La crise n’est pas que sécuritaire. Elle est aussi économique, et principalement politique. Comme ailleurs dans le monde, les écarts de revenu se sont creusés au cours des deux dernières décennies. En 2011, 36 % des quelques quatre millions de Libanais résidents vivaient au-dessous du seuil de pauvreté. En l’absence d’investissements productifs de la part de l’État, l’économie ne créait chaque année qu’un sixième des emplois attendus par les entrants sur le marché du travail, provoquant l’émigration des plus qualifiés et un taux de chômage de 20 % chez les moins de 30 ans. Depuis la dévastation de la Syrie, l’arrivée de plus d’un million de réfugiés a suscité une hausse des loyers et des denrées de première nécessité en même temps qu’une dégradation, tant de l’accès aux soins et à l’éducation que du niveau des salaires des emplois peu qualifiés. Sur le plan politique, c’est peu de dire que l’État est dysfonctionnel. Depuis 1990, il accumule les pratiques inconstitutionnelles "à titre exceptionnel" et "temporaire" (en particulier dans l’organisation des élections) ; il est le théâtre de compétitions et d’accords privatifs entre ministres, entre les présidents (de la République, du Conseil des ministres et de la Chambre)… quand il n’est pas tout bonnement paralysé par l’absence d’élection présidentielle, les mois de tractations nécessaires pour former un gouvernement, ou la suspension de la vie parlementaire. Par exemple, aucun budget national n’a été adopté entre 2005 et 2017 !
Même si le terme de "résilience" souffre d’imprécision, il peut être heuristique pour analyser la nature et le fonctionnement de cette démocratie libanaise. En effet, le Service d’action extérieure de l’Union européenne ne l’utilise pas moins de 29 fois dans le document de 46 pages qu’il a produit en 2016 Vision partagée, action commune : une stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne. Ce texte programmatique précise en page 20 qu’il entend par résilience "la capacité d'États et de sociétés à se réformer, et donc à résister aux crises internes et externes et à se remettre de celles-ci", ajoutant que "tout État résilient repose sur une société résiliente, basée sur la démocratie, la confiance dans les institutions, et le développement durable". Ma réflexion sur la nature, la durabilité, la capacité à se réformer, et les obstacles au fonctionnement de la démocratie au Liban, retient ici trois thèmes, qui constituent à la fois le moteur et la problématique de la survie et de l’avenir de ce pays : celui du régime constitutionnel et de la "formule" de la gouvernance de l’État ; celui des dynamiques de la société civile dans son articulation à cet État ; et, en troisième lieu, celui des effets de l’environnement international sur la démocratie au Liban.
La démocratie de consensus, garant du pluralisme mais outil de domination
La "démocratie de consensus" adoptée par le Liban consiste en un partage du pouvoir entre blocs régionaux, linguistiques ou religieux au sein d’un même État. Elle a notamment été appliquée aux Pays-Bas, en Belgique, en Autriche et en Suisse – le Liban a souvent été qualifié de "Suisse du Proche-Orient". Plus récemment, à mesure que les États du Moyen-Orient révélaient leurs pratiques autoritaires et même dictatoriales, la formule libanaise de consensus a été présentée comme un contre-modèle pour réformer leurs systèmes politiques défaillants et réintroduire la démocratie "réelle" dans la région. C’est un point qui fait l’objet de vives controverses dans les débats actuels sur la reconstruction de la Syrie, et c’est aussi une suggestion qu’avait avancée le diplomate Ghassan Salamé lorsqu’il assistait Sérgio Vieira de Melho à Bagdad en 2003 : remplacer le système baathiste majoritaire et unanimiste, non par un partage territorial du pouvoir, mais par une démocratie de consensus à la libanaise, où le pouvoir est distribué sur la base des appartenances ethniques et religieuses individuelles à l’échelle nationale.
UNE DÉMOCRATIE PLURALISTE, PORTÉE PAR DES LIBÉRAUX
La Constitution de 1926 de la République libanaise, rédigée par des hommes politiques libanais sous l’égide du Mandat français, a posé le principe de l'autonomie des groupes confessionnels composant la société. Tant le "Pacte national", accord tacite de gouvernement entre dirigeants maronites et sunnites à l’heure de l’indépendance en 1943, que la révision constitutionnelle au sortir de la guerre civile en 1990, ont confirmé ce système politique pluraliste sur base confessionnelle.
Ce choix n’est pas le fruit d’un quelconque déterminisme géographique ou culturel, même si ce petit État de la taille de la Corse abritait depuis des siècles des communautés de même langue et de même culture matérielle, mais singulières dans leur foi et leurs pratiques religieuses. C’est celui d’une élite libérale, nourrie de cosmopolitisme méditerranéen au cours du 20ème siècle. Figure emblématique de ce système de consensus, le banquier et essayiste Michel Chiha (1881-1954) s’est fait le promoteur d’une conception plurielle de l’identité nationale : la coexistence de plus d’une quinzaine de groupes confessionnels au sein d’un État unique. Chiha a fait adopter une formule constitutionnelle libérale en adaptant la Constitution française aux exigences de ce pluralisme : parlementarisme, représentation des groupes confessionnels et large coalition gouvernementale. Pour les élites libérales qui tenaient les rênes du pays à l’indépendance, le Liban n’assure sa survie que par un partage du pouvoir entre les groupes identitaires inclus dans son territoire, assorti d’une autonomie de ces groupes dans le domaine du droit personnel, de la culture et de l’enseignement. De même que l’État doit encourager la libre entreprise et la recherche du profit, il doit respecter et refléter le consensus entre les élites des diverses confessions.
QUELLE RÉFORME POUR LA DÉMOCRATIE DE CONSENSUS ?
Près d’un siècle s’est écoulé depuis la création de l’État du Grand Liban (1920). La démocratie libanaise a connu des crises politiques, comme la "petite" guerre civile de 1958, subi les guerres israélo-arabes à répétition (1948, 1967, 1973) et l’occupation de son territoire par Israël et la Syrie. Elle a survécu à la guerre civile de 1975-1990 à la suite de laquelle elle est retournée à la formule politique de partage et d’équilibre assurant sa stabilité. Jusqu’aujourd’hui, elle a réussi à contrecarrer les tentations autoritaires d’une communauté particulière : durant longtemps, les dirigeants de la confession maronite à laquelle étaient réservés par coutume la présidence de la République, le commandement de l’armée et la direction de la Banque centrale ; depuis 1985, ceux de la confession chiite qui a organisé, au sein du Hezbollah (le "Parti de Dieu"), une mobilisation populaire sans égale, et une force armée plus puissante et mieux entraînée que l’armée régulière nationale.
Ce partage du pouvoir n’est cependant pas sans poser quelques obstacles au fonctionnement démocratique. D’abord, parce qu’il s’opère sur la base du recensement général de 1932 – il n’y en a pas eu depuis – au prix d’un écart croissant entre la distribution de la représentation politique et les tendances lourdes de la démographie. Tant l’émigration que les taux de natalité différents de groupes confessionnels ont creusé l’écart entre ce que le constitutionnaliste Antoine Messarra (1983) appelle le pays "légal" et le pays "réel". Le tabou qui pèse sur les réalités démographiques du pays nourrit des frustrations permanentes et les revendications à peine voilées de leaders qui assurent chacun représenter la confession la plus nombreuse. Le partage confessionnel a été réajusté à plusieurs occasions pour refléter les changements du rapport de forces politiques, en particulier lors de la révision constitutionnelle de 1990 qui a substitué la parité entre chrétiens et musulmans à un rapport 5/4 dans la représentation politique, et redistribué les sièges parlementaires entre les groupes confessionnels d’une même religion. Mais force est de reconnaître que les confessions restent plus ou moins bien représentées en son sein.
Cette inégalité est généralement acceptée comme un moindre mal dans la mesure où elle garantit la participation politique des groupes minoritaires, tels les Alaouites représentés en 2017 par deux députés (sur 128) alors qu’ils ne comptaient que 0,7 % des inscrits. Plus dommageable pour la démocratie est le fait qu’une fois son vote exprimé au sujet des candidats de toutes confessions concourant dans sa circonscription, un individu est représenté politiquement par les élus et les dirigeants de sa confession. Il ne peut que difficilement s’engager en politique hors du cadre de son appartenance confessionnelle dont il ne peut s’extraire juridiquement. Au-delà de leur désinvolture à l’égard des nombres et de l’emprise de la hiérarchie confessionnelle sur les individus, les opérations électorales interrogent donc la prétention démocratique du système politique libanais : d’élection en élection, les connivences entre leaders confessionnels, le découpage des circonscriptions, ainsi qu’une débauche financière n’ayant rien à envier à celle des États-Unis, assurent des résultats immanquables. Annoncée dès 1926, promise en 1990, la réforme de la Loi électorale a donné lieu à des années de calculs et de tractations entre dirigeants confessionnels. Enfin adoptée en 2017 et appliquée aux élections législatives de 2018, elle a introduit un système proportionnel complexe à l’échelle des circonscriptions locales. Une réforme pour la forme, puisqu’elle ne touchait pas aux sacro-saints quotas confessionnels en vigueur. Elle a, cette fois encore, favorisé la victoire du cartel d'élites qui en demeurent les principales bénéficiaires en leur permettant d’exercer de concert un autoritarisme diffus sur les segments confessionnels de la société, et de perpétuer leur domination au sommet des institutions de la République. Qu’on ne s’y trompe pas : factions gouvernantes et factions opposantes (y compris le Hezbollah) participent ensemble au contrôle de la société et se partagent "équitablement" les prébendes du pouvoir. Malgré l'existence du suffrage universel, le système de consensus libanais reste dans la réalité un système "censitaire", dont les populations, commente Ghassan Salamé, peuvent être au mieux considérées comme des « bénéficiaires secondaires » (1994).
Arend Lijphart (1997), le théoricien des "démocraties de consensus", a émis l’hypothèse que le Liban "a utilisé des méthodes consociatives qui ne sont pas suffisamment flexibles". Ce qui conduit à se demander si la norme constitutionnelle organisant ce consensus confessionnel ne porte pas en elle-même sa contradiction : soit elle demeure le garant de la domination d'une oligarchie en faisant rigidement obstacle au changement politique ; soit elle ouvre la voie à l'accommodement en réponse au changement social, et elle s'assouplit. Mais elle appelle alors à son propre dépérissement.
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