L’Irlande dispose également d’une scène médiatique très vibrante, d’un nombre étonnant de radios locales disséminées sur tout son territoire, et les programmes de ces radios, en anglais ou en irlandais, offrent un nombre infini de débats et discussions sur les sujets de société. L’Irlande enregistre d’ailleurs l’un des plus forts taux d’écoute radiophonique d’Europe. La population qui se déplace pour voter, aux élections ou aux référendums, est donc en général très bien informée. Elle va aux urnes en connaissance de cause, et même si l’émotion du vote reste présente, notamment lorsqu’il s’agit de sujets aussi sensibles que l’avortement, elle s’accompagne d’un niveau d’information exceptionnel.
Les résultats précis du référendum de 2018 sur l’avortement en sont une illustration supplémentaire. Le vote fût remarquablement homogène, tant sur le plan démographique, géographique ou même de genre. Jeunes et moins jeunes ont voté à une large majorité pour le oui, tout comme les régions rurales et urbaines et les hommes ou les femmes. 31 comtés sur 32 ont voté en faveur de la suppression du huitième amendement de la Constitution. Seul celui du Donegal, situé au nord-est du pays, à la frontière avec l’Irlande du Nord, a voté contre, à une courte majorité, 51,9 % contre 48,1 %. Paradoxalement, de l’autre côté de cette frontière invisible, aujourd’hui enjeu crucial des négociations sur le Brexit, l’avortement reste encore interdit.
Ce 26 mai 2018, dans la foule de Dublin, Andrew Hyland, 40 ans, laissait également éclater sa joie. Trois ans plus tôt, en 2015, il était le directeur de campagne pour le référendum sur le mariage pour tous. Son adoption par 62 % des Irlandais avait constitué un premier tournant significatif pour la société irlandaise. Mais le vote autorisant l’avortement représentait une dimension encore plus large. "C’est le signe que l’Irlande d’aujourd’hui, c’est ça, une société démocratique où hommes et femmes se font confiance, sont à égalité", expliquait-il. "Ce que les gens ont appris du référendum de 2015, pour le mariage homosexuel, c’est qu’il faut raconter des histoires. Le référendum de 2015 ne racontait pas seulement les histoires de couples gays, il racontait aussi celles d’une mère et de son fils, d’un frère et d’une sœur. Pendant cette nouvelle campagne, c’est ce qui s’est passé, on a raconté des histoires intimes, emplies d’humanité, et ça a touché". Sur l’estrade, face à une foule en liesse, Leo Varadkar, qui avait alors 39 ans, prenait la parole. "Aujourd’hui est un jour historique. Nous sommes les témoins d’une révolution tranquille qui a démarré il y a 20 ans". Lui-même représente un symbole. Leo Varadkar est le plus jeune Premier ministre de l’histoire de la République. Il est aussi ouvertement homosexuel, marié et d’origine indienne (par son père), deux autres traits inédits à la tête du gouvernement irlandais. "Le peuple a parlé, il veut une Constitution moderne pour un pays moderne", ajoutait-il. Lui-même s’était pourtant initialement opposé à la suppression du huitième amendement de la Constitution. Mais il en était ensuite devenu l’un des plus ardents défenseurs, après avoir "écouté la parole des femmes" et notamment celle de sa sœur, avait-il confié.
Au cœur de cet instant historique, ses origines indiennes ont aussi leur importance. La décision de convoquer un référendum sur la question de l’avortement a été prise après le décès tragique d’une jeune dentiste indienne. Savita Halappanavar, 31 ans, était jeune mariée et enceinte de son premier enfant. Au cours du quatrième mois, de fortes douleurs la conduisent à l’hôpital. Ce 21 octobre 2012, les médecins lui confirment qu’elle est en train de faire une fausse-couche. Pendant une semaine, avec son mari, elle les supplie de pratiquer un avortement thérapeutique. Les docteurs refusent. La loi le leur interdit. Le 28 octobre, atteinte de septicémie, Savita s’éteint dans un hôpital de Galway. Le drame, public, alors que tant d’autres sont restés cachés, a un retentissement énorme. Il a entamé une conversation sur tous les sujets, et pas seulement l’avortement, au sein de la société irlandaise et qui ne semble pas s’être arrêtée depuis. Comme si les vannes de flots d’histoires intimes s’étaient soudain ouvertes, comme si la société se libérait du joug du passé et reprenait une place de droit dans le développement du pays.
Le référendum de 2018 a été le fruit de très longues consultations, avec la constitution d’une assemblée citoyenne, formée de 99 citoyens tirés au sort, représentatifs de la société, et présidée par Mary Laffoy, juge à la Cour suprême. De novembre 2016 à avril 2017, cette assemblée a auditionné des centaines de témoins, des victimes, des familles, des médecins, des juristes, des académiques, des pro et des anti avant de finalement recommander l’abolition du huitième amendement.
Tout n’est bien sûr pas parfait, loin de là. De loin en loin, des voix populistes émergent. Comme celle, en 2018, de Peter Casey, entrepreneur, indépendant, qui se présentait comme un "raciste irlandais". Candidat à la présidence irlandaise, contre Michael D. Higgins qui se présentait pour un deuxième mandat, il pointait à 2 % dans les sondages au début de la campagne. Puis, il s’était fixé sur les "Irish Travellers", une minorité d’environ 31 000 gitans en Irlande, et, soudain, sa popularité était montée en flèche jusqu’à provoquer la surprise en le plaçant en deuxième position (avec 23 % des voix) derrière Michael D. Higgins. Ce dernier, dont la fonction essentiellement représentative joue aussi un rôle unificateur dans la société, avait pourtant été confortablement réélu avec 56 % des voix. L’émergence de Peter Casey sur la scène politique aura été de courte durée. Candidat aux élections européennes de mai 2019, il a été battu à plate couture.
L’Irlande est née d’une déchirure, d’une partition violente, il y a 100 ans. Et peut-être est-ce là aussi qu’est née son antipathie chronique pour la polarisation, les divisions. Cette histoire originelle explique peut-être même pourquoi ses deux principaux et historiques partis, le Fine Gael et le Fianna Fail, sont finalement politiquement très proches. Le fait d’être un petit pays où, comme glissait un journaliste de l’Irish Times, "tout le monde sait dans quel pub le Taoiseach va boire sa Guinness et donc où le trouver pour lui exposer un problème", joue aussi un rôle non négligeable, avec la possibilité de faire preuve de plus de souplesse pour réagir en cas de crise.
Le 17 janvier 2019, le ministre des Finances Paschal Donohoe mettait en garde contre tout risque de complaisance. L’Irlande "est profondément fortunée de ne connaître qu’une minorité de points de vue qui font écho aux pires des dangers et difficultés que nous voyons ailleurs", disait-il dans un discours. Mais le risque d’une émergence des populismes reste présent, jugeait-il en s’inquiétant des conséquences à venir du Brexit, notamment en cas de sortie de l’Union européenne sans accord. Un choc économique, qui "entraînerait une diminution du niveau de vie" des habitants, pourrait générer en Irlande une "forme de colère". "Nous ne devrions pas faire preuve de complaisance", ajoutait-il, "nous ne devrions pas penser que nous sommes immunisés contre le populisme".
Copyright : PAUL FAITH / AFP
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