implications du Brexit. Désormais, il en voit les terribles conséquences pour la prospérité et l'avenir du pays et des générations futures. Je pense donc qu'un second vote est nécessaire. 

SOLI ÖZEL

Enfin, la Russie. Dans votre rapport, vous suggérez qu'il n'y a aucun espoir pour une amélioration des relations entre les membres de l’OTAN et la Russie tant que la génération Poutine sera au pouvoir. Et vous dites jusqu’à "cette décennie et au-delà". L'Occident et la Russie n'ont-ils vraiment aucun moyen de trouver un modus operandi ? Entre le fait d’attendre que ça passe les bras croisés et une grande sévérité, n’y a-t-il pas un autre choix pour la diplomatie ? 

NICHOLAS BURNS

Des options diplomatiques existent. Nous ne devons pas tourner complètement le dos à Moscou. Ce, parce qu'il y a des problèmes comme la Syrie, l'Afghanistan, la Corée du Nord, la lutte contre le terrorisme, le trafic de stupéfiants et le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF). Il y a beaucoup de questions que nous devons aborder avec eux.

SOLI ÖZEL

Vous parlez du Traité INF, mais les États-Unis s’en sont retirés !

NICHOLAS BURNS

Oui, nous l'avons fait. Poutine a enfreint les termes de l'accord de 1987. Donc, l’agresseur, c’est Poutine. Les États-Unis ont fait une erreur tactique en se retirant les premiers. C'est bien ce que nous soutenons dans le rapport. Nous devons donc maintenir la possibilité d’un dialogue. Ankara, Paris, de Washington à Moscou. Mais pour de grandes questions comme l'avenir de l'Europe de l'Est, celui de l'OTAN, ou la question de savoir si les peuples d'Europe de l'Est doivent craindre ou non un possible "aventurisme" russe à venir, les choses sont plus délicates.

Il y a plus de 100 millions de personnes qui vivent dans les pays de l'ancien Pacte de Varsovie. Ca fait un grand nombre d’individus dont la sécurité dépend de notre capacité à contenir Poutine.

Parmi cette génération de dirigeants russes - Poutine, Lavrov et les autres -, beaucoup ont été formés en tant que dirigeants soviétiques. Ils n'accepteront jamais totalement l'indépendance de l'Estonie ou de la Lettonie. C'est ce que nous entendons par "une génération formée comme soviétique".Tant que ces individus n’auront pas quitté (littéralement) le Kremlin et avant qu’une nouvelle génération, qui n'aura pas été formée dans cette amertume inhérente à l'effondrement de l'Union soviétique, accède au pouvoir, notre politique doit continuer d’être structurée par le besoin de contenir la Russie en Europe orientale. Il y a plus de 100 millions de personnes qui vivent dans les pays de l'ancien Pacte de Varsovie. Ca fait un grand nombre d’individus dont la sécurité dépend de notre capacité à contenir Poutine. 

SOLI ÖZEL

Il me semble que l'administration Trump collabore avec certains membres de l'OTAN comme avait pu le faire le secrétaire Rumsfeld pendant la préparation de la guerre en Irak. Ce qui revient à établir une division entre l'Ancienne et la Nouvelle Europe. Pourquoi ? Qu'espèrent-ils en tirer ?

NICHOLAS BURNS

Je le reconnais, en tant qu’individu qui a assisté à cela à l’époque. C'est une question aussi passionnante que cruciale. Je ne pense pas que l'administration Trump soit en train de reproduire l’approche de travail du secrétaire Rumsfeld et de l'administration Bush. En 2003, nous considérions que les Européens de l'Est étaient plus favorables à la guerre en Irak que les Européens de l'Ouest. Par conséquent, Rumsfeld a établi cette fameuse catégorisation entre une Vieille Europe et une Nouvelle Europe. La division qu’établit Donald Trump est très différente. Il se range du côté des populistes antidémocratiques en Hongrie, en Pologne, en Italie (Salvini), en opposition aux "vrais" leaders démocratiques tels que Macron, Merkel, May et Trudeau. C'est très différent de la division de Rumsfeld ; c'est Trump qui donne l’accolade aux dirigeants antidémocratiques. Et ça, c'est vraiment contraire aux intérêts de l'OTAN. 

SOLI ÖZEL

Monsieur l’Ambassadeur, merci de m’avoir accordé ce temps et d'avoir partagé votre point de vue avec nous.

 

Copyright : BRENDAN SMIALOWSKI / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne